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Ioannes Paulus PP. II
Redemptor hominis

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  • III. L'HOMME RACHETÉ ET SA SITUATION DANS LE MONDE CONTEMPORAIN
    • 16. Progrès ou menace?
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16. Progrès ou menace?

Si donc notre temps, le temps de notre génération, ce temps qui est proche de la fin du deuxième millénaire de notre ère chrétienne, se manifeste à nos yeux comme un temps de grand progrès, il apparaît aussi comme un temps de menaces de toutes sortes pour l'homme: l'Eglise doit en parler à tous les hommes de bonne volonté et elle doit toujours dialoguer avec eux à ce sujet. La situation de l'homme dans le monde contemporain semble en effet éloignée des exigences objectives de l'ordre moral, comme des exigences de la justice et, plus encore, de celles de l'amour social. Il ne s'agit ici que de ce qui est exprimé par le premier message adressé à l'homme par le Créateur au moment où il lui confiait la terre, pour qu'il la «soumette» . Ce premier message a été confirmé, dans le mystère de la Rédemption, par le Christ Seigneur. Ceci est exprimé par le Concile Vatican II dans les très beaux chapitres de son enseignement sur la «royauté» de l'homme, c'est-à-dire sur sa vocation à participer au service royal _ au munus regale _ du Christ lui-même . Le sens fondamental de cette «royauté» et de cette «domination» de l'homme sur le monde visible, qui lui est assignée comme tâche par le Créateur lui-même, consiste dans la priorité de l'éthique sur la technique, dans le primat de la personne sur les choses, dans la supériorité de l'esprit sur la matière.

C'est pour cela qu'il faut suivre attentivement toutes les phases du progrès moderne: il faut, pour ainsi dire, faire de ce point de vue la radiographie de chacune de ses étapes. Il s'agit du développement des personnes et pas seulement de la multiplication des choses dont les personnes peuvent se servir. Il s'agit moins _ comme l'a dit un philosophe contemporain et comme l'a affirmé le Concile _ d'«avoir plus» que d'«être plus» . En effet, il existe déjà un danger réel et perceptible: tandis que progresse énormément la domination de l'homme sur le monde des choses, l'homme risque de perdre les fils conducteurs de cette domination, de voir son humanité soumise de diverses manières à ce monde et de devenir ainsi lui-même l'objet de manipulations multiformes _ pas toujours directement perceptibles _ à travers toute l'organisation de la vie communautaire, à travers le système de production, par la pression des moyens de communication sociale. L'homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l'homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive parfois à l'encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l'homme qu'ont nos contemporains. Il ne s'agit pas ici de donner seulement une réponse abstraite à la question: qui est l'homme? Mais il s'agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation. Il s'agit du sens des diverses initiatives de la vie quotidienne, et en même temps, des points de départ de nombreux programmes de civilisation, programmes politiques, économiques, sociaux, étatiques et beaucoup d'autres.

Si nous osons définir la situation de l'homme dans le monde contemporain comme éloignée des exigences objectives de l'ordre moral, éloignée des exigences de la justice et, plus encore, de l'amour social, c'est parce que cela se voit confirmé par des faits et des exemples bien connus qui ont déjà trouvé plus d'une fois leur écho dans les documents pontificaux, conciliaires, synodaux . La situation de l'homme à notre époque n'est certainement pas uniforme; elle est différenciée de multiples façons. Ces différences ont leurs causes historiques, mais elles ont aussi une forte résonance éthique. On connaît bien en effet le cadre de la civilisation de consommation qui consiste dans un certain excès des biens nécessaires à l'homme, à des sociétés entières _ et il s'agit ici des sociétés riches et très développées _, tandis que les autres sociétés, au moins de larges couches de celles-ci, souffrent de la faim et que beaucoup de personnes meurent chaque jour d'inanition et de dénutrition. Parallèlement il y a pour les uns un certain abus de la liberté, qui est lié précisément à un appétit de consommation non contrôlé par la morale, et cet abus limite par le fait même la liberté des autres, c'est-à-dire de ceux qui souffrent de déficiences importantes et sont entraînés vers des conditions de misère et d'indigence encore plus fortes.

Cet exemple universellement connu et le contraste auquel se sont référés, dans les documents de leur magistère, les Pontifes de notre siècle, plus récemment Jean XXIII et Paul VI , représentent en quelque sorte un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare .

L'ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l'économie mondiale: ils s'avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l'homme aux tensions qu'il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l'environnement géophysique, ces structures font s'étendre sans cesse les zones de misère et avec elles la détresse, la frustration et l'amertume .

Nous sommes ici en face d'un drame dont l'ampleur ne peut laisser personne indifférent. Le sujet qui, d'une part, cherche à tirer le profit maximal et celui qui, d'autre part, paye le tribut des dommages et des injures, est toujours l'homme. Le drame est encore exacerbé par le voisinage des couches sociales privilégiées et des pays de l'opulence qui accumulent les biens de manière excessive et dont la richesse devient très souvent, par son excès même, la cause de troubles divers. A cela s'ajoutent la fièvre de l'inflation et la langueur du chômage, autres symptômes de ce désordre moral que l'on remarque dans la situation mondiale et qui appelle des innovations hardies et créatrices, conformes à la dignité authentique de l'homme .

