IV. L'acte
moral
Téléologie
et téléologisme
71.
La relation entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu, qui se réalise de
façon profonde et vivante dans la conscience morale, se manifeste et se
concrétise dans les actes humains. C'est précisément par ses actes que
l'homme se perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher spontanément son
Créateur et à atteindre, en adhérant à lui librement, la pleine et bienheureuse
perfection .
Les actes
humains sont des actes moraux parce qu'ils expriment et déterminent la
bonté ou la malice de l'homme qui les accomplit . Ils ne produisent
pas seulement un changement d'état d'éléments extérieurs à l'homme, mais, en
tant que délibérément choisis, ils qualifient moralement la personne qui les
accomplit et ils en expriment la physionomie spirituelle profonde, comme
le note de façon suggestive saint Grégoire de Nysse : « Tous les êtres soumis
au devenir ne demeurent jamais identiques à eux-mêmes, mais ils passent
continuellement d'un état à un autre par un changement qui opère toujours en
bien ou en mal 1. Or, être sujet au changement, c'est naître continuellement 2.
Mais ici la naissance ne vient pas d'une intervention étrangère, comme c'est le
cas pour les êtres corporels 3. Elle est le résultat d'un choix libre et nous
sommes ainsi, en un sens, nos propres parents, nous créant
nous-mêmes tels que nous voulons être, et, par notre volonté, nous façonnant
selon le modèle que nous choisissons » .
72.
La moralité des actes est définie par la relation entre la liberté de
l'homme et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi éternelle, par la
Sagesse de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éternelle est connue
autant grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi, elle est « loi naturelle
»), que, de manière intégrale et parfaite, grâce à la révélation surnaturelle
de Dieu (elle est alors appelée « Loi divine »). L'agir est moralement bon
quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et
manifestent ainsi l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime, à
savoir Dieu lui-même : le bien suprême, dans lequel l'homme trouve son bonheur
plénier et parfait. La question initiale du dialogue entre le jeune homme et
Jésus : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16)
met immédiatement en évidence le lien essentiel entre la valeur morale d'un
acte et la fin ultime de l'homme. Dans sa réponse, Jésus corrobore la
conviction de son interlocuteur : l'accomplissement d'actes bons, exigés par
Celui qui « seul est le Bon », constitue la condition indispensable et la voie
de la béatitude éternelle : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements » (Mt 19, 17). La réponse de Jésus et la référence aux
commandements manifestent aussi que la voie qui mène à cette fin est marquée
par le respect des lois divines qui sauvegardent le bien humain. Seul l'acte
conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.
Ordonner
rationnellement l'acte humain vers le bien dans sa vérité et rechercher volontairement
ce bien, appréhendé par la raison, cela constitue la moralité. Par conséquent,
l'agir humain ne peut pas être estimé moralement bon seulement parce qu'il
convient pour atteindre tel ou tel but recherché, ou simplement parce que
l'intention du sujet est bonne . L'agir est moralement bon
lorsqu'il indique et manifeste que la personne s'ordonne volontairement à sa
fin ultime et que l'action concrète est conforme au bien humain tel qu'il est
reconnu dans sa vérité par la raison. Si l'objet de l'action concrète n'est pas
en harmonie avec le vrai bien de la personne, le choix de cette action rend
notre volonté et notre être même moralement mauvais, et il nous met donc en
contradiction avec notre fin ultime, le Bien suprême, à savoir Dieu lui-même.
73.
