CHAPITRE III - «POUR QUE NE SOIT PAS RÉDUITE À
NÉANT LA CROIX DE CHRIST» (1 Co 1, 17) - Le bien moral pour la vie de
l'Eglise et du monde
« C'est
pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés » (Ga 5, 1)
84.
Le problème fondamental que les théories morales évoquées plus haut
posent avec une particulière insistance est celui du rapport entre la liberté de
l'homme et la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème du rapport
entre la liberté et la vérité.
Selon la foi
chrétienne et la doctrine de l'Eglise, « seule la liberté qui se soumet à la
Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est
d'être dans la Vérité et de faire la Vérité » .
La
confrontation de la position de l'Eglise avec la situation sociale et
culturelle actuelle met immédiatement en évidence l'urgence qu'il y a, pour
l'Eglise elle-même, de mener un intense travail pastoral précisément
sur cette question fondamentale : « Ce lien essentiel entre
vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ;
aussi, amener l'homme à le redécouvrir est aujourd'hui une des exigences
propres de la mission de l'Eglise, pour le salut du monde. La question de
Pilate " qu'est-ce que la vérité ? ", jaillit aujourd'hui aussi de la
perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus qui il est, d'où il vient
et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute effrayante de la
personne humaine dans des situations d'autodestruction progressive. A vouloir
écouter certaines voix, il semblerait que l'on ne doive plus reconnaître le
caractère absolu et indestructible d'aucune valeur morale. Tous ont sous les
yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la violation
permanente de droits fondamentaux de la personne ; l'injuste destruction des
biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque
chose de plus grave : l'homme n'est plus convaincu que c'est seulement dans la
vérité qu'il peut trouver le salut. La force salvifique du vrai est contestée
et l'on confie à la seule liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de
décider de manière autonome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce
relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque de confiance dans
la sagesse de Dieu qui guide l'homme par la loi morale. A ce que la loi morale
prescrit, on oppose ce que l'on appelle des situations concrètes, en ne croyant
plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l'unique vrai bien de
l'homme » .
85.
Le travail de discernement par l'Eglise de ces théories éthiques ne se limite
pas à les dénoncer ou à les réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir
avec beaucoup d'amour tous les fidèles pour la formation d'une conscience
morale qui porte des jugements et conduit à des décisions selon la vérité,
ainsi qu'y exhorte l'Apôtre Paul : « Ne vous modelez pas sur le monde présent,
mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse
discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est
parfait » (Rm 12, 2). Cette tâche de l'Eglise s'appuie — et c'est là son «
secret » constitutif — non seulement sur les énoncés doctrinaux et les appels
pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le
Seigneur Jésus. Comme le jeune homme de l'Evangile, l'Eglise tourne chaque
jour son regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente
que la réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en
lui.
En particulier,
c'est en Jésus crucifié qu'elle trouve la réponse à la question qui
tourmente tant d'hommes aujourd'hui : comment l'obéissance aux normes morales
universelles et immuables peut-elle respecter le caractère unique et
irremplaçable de la personne, et ne pas attenter à sa liberté et à sa dignité ?
L'Eglise fait sienne la conscience que l'Apôtre Paul avait de sa mission : « Le
Christ... m'a envoyé... annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du
langage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ... Nous
proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les
païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ,
puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 17.23-24). Le Christ
crucifié révèle le sens authentique de la liberté, il le vit en plénitude par
le don total de lui-même et il appelle ses disciples à participer à sa liberté
même.
86.
La réflexion rationnelle et l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui
affecte la liberté de l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle
n'a pas sa source absolue et inconditionnée en elle-même, mais dans l'existence
dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites
et des possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don,
qu'il faut accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière
responsable. Elle est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité
de la personne : en elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le
Créateur appelle l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation
du Christ, il l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie
divine elle-même. La liberté est possession inaliénable de soi en même temps
qu'ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la
connaissance et l'amour de l'autre . Elle s'enracine donc dans la
vérité de l'homme et elle a pour fin la communion.
