IV. LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET LA DESTINATION
UNIVERSELLE DES BIENS
30.
Dans l'encyclique Rerum novarum, Léon XIII affirmait avec force, contre
le socialisme de son temps, le caractère naturel du droit à la propriété
privée, et il s'appuyait sur divers arguments . Ce droit,
fondamental pour l'autonomie et le développement de la personne, a toujours été
défendu par l'Eglise jusqu'à nos jours. L'Eglise enseigne de même que la
propriété des biens n'est pas un droit absolu mais comporte, dans sa nature
même de droit humain, ses propres limites.
Tandis qu'il
proclamait le droit à la propriété privée, le Pape affirmait avec la même
clarté que l'« usage » des biens, laissé à la liberté, est subordonné à leur
destination originelle commune de biens créés et aussi à la volonté de
Jésus-Christ, exprimée dans l'Evangile. Il écrivait en effet : « Les fortunés
de ce monde sont avertis 1 qu'ils doivent trembler devant les menaces inusitées
que Jésus profère contre les riches ; qu'enfin il viendra un jour où ils
devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils
auront fait de leur fortune» ; et, citant saint Thomas d'Aquin, il ajoutait : «
Mais si l'on demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens,
l'Eglise répond sans hésitation : A ce sujet, l'homme ne doit pas tenir les
choses extérieures pour privées, mais pour communes », car « au-dessus des
jugements de l'homme et de ses lois, il y a la loi et le jugement de
Jésus-Christ » .
Les successeurs
de Léon XIII ont repris cette double affirmation : la nécessité et donc la
licéité de la propriété privée, et aussi les limites dont elle est grevée
. Le Concile Vatican II a également proposé la doctrine
traditionnelle dans des termes qui méritent d'être cités littéralement : «
L'homme, dans l'usage qu'il fait de ses biens, ne doit jamais tenir les choses
qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder
aussi comme communes, en ce sens qu'elles puissent profiter non seulement à
lui, mais aussi aux autres ». Et un peu plus loin : « La propriété privée ou un
certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone
indispensable d'autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme
un prolongement de la liberté humaine. 2 De par sa nature même, la propriété
privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination
des biens » . J'ai repris la même doctrine d'abord dans le discours
d'ouverture de la III Conférence de l'épiscopat latino-américain à Puebla, puis
dans les encycliques Laborem exercens et, plus récemment, Sollicitudo
rei socialis .
31.
Lorsqu'on relit dans le contexte de notre temps cet enseignement sur le droit à
la propriété et la destination commune des biens, on peut se poser la question
de l'origine des biens qui soutiennent la vie de l'homme, qui satisfont à ses
besoins et qui sont l'objet de ses droits.
La première
origine de tout bien est l'acte de Dieu lui-même qui a créé la terre et l'homme,
et qui a donné la terre à l'homme pour qu'il la maîtrise par son travail et
jouisse de ses fruits (cf. Gn 1, 28-29). Dieu a donné la terre à tout le genre
humain pour qu'elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier
personne. C'est là l'origine de la destination universelle des biens de la
terre. En raison de sa fécondité même et de ses possibilités de satisfaire
les besoins de l'homme, la terre est le premier don de Dieu pour la subsistance
humaine. Or, elle ne produit pas ses fruits sans une réponse spécifique de
l'homme au don de Dieu, c'est-à-dire sans le travail. Grâce à son travail,
l'homme, utilisant son intelligence et sa liberté, parvient à la dominer et il
en fait la demeure qui lui convient. Il s'approprie ainsi une partie de la
terre, celle qu'il s'est acquise par son travail. C'est là l'origine de la
propriété individuelle. Evidemment, il a aussi la responsabilité de ne pas
empêcher que d'autres hommes disposent de leur part du don de Dieu ; au
contraire, il doit collaborer avec eux pour dominer ensemble toute la terre.