Par la Révélation de Dieu et par la foi, le chrétien connaît la « nouveauté »
dont est marquée la moralité de ses actes ; ceux-ci sont appelés à exprimer la
conformité ou la non-conformité avec la dignité et la vocation qui lui ont été
données par la grâce ; en Jésus Christ et dans son Esprit, le chrétien est une
« créature nouvelle », fils de Dieu, et, par ses actes, il manifeste sa
ressemblance ou sa dissemblance avec l'image du Fils qui est « l'aîné d'une
multitude de frères » (Rm 8, 29), il vit dans la fidélité ou dans l'infidélité
au don de l'Esprit, et il s'ouvre ou se ferme à la vie éternelle, à la
communion dans la vision, dans l'amour et dans la béatitude avec Dieu Père,
Fils et Esprit Saint . Le Christ « nous façonne à son image — écrit
saint Cyrille d'Alexandrie —, au point de faire briller en nous les traits
caractéristiques de sa nature divine grâce à la sanctification, à la justice et
à la rectitude d'une vie conforme à la vertu 1. Ainsi, la beauté de l'incomparable
image resplendit sur nous qui sommes dans le Christ et qui devenons des hommes
de bien par nos œuvres » .
En ce sens, la
vie morale possède un caractère « téléologique » fondamental, car elle
consiste dans l'orientation délibérée des actes humains vers Dieu, bien suprême
et fin (telos) ultime de l'homme. De nouveau, la question du jeune homme
à Jésus l'atteste : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? »
Mais cette orientation vers la fin ultime n'est pas une dimension subjective
qui dépend seulement de l'intention. Elle présuppose que des actes puissent
être ordonnés, par eux-mêmes, à cette fin, en tant qu'ils sont conformes à
l'authentique bien moral de l'homme, préservé par les commandements. C'est ce
que rappelle Jésus dans sa réponse au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la
vie, observe les commandements » (Mt 19, 17).
Ce doit être
évidemment une orientation rationnelle et libre, consciente et délibérée, en
vertu de laquelle l'homme est « responsable » de ses actes et soumis au
jugement de Dieu, juge juste et bon qui récompense le bien et châtie le mal,
comme nous le rappelle l'Apôtre Paul : « Car il nous faudra tous apparaître à
découvert devant le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive ce qu'il a
mérité, soit en bien soit en mal, pendant qu'il était dans son corps » (2 Co 5,
10).
74.
Mais de quoi la qualification morale de l'agir libre de l'homme dépend-elle ?
Par quoi cette orientation des actes humains est-elle assurée ? Par
l'intention du sujet qui agit, par les circonstances — et en particulier
par les conséquences — de son agir, ou par l'objet même de son acte ?
C'est là ce
qu'on appelle traditionnellement le problème des « sources de la moralité ».
Précisément face à ce problème, ces dernières décennies, se sont manifestées,
ou répétées, de nouvelles orientations culturelles et théologiques qui exigent
un sérieux discernement de la part du Magistère de l'Eglise.
Certaines théories
éthiques, appelées « téléologiques », se montrent attentives à la
conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les
valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une
action sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à
atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré-morales à
respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné,
selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur
pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste dans la
mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
De nombreux
moralistes catholiques qui suivent cette orientation entendent garder leurs
distances avec l'utilitarisme et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles
la moralité des actes humains serait à juger sans faire référence à la
véritable fin ultime de l'homme. A juste titre, ils se rendent compte de la
nécessité de trouver des argumentations rationnelles toujours plus cohérentes
pour justifier les exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette
recherche est légitime et nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la
loi naturelle est par définition accessible à la raison humaine. Au demeurant,
c'est une recherche qui correspond aux exigences du dialogue et de la
collaboration avec les non-catholiques et les noncroyants, particulièrement
dans les sociétés pluralistes.
75.
Mais, tout en s'efforçant d'élaborer une telle morale rationnelle — parfois
appelée à ce titre « morale autonome » —, on rencontre de fausses solutions,
liées en particulier à une compréhension inadéquate de l'objet de l'agir moral.