La raison et
l'expérience ne disent pas seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais
aussi son drame. L'homme découvre que sa liberté est mystérieusement portée à
trahir son ouverture au Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en
réalité, choisir des biens finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses
erreurs et dans ses choix négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte
radicale qui le porte à refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe
absolu de soi : « Vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). La liberté a donc
besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il « nous a libérés
pour que nous restions libres » (Ga 5, 1).
87.
Le Christ nous révèle avant tout que la condition de la liberté authentique est
de reconnaître la vérité honnêtement et avec ouverture d'esprit : « Vous
connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32) .
C'est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la force du
martyre. Il en est ainsi pour Jésus devant Pilate : « Je ne suis né, et je ne
suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37).
De même, les vrais adorateurs de Dieu doivent l'adorer « en esprit et en vérité
» (Jn 4, 23) : ils deviennent libres par cette adoration. En Jésus
Christ, l'attachement à la vérité et l'adoration de Dieu se présentent comme
les racines les plus intimes de la liberté.
En outre, Jésus
révèle, par sa vie même et non seulement par ses paroles, que la liberté
s'accomplit dans l'amour, c'est-à-dire dans le don de soi. Lui
qui dit : « Nul n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis
» (Jn 15, 13) marche librement vers sa Passion (cf. Mt 26, 46) et, dans son obéissance
au Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes (cf. Ph 2, 6-11). La
contemplation de Jésus crucifié est donc la voie royale sur laquelle l'Eglise
doit avancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens de la liberté :
le don de soi dans le service de Dieu et de ses frères. Et la communion
avec le Seigneur crucifié et ressuscité est la source intarissable à laquelle
l'Eglise puise sans cesse pour vivre librement, se donner et servir. En
commentant ce verset du Psaume 10099 « servez le Seigneur dans l'allégresse »,
saint Augustin dit : « Dans la maison du Seigneur, l'esclavage est libre.
L'esclavage est libre, lorsque ce n'est pas la contrainte mais la charité qui
sert... Que la charité te rende esclave, puisque la vérité t'a rendu libre...
Tu es en même temps esclave et homme libre : esclave, car tu l'es devenu ;
homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton Créateur ; bien plus, tu es libre
parce que tu aimes ton Créateur... Tu es l'esclave du Seigneur, l'affranchi du
Seigneur. Ne cherche pas à être libéré en t'éloignant de la maison de ton
libérateur ! » . Ainsi l'Eglise, et tout chrétien en elle, est
appelée à participer au munus regale du Christ en Croix (cf. Jn 12, 32),
à la grâce et à la responsabilité du Fils de l'homme qui « n'est pas venu pour
être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour une multitude
» (Mt 20, 28) .
Jésus est donc
la synthèse vivante et personnelle de la liberté parfaite dans l'obéissance
totale à la volonté de Dieu. Son corps crucifié est la pleine révélation du
lien indissoluble entre la liberté et la vérité, de même que sa résurrection
des morts est la suprême exaltation de la fécondité et de la force salvifique
d'une liberté vécue dans la vérité.
Marcher
dans la lumière (cf. 1 Jn 1, 7)
88.
L'opposition et même la séparation radicale entre la liberté et la vérité sont
la conséquence, la manifestation et le résultat d'une dichotomie plus grave
et plus néfaste, celle qui dissocie la foi de la morale.
Cette
dissociation constitue l'une des préoccupations pastorales les plus vives de
l'Eglise devant le processus actuel de sécularisation, selon lequel des hommes
nombreux, trop nombreux, pensent et vivent « comme si Dieu n'existait pas ».
Nous nous trouvons en présence d'une mentalité qui affecte, souvent de manière
profonde, ample et très répandue, les attitudes et les comportements des
chrétiens eux-mêmes, dont la foi est affaiblie et perd son originalité de
critère nouveau d'interprétation et d'action pour l'existence personnelle,
familiale et sociale. En réalité, dans le contexte d'une culture largement
déchristianisée, les critères de jugement et de choix retenus par les croyants
eux-mêmes se présentent souvent comme étrangers ou même opposés à ceux de
l'Evangile.