Dans
l'histoire, ces deux facteurs, le travail et la terre, se
retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se
situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la
fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le
facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte
l'aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail
humain devient un facteur toujours plus important pour la production des
richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le
travail d'un homme s'imbrique naturellement dans celui d'autres hommes. Plus
que jamais aujourd'hui, travailler, c'est travailler avec les autres et
travailler pour les autres : c'est faire quelque chose pour quelqu'un. Le
travail est d'autant plus fécond et productif que l'homme est plus capable de
connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les
besoins profonds de l'autre pour qui le travail est fourni.
32.
Mais, à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une
importance qui n'est pas inférieure à celle de la terre : c'est la propriété
de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays
industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des
ressources naturelles.
On a fait
allusion au fait que l'homme travaille avec les autres hommes, prenant
part à un « travail social » qui s'étend dans des cercles de plus en plus
larges. En règle générale, celui qui produit un objet le fait, non seulement
pour son usage personnel, mais aussi pour que d'autres puissent s'en servir
après avoir payé le juste prix, convenu d'un commun accord dans une libre
négociation. Or, la capacité de connaître en temps utile les besoins des autres
hommes et l'ensemble des facteurs de production les plus aptes à les
satisfaire, c'est précisément une autre source importante de richesse dans la
société moderne. Du reste, beaucoup de biens ne peuvent être produits de la
manière qui convient par le travail d'un seul individu, mais ils requièrent la
collaboration de nombreuses personnes au même objectif. Organiser un tel effort
de production, planifier sa durée, veiller à ce qu'il corresponde positivement
aux besoins à satisfaire en prenant les risques nécessaires, tout cela
constitue aussi une source de richesses dans la société actuelle. Ainsi devient
toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain mâtrisé
et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité
d'initiative et d'entreprise .
Il faut
considérer avec une attention favorable ce processus qui met en lumière
concrètement un enseignement sur la personne que le christianisme a constamment
affirmé. En effet, avec la terre, la principale ressource de l'homme, c'est
l'homme lui-même. C'est son intelligence qui lui fait découvrir les
capacités productives de la terre et les multiples manières dont les besoins
humains peuvent être satisfaits. C'est son travail maîtrisé, dans une
collaboration solidaire, qui permet la création de communautés de travail toujours
plus larges et sûres pour accomplir la transformation du milieu naturel et du
milieu humain lui-même. Entrent dans ce processus d'importantes vertus telles
que l'application, l'ardeur au travail, la prudence face aux risques
raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports
interpersonnels, l'énergie dans l'exécution de décisions difficiles et
douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l'entreprise et pour
faire face aux éventuels renversements de situations.
L'économie moderne de l'entreprise
comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne qui
s'exprime dans le domaine économique comme en beaucoup d'autres. En effet,
l'économie est un secteur parmi les multiples formes de l'activité humaine, et
dans ce secteur, comme en tout autre, le droit à la liberté existe, de même que
le devoir d'en faire un usage responsable. Mais il importe de noter qu'il y a
des différences caractéristiques entre ces tendances de la société moderne et
celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production
était la terre, et si, plus tard, c'était le capital, compris
comme l'ensemble des machines et des instruments de production, aujourd'hui le
facteur décisif est de plus en plus l'homme lui-même, c'est-à-dire sa
capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité
d'organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins
des autres.
33.
On ne peut toutefois omettre de dénoncer les risques et les problèmes liés à ce
type d'évolution. En effet, de nombreux hommes, et sans doute la grande
majorité, ne disposent pas aujourd'hui des moyens d'entrer, de manière efficace
et digne de l'homme, à l'intérieur d'un système d'entreprise dans lequel le
travail occupe une place réellement centrale. Ils n'ont la possibilité ni
d'acquérir les connaissances de base qui permettent d'exprimer leur créativité
et de développer leurs capacités, ni d'entrer dans le réseau de connaissances
et d'intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser
leurs qualités. En somme, s'ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement
marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire,
au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu'à restreindre le champ déjà
étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la
concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux
besoins qu'ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d'organisations
traditionnelles, alléchés par la splendeur d'une opulence inaccessible pour
eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes
du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se
trouvent dans des situations précaires qui leur font violence, sans possibilité
d'intégration. On ne reconnaît pas en fait leur dignité ni leurs capacités
humaines positives, et, parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours
de l'histoire en leur imposant certaines formes de contrôle démographique
contraires à la dignité humaine.