Certains ne prennent pas suffisamment en considération le fait que la
volonté est impliquée dans les choix concrets qu'elle opère : ces derniers
déterminent sa bonté morale et son orientation vers la fin ultime de la
personne. D'autres s'inspirent d'une conception de la liberté qui fait
abstraction des conditions effectives de son exercice, de sa référence
objective à la vérité sur le bien et de sa détermination par des choix de
comportements concrets. Ainsi, selon ces théories, la volonté libre ne serait
ni moralement soumise à des obligations déterminées, ni formée par ses choix,
bien que restant responsable de ses actes et de leurs conséquences. Ce « téléologisme
», en tant que méthode de découverte de la norme morale, peut alors — selon
des terminologies et des approches empruntées à divers courants de pensée —
recevoir le nom de « conséquentialisme » ou de « proportionnalisme ».
Le premier entend définir les critères de la justesse d'un agir déterminé à
partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l'exécution d'un choix.
Le second, qui pondère entre eux les valeurs de ces actes et les biens
poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion qu'il reconnaît entre leurs
effets bons et leurs effets mauvais, en vue du « plus grand bien » ou du «
moindre mal » réellement possibles dans une situation particulière.
Les théories
éthiques téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout en reconnaissant
que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la Révélation,
considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de
comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en toute
circonstance et dans toutes les cultures. Le sujet agissant aurait certes le
devoir d'atteindre les valeurs recherchées, mais sous un double aspect : en
effet, les valeurs ou les biens engagés dans un acte humain seraient, d'une
part d'ordre moral (au regard des valeurs proprement morales comme
l'amour de Dieu, la charité à l'égard du prochain, la justice, etc.), et
d'autre part d'ordre pré-moral, appelé non-moral, physique ou ontique
(en regard des avantages ou à des inconvénients causés à celui qui agit ou à
d'autres personnes impliquées à un moment ou à un autre, comme par exemple la
santé ou son altération, l'intégrité physique, la vie, la mort, la perte des
biens matériels, etc.). Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et
tout effet bon lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait
jugée de manière différenciée : sa « bonté » morale à partir de l'intention du
sujet rapportée aux biens moraux, et sa « rectitude », à partir de la prise en
compte des effets ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En
conséquence, les comportements concrets seraient à évaluer comme « justes » ou
« erronés », sans que pour autant il soit possible de qualifier comme
moralement « bonne » ou « mauvaise » la volonté de la personne qui les choisit.
En ce sens, un acte qui, placé en contradiction avec une norme négative
universelle, viole directement des biens considérés comme pré-moraux, pourrait
être qualifié comme moralement admissible si l'intention du sujet se
concentrait, selon une pondération « responsable » des biens impliqués dans
l'action concrète, sur la valeur morale jugée décisive dans les circonstances.
L'évaluation
des conséquences de l'action, en fonction de la proportion de l'acte avec ses
effets et de la proportion des effets les uns par rapport aux autres, ne
concernerait que l'ordre pré-moral. La spécificité morale des actes,
c'est-à-dire de leur bonté ou de leur malice, serait exclusivement déterminée
par la fidélité de la personne aux valeurs les plus hautes de la charité et de
la prudence, sans que cette fidélité soit nécessairement incompatible avec des
choix contraires à certains préceptes moraux particuliers. Même en matière
grave, ces derniers préceptes devraient être considérés comme des normes
opératives, toujours relatives et susceptibles d'exceptions.
Dans cette
perspective, consentir délibérément à certains comportements déclarés illicites
par la morale traditionnelle n'impliquerait pas une malice morale objective.
L'objet
de l'acte délibéré
76.
Ces théories peuvent acquérir une certaine force de persuasion par leur
affinité avec la mentalité scientifique, préoccupée à juste titre d'ordonner
les activités techniques et économiques en fonction du calcul des ressources et
des profits, des procédés et des effets. Elles veulent libérer des contraintes
d'une morale de l'obligation, volontariste et arbitraire, qui se révélerait
inhumaine.