Il est alors
urgent que les chrétiens redécouvrent la nouveauté de leur foi et la force
qu'elle donne au jugement par rapport à la culture dominante et
envahissante : « Jadis vous étiez ténèbres — nous avertit l'Apôtre Paul —, mais
à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfants de
lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et
vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part aux œuvres
stériles des ténèbres ; dénoncez-les plutôt... Ainsi, prenez bien garde à votre
conduite ; qu'elle soit celle non d'insensés, mais de sages, qui tirent bon
parti de la période présente ; car nos temps sont mauvais » (Ep 5, 8-11.15-16 ;
cf. 1 Th 5, 4-8).
Il faut retrouver
et présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n'est pas
seulement un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par
l'intelligence. Au contraire, c'est une connaissance et une expérience du
Christ, une mémoire vivante de ses commandements, une vérité à vivre. Du
reste, une parole n'est vraiment accueillie que lorsqu'elle est appliquée dans
les actes, lorsqu'elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage
toute l'existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d'amour
et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie (cf. Jn 14, 6).
Elle implique un acte de confiance et d'abandon au Christ, et elle nous permet
de vivre comme il a vécu (cf. Ga 2, 20), c'est-à-dire dans le plus grand amour
de Dieu et de nos frères.
89.
La foi a aussi un contenu moral : elle est source et exigence d'un engagement
cohérent de la vie ; elle comporte et perfectionne l'accueil et l'observance
des commandements divins. Comme l'écrit l'évangéliste Jean, « Dieu est Lumière,
en lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui
alors que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la
vérité... A ceci nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses
commandements. Qui dit : " Je le connais ", alors qu'il ne garde pas
ses commandements, est un menteur, et la vérité n'est pas en lui. Mais celui
qui garde sa parole, c'est en lui vraiment que l'amour de Dieu est accompli. A
cela nous savons que nous sommes en lui. Celui qui prétend demeurer en lui doit
se conduire à son tour comme celui-là s'est conduit » (1 Jn 1, 5-6 ; 2, 3-6).
Par la vie
morale, la foi devient « confession », non seulement devant Dieu, mais aussi
devant les hommes : elle se fait témoignage. « Vous êtes la lumière du
monde — a dit Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un
mont. Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien
sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi
votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes
œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 14-16). Ces
œuvres sont surtout celles de la charité (cf. Mt 25, 31-46) et de la liberté
authentique qui se manifeste et vit par le don de soi. Jusqu'au don total de
soi, comme l'a fait Jésus qui, sur la Croix, « a aimé l'Eglise et s'est
livré pour elle » (Ep 5, 25). Le témoignage du Christ est source, modèle et
appui pour le témoignage du disciple, appelé à prendre la même route : « Si
quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa
croix chaque jour, et qu'il me suive » (Lc 9, 23). La charité, selon les
exigences du radicalisme évangélique, peut amener le croyant au témoignage
suprême du martyre. Et cela, toujours en suivant l'exemple de Jésus qui meurt
sur la Croix : « Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés — écrit
Paul aux chrétiens d'Ephè-se —, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple du
Christ qui nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice
d'agréable odeur » (Ep 5, 1-2).
Le
martyre, exaltation de la sainteté inviolable de la Loi de Dieu
90.
Le rapport entre la foi et la morale resplendit de tout son éclat dans le
respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de
tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans
exception tous les actes intrinsèquement mauvais. L'universalité et l'immutabilité
de la norme morale manifestent et protègent en même temps la dignité
personnelle, c'est-à-dire l'inviolabilité de l'homme sur qui brille la
splendeur de Dieu (cf. Gn 9, 5-6).
Le fait du
martyre chrétien, qui a toujours accompagné et accompagne encore la vie de
l'Eglise, confirme de manière particulièrement éloquente le caractère
inacceptable des théories éthiques, qui nient l'existence de normes morales
déterminées et valables sans exception.
91.