La tâche n'est pas impossible. Le principe de solidarité, au sens large, doit inspirer la recherche efficace d'institutions et de mécanismes appropriés: il s'agit aussi bien de l'ordre des échanges,où il faut se laisser guider par les lois d'une saine compétition, que de l'ordre d'une plus ample et plus immédiate redistribution des richesses et des contrôles sur celles-ci, afin que les peuples en voie de développement économique puissent non seulement satisfaire leurs besoins essentiels, mais aussi se développer progressivement et efficacement.

On n'avancera dans cette voie difficile, dans la voie des indispensables transformations des structures de la vie économique, que moyennant une véritable conversion de l'esprit, de la volonté et du coeur. La tâche requiert l'engagement résolu d'hommes et de peuples libres et solidaires. Trop souvent, on confond la liberté avec l'instinct de l'intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l'instinct de lutte et de domination, quelles que soient les couleurs idéologiques dont on le teinte. Il est bien certain que ces instincts existent et agissent, mais il n'y aura de possibilité d'économie vraiment humaine que s'ils sont assumés, orientés et maîtrisés par les forces les plus profondes qui se trouvent dans l'homme et qui déterminent la vraie culture des peuples. C'est précisément de ces sources que doit naître l'effort dans lequel s'exprimera l'authentique liberté humaine et qui sera capable d'assurer celle-ci dans le domaine économique aussi. La croissance économique, avec tout ce qui appartient seulement à son mode d'action propre et adéquat, doit être constamment planifiée et réalisée à l'intérieur d'une perspective de développement plénier et solidaire des hommes et des peuples, comme le rappelait avec force mon prédécesseur Paul VI dans Populorum progressio; sans quoi, la seule catégorie de «progrès économique» devient une catégorie supérieure qui subordonne toute l'existence humaine à ses exigences partiales, étouffe l'homme, disloque les sociétés et finit par s'enliser elle-même dans ses contradictions et ses propres excès.

Il est possible de remplir ce devoir; les faits avérés et les résultats qu'il est difficile d'énumérer ici d'une manière plus analytique en témoignent. Une chose, en tout cas, est certaine: il faut mettre, accepter et approfondir, à la base de cet effort gigantesque, le sens de la responsabilité morale que l'homme doit assumer. Encore et toujours: l'homme. Nous voici encore une fois renvoyés à la responsabilité morale, dont le sujet n'est autre que l'homme. Pour nous chrétiens, une telle responsabilité devient particulièrement évidente, lorsque nous évoquons _ et il faut toujours la rappeler _ la scène du jugement dernier, selon les paroles du Christ rapportées par l'Evangile de Matthieu .

Cette scène eschatologique doit toujours être appliquée à l'histoire de l'homme, elle doit toujours être prise comme «mesure» des actes humains, comme un schéma essentiel d'examen de conscience pour chacun et pour tous: «J'avais faim, et vous ne m'avez pas donné à manger...; j'étais nu et vous ne m'avez pas vêtu...; j'étais en prison et vous n'êtes pas venu me voir» . Ces paroles prennent davantage encore valeur d'avertissement si nous pensons que, au lieu du pain et de l'aide culturelle aux nouveaux Etats et aux nouvelles nations qui s'éveillent à la vie de l'indépendance, on offre parfois en abondance des armes modernes et des moyens de destruction, mis au service de conflits armés et de guerres qui sont moins une exigence de la défense de leurs justes droits et de leur souveraineté qu'une forme de chauvinisme, d'impérialisme, de néo-colonialisme en tout genre. Tout le monde sait bien que les zones de misère ou de faim qui existent sur notre globe auraient pu être «fertilisées» en un bref laps de temps, si les investissements phénoménaux consacrés aux armements pour servir à la guerre et à la destruction avaient été changés en investissements consacrés à la nourriture pour servir à la vie.

Peut-être cette considération demeurera-t-elle partiellement «abstraite», peut-être offrira-t-elle l'occasion, à l'une ou à l'autre «partie», de s'accuser réciproquement en oubliant chacune ses propres fautes. Peut-être provoquera-t-elle encore de nouvelles accusations contre l'Eglise. Celle-ci, cependant, ne disposant pas d'autres armes que celles de l'esprit, de la parole et de l'amour, ne peut renoncer à annoncer «la parole... à temps et à contretemps» . C'est pourquoi elle ne cesse de demander à chacune des deux parties et de demander à tous au nom de Dieu et au nom de l'homme: ne tuez pas! Ne préparez pas pour les hommes destructions et exterminations! Pensez à vos frères qui souffrent de la faim et de la misère! Respectez la dignité et la liberté de chacun!




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