Beaucoup
d'autres hommes, bien qu'ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent
dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité,
alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines,
dans une situation dont la « cruauté » n'a rien à envier à celle des moments
les plus noirs de la première phase de l'industrialisation. Dans d'autres cas,
c'est encore la terre qui est l'élément central du processus économique, et
ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions
de demi-servitude . Dans ces cas, on peut parler, aujourd'hui comme
au temps de Rerum novarum, d'une exploitation inhumaine. Malgré les
changements importants survenus dans les sociétés les plus avancées, les
déficiences humaines du capitalisme sont loin d'avoir disparu, et la
conséquence en est que les choses matérielles l'emportent sur les hommes ; et
plus encore, pour les pauvres, s'est ajoutée à la pénurie de biens matériels
celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état
d'humiliante subordination.
Malheureusement,
la grande majorité des habitants du Tiers-Monde vit encore dans de telles
conditions. Il serait cependant inexact de comprendre le Tiers-Monde dans un
sens uniquement géographique. Dans certaines régions et dans certains secteurs
sociaux de ce « Monde », des processus de développement ont été mis en oeuvre,
centrés moins sur la valorisation des ressources matérielles que sur celle des
« ressources humaines ».
Il n'y a pas
très longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les
plus pauvres, qu'ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur
leurs propres forces. L'expérience de ces dernières années a montré que les
pays qui se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le
plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le
développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer. Il semble donc
que le problème essentiel soit d'obtenir un accès équitable au marché
international, fondé non sur le principe unilatéral de l'exploitation des
ressources naturelles, mais sur la valorisation des ressources humaines
.
Mais certains
aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays
développés où la transformation incessante des modes de production et des types
de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences
professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et
de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement
être marginalisés, comme le sont, en même temps qu'eux, les personnes âgées,
les jeunes incapables de bien s'insérer dans la vie sociale, ainsi que, d'une
manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu'on appelle le
Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d'être
facile.
34.
Il semble que, à l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports
internationaux, le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour
répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela
ne vaut que pour les besoins « solvables», parce que l'on dispose d'un pouvoir
d'achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d'être
payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent
être satisfaits par le marché. C'est un strict devoir de justice et de vérité
de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas
insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences.
En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des
connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs
aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources
personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la
justice qui les régissent, il y a un certain dû à l'homme parce qu'il est
homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte
inséparablement la possibilité de survivre et celle d'apporter une contribution
active au bien commun de l'humanité.
Les objectifs
énoncés par Rerum novarum pour éviter de ramener le travail de l'homme
et l'homme lui-même au rang d'une simple marchandise gardent toute leur valeur
dans le contexte du Tiers-Monde, et, dans certains cas, ils restent encore un
but à atteindre : un salaire suffisant pour faire vivre la famille, des
assurances sociales pour la vieillesse et le chômage, une réglementation
convenable des conditions de travail.
35.
Tout cela constitue un champ d'action vaste et fécond pour
l'engagement et les luttes, au nom de la justice, des syndicats et des
autres organisations de travailleurs qui défendent les droits de ces derniers
et protègent leur dignité, alors qu'ils remplissent en même temps une fonction
essentielle d'ordre culturel, en vue de les faire participer de plein droit et
honorablement à la vie de la nation et de les aider à progresser sur la voie de
leur développement.