Dans l'Ancienne Alliance, nous rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une
fidélité à la Loi sainte de Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de
la mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard : aux deux
juges iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé de céder à
leur passion impure, elle répondit : « Me voici traquée de toutes parts : si je
cède, c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. Mais
mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du
Seigneur ! » (Dn 13, 22-23). Suzanne, qui préférait « tomber innocente » entre
les mains des juges témoigne non seulement de sa foi et de sa confiance en
Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à l'absolu de l'ordre moral :
par sa disponibilité au martyre, elle proclame qu'il n'est pas juste de faire
ce que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en retirer un bien quel qu'il
soit. Elle choisit pour elle-même la « meilleure part » : un témoignage tout à
fait limpide, sans aucun compromis, rendu à la vérité sur le bien et au Dieu
d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la sainteté de Dieu.
Au seuil du
Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire la Loi du Seigneur
et à se compromettre avec le mal, « a donné sa vie pour la justice et la vérité
» , et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le martyre
(cf. Mc 6, 17-29). C'est pourquoi « il est enfermé dans l'obscurité d'un
cachot, lui qui était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait mérité
d'être appelé flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui est le
Christ 1. Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de baptiser le
Rédempteur du monde » .
Dans la
Nouvelle Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ
— à commencer par le diacre Etienne (cf. Ac 6, 8 à 7, 60) et par l'Apôtre
Jacques (cf. Ac 12, 1-2) — qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et
leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi le Seigneur
Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, « a rendu son beau témoignage » (1 Tm 6,
13), confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. D'autres
innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que
d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de
l'empereur (cf. Ap 13, 7-10). Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce culte,
donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte concret
contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans l'obéissance, comme
le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui qui
pouvait les sauver de la mort (cf. He 5, 7).
L'Eglise
propose l'exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage
à la vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre, préférant la mort à un
seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l'Eglise a canonisé
leur témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l'amour de Dieu
implique obligatoirement le respect de ses commandements, même dans les circonstances
les plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l'intention de
sauver sa propre vie.
92.
Dans le martyre vécu comme l'affirmation de l'inviolabilité de l'ordre moral,
resplendissent en même temps la sainteté de la Loi de Dieu et l'intangibilité
de la dignité personnelle de l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de
Dieu : il n'est jamais permis d'avilir ou de contredire cette dignité, même
avec une intention bonne, quelles que soient les difficultés. Jésus nous en
avertit avec la plus grande sévérité : « Que sert à l'homme de gagner le monde
entier, s'il ruine sa propre viC ? » (Mc 8, 36).
Le martyre
dénonce comme illusoire et fausse toute « signification humaine » que l'on
prétendrait attribuer, même dans des conditions « exceptionnelles », à l'acte
en soi moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile clairement le véritCble
visage, celui d'une violation de l'« humanité » de l'homme, plus en
celui qui l'accomplit qu'en celui qui le subit . Le martyre est
donc aussi l'exaltation de l'« humanité » parfaite et de la « vie » véritable
de la personne, comme en témoigne aint Ignace d'Antioche quand il s'adresse aux
chrétiens de Rome, le lieu de son martyre : « Pardonnez-moi, frères ; ne
m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure... Laissez-moi recevoir
la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un h mme.
Permettez-moi d'être un imitateur de la passion de mon Dieu » .
93.
Le martyre est enfin signe éclatant de la sainteté de l'Eglise : la
fidélité à la Loi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu témoignage au prix de
la mort, est une proclamatCon solennelle et un engagement missionnaire usque
ad sanguinem pour que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurcie
dans les mœurs et les mentalités des personnes et de la société. Un tel
témoignage a une valeur extraordinaire en ce qu'il contribue, non seulement
dans la société civile, mais aussi à l'intérieur des communautés ecclésiales
elles-mêmes, à éviter que l'on ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui
puisse affecter l'homme : la confusion du bien et du mal qui rend
impossible d'établir et de maintenir l'ordre moral des individus et des
communautés. Les martyrs et, plus généralement, tous les saints de l'Eglise,
par l'exemple éloquent et attirant d'une vie totalement transfigurée par la
splendeur de la vérité morale, éclairent toutes les époques de l'histoire en y
réveillant le sens moral. Rendant un témoignage sans réserve au bien, ils sont
un vivant reproche pour ceux qui transgressent la loi (cf. Sg 2, 12) et ils
donnent une constante actualité aux paroles du prophète : « Malheur à ceux qui
appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la
lumière les ténèbres, qui font de l'amer le doux et du doux l'amer » (Is 5,
20).