De semblables
théories ne sont cependant pas fidèles à la doctrine de l'Église, puisqu'elles
croient pouvoir justifier, comme moralement bons, des choix délibérés de
comportements contraires aux commandements de la Loi divine et de la loi
naturelle. Ces théories ne peuvent se réclamer de la tradition morale
catholique : s'il est vrai que celle-ci a vu se développer une casuistique
attentive à pondérer les plus grandes possibilités de faire le bien dans
certaines situations concrètes, il n'en demeure pas moins vrai que cette façon
de voir ne concernait que les cas où la loi était douteuse et qu'elle ne
remettait donc pas en cause la validité absolue des préceptes moraux négatifs
qui obligent sans exception. Les fidèles sont tenus de reconnaître et de
respecter les préceptes moraux spécifiques déclarés et enseignés par l'Eglise
au nom de Dieu, Créateur et Seigneur . Quand l'Apôtre Paul résume
l'accomplissement de la Loi dans le précepte d'aimer son prochain comme
soi-même (cf. Rm 13, 8-10), il n'atténue pas les commandements, mais il les
confirme, puisqu'il en révèle les exigences et la gravité.L'amour de Dieu et
l'amour du prochain sont inséparables de l'observance des commandements de
l'Alliance, renouvelée dans le sang de Jésus Christ et dans le don de
l'Esprit. C'est justement l'honneur des chrétiens d'obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes (cf. Ac 4, 19 ; 5, 29) et, pour cela, d'accepter même le martyre,
comme l'ont fait des saints et des saintes de l'Ancien et du Nouveau Testament,
reconnus tels pour avoir donné leur vie plutôt que d'accomplir tel ou tel geste
particulier contraire à la foi ou à la vertu.
77.
Pour donner les critères rationnels d'une juste décision morale, les théories
mentionnées tiennent compte de l'intention et des conséquences de
l'action humaine. Il faut certes prendre en grande considération l'intention —
comme le rappelle Jésus avec une insistance particulière dans une opposition
ouverte aux scribes et aux pharisiens, qui prescrivaient minutieusement
certaines œuvres extérieures sans tenir compte du cœur (cf. Mc 7, 20-21 ; Mt
15, 19) —, et aussi les biens obtenus et les maux évités à la suite d'un acte
particulier. Il s'agit d'une exigence de responsabilité. Mais la considération
de ces conséquences — et également des intentions — n'est pas suffisante pour
évaluer la qualité morale d'un choix concret. La pondération des biens et des
maux, comme conséquences prévisibles d'une action, n'est pas une méthode
adéquate pour déterminer si le choix de ce comportement concret est, « selon
son espèce » ou « en soi-même », moralement bon ou mauvais, licite ou illicite.
Les conséquences prévisibles appartiennent aux circonstances de l'acte, qui, si
elles peuvent modifier la gravité d'un acte mauvais, ne peuvent cependant pas
en changer l'aspect moral.
Du reste,
chacun connaît la difficulté — ou mieux l'impossibilité — d'apprécier toutes
les conséquences et tous les effets bons ou mauvais — dits pré-moraux — de ses
propres actes : faire un calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment
faire alors pour établir des proportions qui dépendent d'une évaluation dont
les critères restent obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une
obligation absolue sur des calculs aussi discutables ?
78.
La moralité de l'acte humain dépend avant tout et fondamentalement de
l'objet raisonnablement choisi par la volonté délibérée, comme le montre
d'ailleurs la pénétrante analyse, toujours valable, de saint Thomas
. Pour pouvoir saisir l'objet qui spécifie moralement un acte, il
convient donc de se situer dans la perspective de la personne qui agit.
