4. Amis dans le Seigneur, membres de la Compagnie
Si dans notre vie communautaire domine le souci de devenir des serviteurs
de la mission du Christ, que peut-elle encore signifier pour les relations
entre nous? Nous
ne sommes pas des fonctionnaires ou des volontaires d'une organisation
multinationale, ni non plus des hôtes plus ou moins payants de nos
maisons. La dernière congrégation générale
écarte même le terme de compagnons de travail (CG 34, 545): pour
elle, nous sommes comme des amis dans le Seigneur.
Cette
expression, qui se trouve sous la plume de Maître Ignace, selon toute
vraisemblance, une seule fois et bien avant la fondation de la Compagnie de
Jésus, a été proposée à toutes les
communautés de la Compagnie pour savoir dans quelle mesure elles s'y
reconnaissaient.
D'après les lettres "ex officio", la réaction n'a
nullement été unanime. Des différences d'âge et de
sensibilité culturelle expliquent sans doute à la fois pourquoi
un nombre important de Jésuites partagent la pudeur de Maître
Ignace à l'égard du mot "ami", même s'il vivait
lui-même une authentique amitié avec ses compagnons, et pourquoi
tant d'autres se reconnaissent parfaitement dans les paroles de la
dernière congrégation générale constatant que des
amitiés solides avec des frères jésuites "peuvent non
seulement soutenir une vie de chasteté, mais peuvent aussi approfondir
la relation affective avec Dieu que comporte la chasteté" (CG 34,
260). Tous semblent être d'accord pour dire que la vie communautaire
suppose une fraternité exigeante. Mais on se demande comment traduire
cette exigence sans qu'une affection, voire une intimité vienne faire
obstacle au profond amour personnel de Jésus et de sa mission qui est
absolument prioritaire dans notre vie communautaire (CG 34, 537a).
Malgré
des connotations militaires et politiques qui risquaient de les faire mal
comprendre, Maître Ignace et les premiers jésuites exprimaient
leur vie communautaire au moyen de deux mots, encore en usage aujourd'hui:
"Compagnie de Jésus", "Societas Iesu". Ignace savait
apprécier la camaraderie sous les armes où il avait
découvert de véritables compagnons. C'est à
l'un d'eux qu'il se confessa avant la bataille de Pampelune. Pour lui, un
compagnon était quelqu'un sur qui il savait pouvoir compter:
"Lorsqu'il aurait faim, il attendrait de lui une aide, et lorsqu'il
tomberait, il l'aiderait à se relever", déclare Ignace
lui-même (Récit, 35). Beaucoup plus tard, les premiers
jésuites font l'expérience de devenir des compagnons de
Jésus dans l'esprit d'une "sequela Christi" dans la peine,
pour le suivre dans la gloire (Ex 95). C'est après la
délibération romaine de 1539, où les compagnons expriment
unanimement leur désir d'être "devinctos et colligatos in uno
corpore", qu'apparaît le mot "societas" pour exprimer leur
désir d'union, et en conséquence la possibilité de
s'appeler "socii Iesu". Maître Ignace lui-même souhaite
que le mot "compagnie" évoque la vision de la Storta,
où par la volonté du Père (NC 314) nous sommes unis
ensemble à la mission de son Fils (FN 2,133). Plus tard, le Père
Laynez lit dans le mot "societas" toute la richesse biblique de la
"koinonia" (FN 2,154).
Si "Compagnie" et "Societas" font fortune, il n'en est
pas de même, aux premiers siècles de notre fondation, pour les
mots "compagnon" et "socius". Pour parler de nos relations
fraternelles, les constitutions écartent toute image qui pourrait
évoquer la vie familiale. Fidèle à cette exigence
ignatienne, la dernière congrégation générale avoue
que le jésuite est devenu un homme sans famille (CG 34, 243) et qu'une
vie communautaire ne peut remplacer une femme et des enfants (CG 34, 248).
Ce n'est pas à ce niveau familial que se situent nos liens les uns
avec les autres, et la vie communautaire la plus heureuse n'évacuera pas
un sentiment de solitude que seule la familiarité avec le Seigneur peut
combler. Dans les Constitutions, Maître Ignace se contente
d'expressions qui signifient notre coresponsabilité pour la mission de
la Compagnie. Les jésuites sont "membres du corps de la
Compagnie", "personnes de la Compagnie", "ceux de la
Compagnie", ou tout simplement "nous".
Par ces
expressions plutôt sobres, Maître Ignace met la
responsabilité de l'union du corps apostolique universel et de ses
communautés locales en nos mains, car cette union est toujours à
faire et à refaire, à l'aide du don eucharistique et du pardon
sacramentel dans le Christ. Rien ne nous empêche alors de nous appeler
"frères" ou "compagnons", et même "amis".
Il suffit que ces appellations désignent pour nous, comme pour
Maître Ignace, les diverses manières d'être présents
et de nous intéresser les uns aux autres, comme médiateurs les
uns pour les autres de la présence du Seigneur (CG 34, 248), ce Seigneur
à qui nous nous sommes offerts pour grandir dans un compagnonnage
missionnaire, en union avec le Christ au "pur service" de notre
Père (Ex 135).
Redécouvrir
cette exigence ignatienne semble être un désir croissant dans la
Compagnie, si l'on en croit les réponses des lettres "ex
officio". Mais la tendance reste encore bien forte d'attendre soit
l'initiative du supérieur soit l'adhésion unanime - peu probable
- de toute la communauté, au lieu d'assumer chacun sa
responsabilité propre.
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