Si le martyre
représente le sommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel
relativement peu de personnes sont appelées, il n'en existe pas moins un témoignage
cohérent que tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même
au prix de souffrances et de durs sacrifices. En effet, face aux nombreuses
difficultés que la fidélité à l'ordre moral peut faire affronter même dans les
circonstances les plus ordinaires, le chrétien est appelé, avec la grâce de
Dieu implorée dans la prière, à un engagement parfois héroïque, soutenu par la
vertu de force par laquelle — ainsi que l'enseigne saint Grégoire le Grand — il
peut aller jusqu'à « aimer les difficultés de ce monde en vue des récompenses
éternelles » .
94.
Dans ce témoignage rendu au caractère absolu du bien moral, les chrétiens ne
sont pas seuls : ils se trouvent confirmés par le sens moral des peuples et
par les grandes traditions religieuses et sapientiales de l'Occident et de
l'Orient, non sans une action intérieure et mystérieuse de l'Esprit de Dieu.
Cette réflexion du poète latin Juvénal s'applique à tous : « Considère comme le
plus grand des crimes de préférer sa propre vie à l'honneur et, pour l'amour de
la vie physique, de perdre ses raisons de vivre » . La voix de la
conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités et des
valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa vie.
Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le sacrifice
de la vie pour les valeurs morales, l'Eglise reconnaît le témoignage rendu à
cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en plénitude sur le
visage du Christ : « Chaque fois — écrit saint Justin — que les adeptes des
doctrines stoïciennes ont 1 fait preuve de sagesse dans leur discours moral à
cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre humain, ils ont été,
nous le savons, haïs et mis à mort » .
Les
normes morales universelles et immuables au service de la personne et de la
société
95.
La doctrine de l'Eglise et, en particulier, sa fermeté à défendre la validité
universelle et permanente des préceptes qui interdisent les actes
intrinsèquement mauvais est maintes fois comprise comme le signe d'une
intolérable intransigeance, surtout dans les situations extrêmement complexes
et conflictuelles de la vie morale de l'homme et de la société aujourd'hui,
intransigeance qui contrasterait avec le caractère maternel de l'Eglise. Cette
dernière, dit-on, manque de compréhension et de compassion. Mais, en réalité,
le caractère maternel de l'Eglise ne peut jamais être séparé de la mission d'enseignement
qu'elle doit toujours remplir en Epouse fidèle du Christ qui est la Vérité en
personne : « Educatrice, elle ne se lasse pas de proclamer la norme morale...
L'Eglise n'est ni l'auteur ni l'arbitre d'une telle norme. Par obéissance à la
Vérité qui est le Christ, dont l'image se reflète dans la nature et dans la
dignité de la personne humaine, l'Eglise interprète la norme morale et la
propose à tous les hommes de bonne volonté, sans en cacher les exigences de
radicalisme et de perfection » .
En réalité, la
vraie compréhension et la compassion naturelle doivent signifier l'amour de la
personne, de son bien véritable et de sa liberté authentique. Et l'on ne peut
certes pas vivre un tel amour en dissimulant ou en affaiblissant la vérité morale,
mais en la proposant avec son sens profond de rayonnement de la Sagesse
éternelle de Dieu, venue à nous dans le Christ, et avec sa portée de service de
l'homme, de la croissance de sa liberté et de la recherche de son bonheur
.
En même temps,
la présentation claire et vigoureuse de la vérité morale ne peut jamais faire
abstraction du respect profond et sincère, inspiré par un amour patient et
confiant, dont l'homme a toujours besoin au long de son cheminement moral rendu
souvent pénible par des difficultés, des faiblesses et des situations
douloureuses. L'Eglise, qui ne peut jamais renoncer au principe « de la vérité
et de la cohérence, en vertu duquel 2 n'accepte pas d'appeler bien ce qui est
mal et mal ce qui est bien » , doit toujours être attentive à ne
pas briser le roseau froissé et à ne pas éteindre la mèche qui fume encore (cf.