En effet, l'objet de l'acte du vouloir est un comportement librement choisi. En
tant que conforme à l'ordre de la raison, il est cause de la bonté de la
volonté, il nous perfectionne moralement et nous dispose à reconnaître notre
fin ultime dans le bien parfait, l'amour originel. Par objet d'un acte moral
déterminé, on ne peut donc entendre un processus ou un événement d'ordre
seulement physique, à évaluer selon qu'il provoque un état de choses déterminé
dans le monde extérieur. Il est la fin prochaine d'un choix délibéré qui
détermine l'acte du vouloir de la personne qui agit. En ce sens, comme
l'enseigne le [link] Catéchisme de l'Eglise
catholique, « il y a des comportements concrets qu'il est
toujours erroné de choisir parce que leur choix comporte un désordre de la
volonté, c'est-à-dire un mal moral » . « Souvent — écrit l'Aquinate
—, l'homme agit avec une intention droite, mais cela ne lui sert de rien, car la
bonne volonté lui manque ; comme si, par exemple, quelqu'un vole pour nourrir
un pauvre, son intention assurément est droite, mais il lui manque la rectitude
de la volonté, qui fait que la rectitude d'intention n'excuse jamais une
mauvaise action. " Comme certains nous accusent outrageusement de le dire,
devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien ? Ceux-là méritent leur
propre condamnation " (Rm 3, 8) » .
La raison pour
laquelle la bonne intention ne suffit pas mais pour laquelle il convient de
faire le choix juste des œuvres réside dans le fait que l'acte humain dépend de
son objet, c'est-à-dire de la possibilité ou non d'ordonner
celui-ci à Dieu, à Celui qui « seul est le Bon », et ainsi réalise la
perfection de la personne. En conséquence, l'acte est bon si son objet est
conforme au bien de la personne dans le respect des biens moralement importants
pour elle. L'éthique chrétienne, qui privilégie l'attention à l'objet moral, ne
refuse pas de considérer la « téléologie » intrinsèque de l'agir, en tant
qu'orientée vers la promotion du vrai bien de la personne, mais elle reconnaît
que ce bien n'est réellement poursuivi que si les éléments essentiels de la
nature humaine sont respectés. L'acte humain, bon selon son objet, peut être
aussi ordonné à la fin ultime. Et cet acte accède à sa perfection ultime et
décisive quand la volonté l'ordonne effectivement à Dieu par la charité. En ce
sens, le Patron des moralistes et des confesseurs enseigne : « Il ne suffit pas
de faire des œuvres bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos œuvres
soient bonnes et parfaites, il est nécessaire de les faire dans le seul but de
plaire à Dieu » .
Le « mal
intrinsèque » : il n'est pas licite de faire le mal en vue du bien (cf. Rm 3, 8)
79.
Il faut donc repousser la thèse des théories téléologiques et
proportionnalistes selon laquelle il serait impossible de qualifier comme
moralement mauvais selon son genre — son « objet » — le choix délibéré de
certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de
l'intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des
conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.
L'élément
primordial et décisif pour le jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme,
lequel décide si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui
est Dieu. Cette orientation est trouvée par la raison dans l'être même de
l'homme, entendu dans sa vérité intégrale, donc dans ses inclinations
naturelles, dans ses dynamismes et dans ses finalités qui ont toujours aussi
une dimension spirituelle : c'est exactement le contenu de la loi naturelle, et
donc l'ensemble organique des « biens pour la personne » qui se mettent au service
du « bien de la personne », du bien qui est la personne elle-même et sa
perfection. Ce sont les biens garantis par les commandements, lesquels, selon
saint Thomas, contiennent toute la loi naturelle .
80.
Or, la raison atteste qu'il peut exister des objets de l'acte humain qui se
présentent comme « ne pouvant être ordonnés » à Dieu, parce qu'ils sont en
contradiction radicale avec le bien de la personne, créée à l'image de Dieu. Ce
sont les actes qui, dans la tradition morale de l'Eglise, ont été appelés «
intrinsèquement mauvais » (intrinsece malum) : ils le sont toujours et
en eux-mêmes, c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des
intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans
aucunement nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions,
exercent sur la moralité, l'Eglise enseigne « qu'il y a des actes qui, par
eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours
gravement illicites, en raison de leur objet » . Dans le cadre du
respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample
développement au sujet de ces actes : « Tout ce qui s'oppose à la vie
elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement,
l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation
de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture
physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à
la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les
emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le
commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de
rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces
pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles
corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore
que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur »
.