Dans ce sens,
on peut parler à juste titre de lutte contre un système économique entendu
comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des
instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du
travail de l'homme . En luttant contre ce système, on ne peut lui
opposer, comme modèle de substitution, le système socialiste, qui se trouve
être en fait un capitalisme d'Etat, mais on peut opposer une société du
travail libre, de l'entreprise et de la participation. Elle ne s'oppose pas
au marché, mais demande qu'il soit dûment contrôlé par les forces sociales et
par l'Etat, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de
toute la société.
L'Eglise
reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement
de l'entreprise. Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les
facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains
correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n'est pas le
seul indicateur de l'état de l'entreprise. Il peut arriver que les comptes
économiques soient satisfaisants et qu'en même temps les hommes qui constituent
le patrimoine le plus précieux de l'entreprise soient humiliés et offensés dans
leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut
pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour
l'efficacité économique de l'entreprise. En effet, le but de l'entreprise n'est
pas uniquement la production du profit, mais l'existence même de l'entreprise
comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent
la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe
particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur
dans la vie de l'établissement mais il n'en est pas le seul ; il faut y ajouter
la prise en compte d'autres facteurs humains et moraux qui, à long
terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l'entreprise.
On a vu que
l'on ne peut accepter l'affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme
réel », comme on l'appelle, fait place au seul modèle capitaliste
d'organisation économique. Il faut rompre les barrières et les monopoles qui
maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les
individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de
participer au développement. Cet objectif requiert des efforts concertés et
responsables de la part de toute la communauté internationale. Il convient que
les pays les plus puissants sachent donner aux plus pauvres des possibilités
d'insertion dans la vie internationale et que les pays les plus démunis sachent
saisir ces possibilités, en consentant les efforts et les sacrifices
nécessaires, en assurant la stabilité de leur organisation politique et de leur
économie, la sûreté dans leurs perspectives d'avenir, l'augmentation du niveau
des compétences de leurs travailleurs, la formation de dirigeants d'entreprises
efficaces et conscients de leurs responsabilités.
Actuellement,
sur les efforts constructifs qui sont accomplis dans ce domaine pèse le
problème de la dette extérieure des pays les plus pauvres, problème encore en
grande partie non résolu. Le principe que les dettes doivent être payées est
assurément juste ; mais il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement
quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à
pousser à la faim et au désespoir des populations entières. On ne saurait
prétendre au paiement des dettes contractées si c'est au prix de sacrifices
insupportables. Dans ces cas, il est nécessaire — comme du reste cela est
entrain d'être partiellement fait — de trouver des modalités d'allégement, de
report ou même d'extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental
des peuples à leur subsistance et à leur progrès.
36.
Il convient maintenant d'attirer l'attention sur les problèmes spécifiques et
sur les menaces qui surgissent à l'intérieur des économies les plus avancées et
qui sont liés à leurs caractéristiques particulières. Dans les étapes
antérieures du développement, l'homme a toujours vécu sous l'emprise de la
nécessité. Ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules
structures objectives de sa constitution physique, et l'activité économique
était conçue pour les satisfaire. Il est clair qu'aujourd'hui, le problème
n'est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de
répondre à une demande de qualité : qualité des marchandises à produire
et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu
et de la vie en général.
La demande
d'une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi
légitime. Mais on ne peut que mettre l'accent sur les responsabilités nouvelles
et sur les dangers liés à cette étape de l'histoire. Dans la manière dont
surgissent les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours
une conception plus ou moins juste de l'homme et de son véritable bien. Dans
les choix de la production et de la consommation, se manifeste une culture
déterminée qui présente une conception d'ensemble de la vie. C'est là
qu'apparaît le phénomène de la consommation. Quand on définit de
nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est
nécessaire qu'on s'inspire d'une image intégrale de l'homme qui respecte toutes
les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et
instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. Au contraire, si l'on
se réfère directement à ses instincts et si l'on fait abstraction d'une façon
ou de l'autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut
entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie
objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé physique et
spirituelle. Le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des
critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les
plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux
induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité. La nécessité
et l'urgence apparaissent donc d'un vaste travail éducatif et culturel
qui comprenne l'éducation des consommateurs à un usage responsable de leur
pouvoir de choisir, la formation d'un sens aigu des responsabilités chez les
producteurs, et surtout chez les professionnels des moyens de communication
sociale, sans compter l'intervention nécessaire des pouvoirs publics.
