1. Ombres et lumières de l'individualisme
De nos jours, cette mission s'accomplit dans une ambiance culturelle
souvent marquée par un individualisme qui est un défi pour la vie
communautaire. En examinant l'état de la Compagnie, la dernière
congrégation générale avait bien noté l'invasion de
cet individualisme, qui se manifeste dans le sacro-saint "chacun pour
soi" au détriment de la vie communautaire ou du travail en commun.
C'est cet individualisme qui explique qu'on manque fréquemment de
disponibilité apostolique, qu'un jésuite se permette de faire des
déclarations ou de poser des gestes à titre personnel sans tenir
compte de l'esprit de corps en ce "corps pour l'Esprit", et
que le zèle missionnaire s'affaiblisse parce que priorité est
donnée à l'intérêt de la personne, parfois tout
à fait justifié en soi, plutôt qu'aux exigences de la
mission du Christ.
La Compagnie ne peut subsister si elle n'est que la somme des
jésuites engagés individuellement. Cependant, si l'individualisme
porte en lui une force négative qui fait perdre le sens de l'autre, la
tradition de la Compagnie en révèle aussi des aspects positifs,
qui ont donné à la vie communautaire jésuite une empreinte
spécifique la distinguant nettement de la vie communautaire monastique
ou conventuelle.
Même si on a tort d'attribuer à la spiritualité des Exercices
Spirituels une orientation foncièrement individualiste, il reste
vrai que Maître Ignace y insiste sur le "moi", pour nous faire
prendre conscience de notre responsabilité personnelle dans le drame du
péché et de la grâce. Nous apprenons ainsi que chacun de
nous est créé par Dieu, créature unique semblable à
aucune autre, et que chacun est appelé par son nom pour devenir
serviteur de la mission de son Fils, en communion avec beaucoup d'autres qui,
eux aussi, dans le Christ, ont affirmé leur personnalité (cf. Ex.
98 et 145). Cet appel lancé au nom du Christ à prendre conscience
de son originalité personnelle, de ses capacités et de ses
limites, de ses créativités et de son histoire, a comme
conséquence dans notre vie communautaire que personne n'est
réduit à l'anonymat, comme un parmi les autres. Mais cela
implique aussi que les personnes responsables que nous sommes mettent en commun
toutes ces énergies pour "bâtir la vie communautaire, ... en
sorte que naisse une atmosphère dans laquelle la communication est
possible et où personne n'est laissé de côté ou
méprisé" (NC 325).
Ainsi, notre vie communautaire sera caractérisée par une
lutte constante contre les aspects négatifs de l'individualisme ambiant,
- tout enfermement en soi, en son travail et en ses idées ou soucis
propres - et par un effort sans cesse repris pour bâtir par la convivance
et le discernement priant un climat fraternel d'écoute et
d'échange, au service d'une communauté apostolique qui permettra
à chacun de s'ouvrir d'une manière responsable à la
mission du Christ. Une vie communautaire ne peut se développer entre des
personnes qui ne font que se chercher elles-mêmes, mais elle peut allier
l'épanouissement de la personnalité et l'appartenance à un
corps apostolique, dans la force de Celui "qui nous rassemble au nom de
son Père dans l'unité ... en vue d'une vie apostolique aux expressions
multiples" (NC 314).
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