Sur les actes
intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par
lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne
: « En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin
d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas
permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte
un bien (cf. Rm 3, 8), c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de
la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose
indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de
promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux » .
81.
En montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la
doctrine de l'Ecriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : « Ne
vous y trompez pas! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni
gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs
ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9-10).
Si les actes
sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances
particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer.
Ce sont des actes « irrémédiablement » mauvais ; par eux-mêmes et en eux-mêmes,
ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : « Quant aux
actes qui sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt)
— écrit saint Augustin —, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou
d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes
raisons (causis bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion
encore plus absurde, qu'ils seraient des péchés justifiés ? » .
De ce fait, les
circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte
intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte « subjectivement »
honnête ou défendable comme choix.
82.
En outre, l'intention est bonne quand elle s'oriente vers le vrai bien de la
personne en vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l'objet « ne peut être
ordonné » à Dieu et est « indigne de la personne humaine » s'opposent toujours
et dans tous les cas à ce bien. Dans ce sens, le respect des normes qui
interdisent ces actes et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire
sans aucune exception, non seulement ne limite pas la bonne intention, mais
constitue vraiment son expression fondamentale.
La doctrine de
l'objet, source de la moralité, constitue une explicitation authentique de la
morale biblique de l'Alliance et des commandements, de la charité et des
vertus. La qualité morale de l'agir humain dépend de cette fidélité aux
commandements, expression d'obéissance et d'amour. C'est pour cette raison,
nous le répétons, qu'il faut repousser comme erronée l'opinion qui considère
qu'il est impossible de qualifier moralement comme mauvais selon son genre le
choix délibéré de certains comportements ou actes déterminés, en faisant
abstraction de l'intention pour laquelle le choix est fait ou de la totalité
des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.
Sans cette détermination rationnelle de la moralité de l'agir humain, il
serait impossible d'affirmer un « ordre moral objectif » et
d'établir une quelconque norme déterminée du point de vue du contenu, qui
obligerait sans exception ; et ce au préjudice de la fraternité humaine et de
la vérité sur le bien, ainsi qu'au détriment de la communion ecclésiale.
83.
Comme on le voit, dans la question de la moralité des actes humains, et en
particulier dans celle de l'existence des actes intrinsèquement mauvais, se
focalise en un certain sens la question même de l'homme, de sa vérité
et des conséquences morales qui en découlent. En reconnaissant et en
enseignant l'existence du mal intrinsèque dans des actes humains déterminés,
l'Eglise reste fidèle à la vérité intégrale sur l'homme, et donc elle respecte
l'homme et le promeut dans sa dignité et dans sa vocation. En conséquence, elle
doit repousser les théories exposées ci-dessus qui s'inscrivent en opposition
avec cette vérité.
Cependant,
Frères dans l'épiscopat, nous ne devons pas nous contenter d'admonester les
fidèles sur les erreurs et sur les dangers de certaines théories éthiques. Il
nous faut, avant tout, faire apparaître la splendeur fascinante de cette vérité
qui est Jésus Christ lui-même. En Lui, qui est la Vérité (cf. Jn 14, 6),
l'homme peut comprendre pleinement et vivre parfaitement, par ses actes bons,
sa vocation à la liberté dans l'obéissance à la Loi divine, qui se résume dans
le commandement de l'amour de Dieu et du prochain. Cela se réalise par le don
de l'Esprit Saint, Esprit de vérité, de liberté et d'amour : en Lui, il nous
est donné d'intérioriser la Loi, de la percevoir et de la vivre comme le
dynamisme de la vraie liberté personnelle : cette Loi est « la Loi parfaite de
la liberté » (Jc 1, 25).
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