La drogue
constitue un cas évident de consommation artificielle, préjudiciable à la santé
et à la dignité de l'homme, et, certes, difficile à contrôler. Sa diffusion est
le signe d'un grave dysfonctionnement du système social qui suppose une «
lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains. Ainsi,
les capacités d'innovation de l'économie libérale finissent par être mises en
oeuvre de manière unilatérale et inappropriée. La drogue, et de même la
pornographie et d'autres formes de consommation, exploitant la fragilité des
faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s'est produit.
Il n'est pas
mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c'est le style de vie
qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l'avoir et non vers l'être,
et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l'existence
avec une jouissance qui est à elle-même sa fin . Il est donc
nécessaire de s'employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui
déterminent les choix de consommation, d'épargne et d'investissement soient la
recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres
hommes pour une croissance commune. A ce propos, je ne puis m'en tenir à un
rappel du devoir de la charité, c'est-à-dire du devoir de donner de son «
superflu » et aussi parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du
pauvre. Je pense au fait que même le choix d'investir en un lieu plutôt que
dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu'en un autre, est
toujours un choix moral et culturel. Une fois réunies certaines
conditions nécessaires dans les domaines de l'économie et de la stabilité
politique, la décision d'investir, c'est-à-dire d'offrir à un peuple l'occasion
de mettre en valeur son travail, est conditionnée également par une attitude de
sympathie et par la confiance en la Providence qui révèlent la qualité humaine
de celui qui prend la décision.
37.
A côté du problème de la consommation, la question de l'écologie, qui
lui est étroitement connexe, inspire autant d'inquiétude. L'homme, saisi par le
désir d'avoir et de jouir plus que par celui d'être et de croître, consomme
d'une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie
même. A l'origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une
erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L'homme, qui
découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son
travail, oublie que cela s'accomplit toujours à partir du premier don originel
des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre,
en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n'avait pas une forme
et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut
développer mais qu'il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de
collaborateur de Dieu dans l'oeuvre de la création, l'homme se substitue à Dieu
et, ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que
gouvernée par lui .
En cela, on
remarque avant tout la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l'homme, plus
animé par le désir de posséder les choses que de les considérer par rapport à
la vérité, et qui ne prend pas l'attitude désintéressée, faite de gratuité et
de sens esthétique, suscitée par l'émerveillement pour l'être et pour la
splendeur qui permet de percevoir dans les choses visibles le message de Dieu
invisible qui les a créées. Dans ce domaine, l'humanité d'aujourd'hui doit
avoir conscience de ses devoirs et de ses responsabilités envers les
générations à venir.
38.
En dehors de la destruction irrationnelle du milieu naturel, il faut rappeler
ici la destruction encore plus grave du milieu humain, à laquelle on est
cependant loin d'accorder l'attention voulue. Alors que l'on se préoccupe à
juste titre, même si on est bien loin de ce qui serait nécessaire, de
sauvegarder les habitats naturels des différentes espèces animales menacées
d'extinction, parce qu'on se rend compte que chacune d'elles apporte sa
contribution particulière à l'équilibre général de la terre, on s'engage trop
peu dans la sauvegarde des conditions morales d'une « écologie humaine »
authentique. Non seulement la terre a été donnée par Dieu à l'homme qui
doit en faire usage dans le respect de l'intention primitive, bonne, dans
laquelle elle a été donnée, mais l'homme, lui aussi, est donné par Dieu à
lui-même et il doit donc respecter la structure naturelle et morale dont il a
été doté. Dans ce contexte, il faut mentionner les problèmes graves posés par
l'urbanisation moderne, la nécessité d'un urbanisme soucieux de la vie des personnes,
de même que l'attention qu'il convient de porter à une « écologie sociale » du
travail.
L'homme reçoit
de Dieu sa dignité essentielle et, avec elle, la capacité de transcender toute
organisation de la société dans le sens de la vérité et du bien. Toutefois, il
est aussi conditionné par la structure sociale dans laquelle il vit, par
l'éducation reçue et par son milieu. Ces éléments peuvent faciliter ou entraver
sa vie selon la vérité. Les décisions grâce auxquelles se constitue un milieu
humain peuvent créer des structures de péché spécifiques qui entravent le plein
épanouissement de ceux qu'elles oppriment de différentes manières. Démanteler
de telles structures et les remplacer par des formes plus authentiques de
convivialité constitue une tâche qui requiert courage et patience .
39.
La première structure fondamentale pour une « écologie humaine » est la
famille, au sein de laquelle l'homme reçoit des premières notions
déterminantes concernant la vérité et le bien, dans laquelle il apprend ce que
signifie aimer et être aimé et, par conséquent, ce que veut dire concrètement
être une personne. On pense ici à la famille fondée sur le mariage, où
le don de soi réciproque de l'homme et de la femme crée un milieu de vie dans lequel
l'enfant peut naître et épanouir ses capacités, devenir conscient de sa dignité
et se préparer à affronter son destin unique et irremplaçable. Il arrive
souvent, au contraire, que l'homme se décourage de réaliser les conditions
authentiques de la reproduction humaine, et il est amené à se considérer
lui-même et à considérer sa propre vie comme un ensemble de sensations à
expérimenter et non comme une oeuvre à accomplir. Il en résulte un manque de
liberté qui fait renoncer au devoir de se lier dans la stabilité avec une autre
personne et d'engendrer des enfants, ou bien qui amène à considérer ceux-ci
comme une de ces nombreuses « choses » que l'on peut avoir ou ne pas avoir, au
gré de ses goûts, et qui entrent en concurrence avec d'autres possibilités.
Il faut en
revenir à considérer la famille comme le sanctuaire de la vie. En effet,
elle est sacrée, elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être
convenablement accueillie et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles
elle est exposée, le lieu où elle peut se développer suivant les exigences
d'une croissance humaine authentique. Contre ce qu'on appelle la culture de la
mort, la famille constitue le lieu de la culture de la vie.
Dans ce
domaine, le génie de l'homme semble s'employer plus à limiter, à supprimer ou à
annuler les sources de la vie, en recourant même à l'avortement,
malheureusement très diffusé dans le monde, qu'à défendre et à élargir les
possibilités de la vie elle-même. Dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis,
ont été a dénoncés les campagnes systématiques contre la natalité qui, fondées
sur une conception faussée du problème démographique dans un climat de « manque
absolu de respect pour la liberté de décision des personnes intéressées », les
soumettent fréquemment « à d'intolérables pressions 3 pour les plier à cette
forme nouvelle d'oppression » . Il s'agit de politiques qui étendent
leur champ d'action avec des techniques nouvelles jusqu'à parvenir, comme dans
une « guerre chimique », à empoisonner la vie de millions d'êtres humains sans
défense.
Ces critiques
s'adressent moins à un système économique qu'à un système éthique et culturel.
En effet, l'économie n'est qu'un aspect et une dimension dans la complexité de
l'activité humaine. Si elle devient un absolu, si la production et la
consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale
et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en
chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même,
mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique
et religieuse, s'est affaibli et se réduit alors à la production des biens et
des services .
On peut résumer
tout cela en réaffirmant, une fois encore, que la liberté économique n'est
qu'un élément de la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme
est considéré plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un
sujet qui produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation
avec la personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer .
40.
L'Etat a le devoir d'assurer la défense et la protection des biens collectifs
que sont le milieu naturel et le milieu humain dont la sauvegarde ne peut être
obtenue par les seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l'ancien
capitalisme, l'Etat avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du
travail, de même, avec le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre
les biens collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l'intérieur
duquel il est possible à chacun d'atteindre légitimement ses fins personnelles.
On retrouve ici
une nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs
qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités
humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en
raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes,
les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils
aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de
produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de
la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d'une autre personne. Toutefois,
ils comportent le risque d'une « idolâtrie » du marché qui ignore l'existence
des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples
marchandises.
41.
Le marxisme a critiqué les sociétés capitalistes bourgeoises, leur reprochant
d'aliéner l'existence humaine et d'en faire une marchandise. Ce reproche se
fonde assurément sur une conception erronée et inappropriée de l'aliénation,
qui la fait dépendre uniquement de la sphère des rapports de production et de
propriété, c'est-à-dire qu'il lui attribue un fondement matérialiste et, de
plus, nie la légitimité et le caractère positif des relations du marché même
dans leur propre domaine. On en vient ainsi à affirmer que l'aliénation ne peut
être éliminée que dans une société de type collectiviste. Or, l'expérience
historique des pays socialistes a tristement fait la preuve que le
collectivisme non seulement ne supprime pas l'aliénation, mais l'augmente
plutôt, car il y ajoute la pénurie des biens nécessaires et l'inefficacité
économique.
L'expérience
historique de l'Occident, de son côté, montre que, même si l'analyse marxiste
de l'aliénation et ses fondements sont faux, l'aliénation avec la perte du sens
authentique de l'existence est également une réalité dans les sociétés
occidentales. On le constate au niveau de la consommation lorsqu'elle engage
l'homme dans un réseau de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de
l'aider à faire l'expérience authentique et concrète de sa personnalité. Elle
se retrouve aussi dans le travail, lorsqu'il est organisé de manière à ne
valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le
travailleur, par son travail, s'épanouit plus ou moins en son humanité, selon
qu'augmente l'intensité de sa participation à une véritable communauté
solidaire, ou bien que s'aggrave son isolement au sein d'un ensemble de
relations caractérisé par une compétitivité exaspérée et des exclusions
réciproques, où il n'est considéré que comme un moyen, et non comme une fin.
Il est nécessaire
de rapprocher le concept d'aliénation de la vision chrétienne des choses, pour
y déceler l'inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas
la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l'autre, l'homme se
prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d'entrer
dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour
lesquelles Dieu l'a créé. En effet, c'est par le libre don de soi que l'homme
devient authentiquement lui-même , et ce don est rendu possible
parce que la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ».
L'homme ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un
idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner
à une autre personne ou à d'autres personnes et, finalement, à Dieu qui est
l'auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don
. L'homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre
l'expérience du don de soi et de la formation d'une communauté humaine
authentique orientée vers sa fin dernière qu'est Dieu. Une société est aliénée
quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la
consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la
constitution de cette solidarité entre hommes.
Dans la société
occidentale, l'exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et
décrite par Karl Marx. Cependant, l'aliénation n'a pas été surmontée dans les
diverses formes d'exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des
autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins
particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels
et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des
autres besoins . L'homme ne peut pas être libre s'il se préoccupe
seulement ou surtout de l'avoir et de la jouissance, au point de n'être plus
capable de dominer ses instincts et ses passions, ni de les unifier ou de les
maîtriser par l'obéissance à la vérité.L'obéissance à la vérité de Dieu et
de l'homme est pour lui la condition première de la liberté et lui permet
d'ordonner ses besoins, ses désirs et les manières de les satisfaire suivant
une juste hiérarchie, de telle sorte que la possession des choses soit pour lui
un moyen de grandir. Cette croissance peut être entravée du fait de la
manipulation par les médias qui imposent, au moyen d'une insistance bien
orchestrée, des modes et des mouvements d'opinion, sans qu'il soit possible de
soumettre à une critique attentive les prémisses sur lesquelles ils sont
fondés.
42.
En revenant maintenant à la question initiale, peut-on dire que, après l'échec
du communisme, le capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est
vers lui que s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur
économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer aux pays du
Tiers-Monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur
société civile ?
La réponse est
évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système
économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du
marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans
les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur
économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus
approprié de parler d'« économie d'entreprise », ou d'« économie de marché »,
ou simplement d'« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un
système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un
contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale
et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe
est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.
La solution
marxiste a échoué, mais des phénomènes de marginalisation et d'exploitation
demeurent dans le monde, spécialement dans le Tiers-Monde, de même que des
phénomènes d'aliénation humaine, spécialement dans les pays les plus avancés,
contre lesquels la voix de l'Eglise s'élève avec fermeté. Des foules
importantes vivent encore dans des conditions de profonde misère matérielle et
morale. Certes, la chute du système communiste élimine dans de nombreux pays un
obstacle pour le traitement approprié et réaliste de ces problèmes, mais cela
ne suffit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une idéologie
radicale de type capitaliste qui refuse jusqu'à leur prise en considération,
admettant a priori que toute tentative d'y faire face directement est vouée à
l'insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement
des forces du marché.
43.
L'Eglise n'a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement
efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations
historiques, par l'effort de tous les responsables qui font face aux problèmes
concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels
imbriqués les uns avec les autres . Face à ces responsabilités,
l'Eglise présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa
doctrine sociale qui — ainsi qu'il a été dit — reconnaît le caractère positif
du marché et de l'entreprise, mais qui souligne en même temps la nécessité de
leur orientation vers le bien commun. Cette doctrine reconnaît aussi la
légitimité des efforts des travailleurs pour obtenir le plein respect de leur
dignité et une participation plus large à la vie de l'entreprise, de manière
que, tout en travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes,
ils puissent en un sens travailler « à leur compte» , en exerçant
leur intelligence et leur liberté.
Le
développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas,
mais favorise plutôt, une meilleure productivité et une meilleure efficacité du
travail lui-même, même si cela peut affaiblir les centres du pouvoir établi.
L'entreprise ne peut être considérée seulement comme une « société de capital »
; elle est en même temps une « société de personnes » dans laquelle entrent de
différentes manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent
le capital nécessaire à son activité et ceux qui y collaborent par leur
travail. Pour atteindre ces objectifs, un vaste mouvement associatif des
travailleurs est encore nécessaire, dont le but est la libération et la
promotion intégrale de la personne.
On a relu, à la
lumière des « choses nouvelles » d'aujourd'hui, le rapport entre la
propriété individuelle, ou privée, et la destination universelle des biens.
L'homme s'épanouit par son intelligence et sa liberté, et, ce faisant, il prend
comme objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie.
Le fondement du droit d'initiative et de propriété individuelle réside dans
cette nature de son action. Par son travail, l'homme se dépense non seulement
pour lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres :
chacun collabore au travail et au bien d'autrui. L'homme travaille pour
subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient,
de la nation et, en définitive, de l'humanité entière . En outre, il
collabore au travail des autres personnes qui exercent leur activité dans la
même entreprise, de même qu'au travail des fournisseurs et à la consommation
des clients, dans une chaîne de solidarité qui s'étend progressivement. La
propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel
qu'agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au
contraire, elle devient illégitime quand elle n'est pas valorisée ou quand elle
sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas
du développement d'ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt
de leur limitation, de l'exploitation illicite, de la spéculation et de la
rupture de la solidarité dans le monde du travail . Ce type de
propriété n'a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant
les hommes.
L'obligation de
gagner son pain à la sueur de son front suppose en même temps un droit. Une
société dans laquelle ce droit serait systématiquement nié, dans laquelle les
mesures de politique économique ne permettraient pas aux travailleurs
d'atteindre un niveau satisfaisant d'emploi, ne peut ni obtenir sa légitimation
éthique ni assurer la paix sociale. De même que la personne se réalise
pleinement dans le libre don de soi, de même la propriété se justifie
moralement dans la création, suivant les modalités et les rythmes appropriés,
de possibilités d'emploi et de développement humain pour tous.
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