Is 42, 3). Paul VI a écrit : « Ne diminuer en rien la salutaire doctrine du
Christ est une forme éminente de charité envers les âmes. Mais cela doit
toujours être accompagné de la patience et de la bonté dont le Seigneur
lui-même a donné l'exemple en traitant avec les hommes. Venu non pour juger,
mais pour sauver (cf. Jn 3, 17), il fut certes intransigeant avec le mal, mais
miséricordieux envers les personnes » .
96.
La fermeté de l'Eglise dans sa défense des normes morales universelles et
immuables n'a rien d'humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de
l'homme : du moment qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre
elle, on doit considérer que la défense catégorique, c'est-à-dire sans
édulcoration et sans compromis, des exigences de la dignité personnelle de
l'homme auxquelles il est absolument impossible de renoncer est la condition et
le moyen pour que la liberté existe.
Ce service est
destiné à tout homme, considéré dans son être et son existence
absolument uniques : l'homme ne peut trouver que dans l'obéissance aux normes
morales universelles la pleine confirmation de son unité en tant que personne
et la possibilité d'un vrai progrès moral. Précisément pour ce motif, ce
service est destiné à tous les hommes, aux individus, mais aussi à la
communauté et à la société comme telle. En effet, ces normes constituent le
fondement inébranlable et la garantie solide d'une convivialité humaine juste
et pacifique, et donc d'une démocratie véritable qui ne peut naître et se
développer qu'à partir de l'égalité de tous ses membres, à parité de droits et
de devoirs. Par rapport aux normes morales qui interdisent le mal
intrinsèque, il n'y a de privilège ni d'exception pour personne. Que l'on
soit le maître du monde ou le dernier des « misérables » sur la face de la
terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences morales, nous
sommes tous absolument égaux.
97.
Ainsi apparaissent la signification et la vigueur à la fois
personnelle et sociale des normes morales, et en premier lieu des normes
négatives qui interdisent le mal : en protégeant la dignité personnelle
inviolable de tout homme, elles servent à la conservation même du tissu social
humain, à la rectitude et à la fécondité de son développement. En particulier,
les commandements de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rappelle aussi
au jeune homme de l'Evangile (cf. Mt 19, 18), constituent les règles premières
de toute vie sociale.
Ces
commandements sont formulés en termes généraux. Mais le fait que « la personne
humaine 3 est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les
institutions sociales » , permet de les préciser et de les
expliciter dans un code de comportement plus détaillé. En ce sens, les règles
morales fondamentales de la vie sociale comportent des exigences précises auxquelles
doivent se conformer aussi bien les pouvoirs publics que les citoyens. Au-delà
des intentions, parfois bonnes, et des circonstances, souvent difficiles, les
autorités civiles et les particuliers ne sont jamais autorisés à transgresser
les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. C'est ainsi que
seule une morale qui reconnaît des normes valables toujours et pour tous, sans
aucune exception, peut garantir les fondements éthiques de la convivialité, au
niveau national ou international.
La morale
et le renouveau de la vie sociale et politique
98.
Devant les formes graves d'injustice sociale et économique ou de corruption
politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s'élève la
réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs
droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction
de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à
assurer la justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence.
Le chemin à
parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux
et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce
qu'en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et
prolongent les situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme
l'histoire et l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de
retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler «
culturelles », c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la
société et du monde. En réalité, au cœur duproblème culturel, il y a le sens
moral qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux
.
99.
Dieu seul, le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition
irremplaçable de la moralité, donc des commandements, et particulièrement des
commandements négatifs qui interdisent toujours et dans tous les cas les
comportements et les actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout
homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se rejoignent dans la vérité, la
vérité de Dieu Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté
par Lui. Ce n'est que sur cette vérité qu'il est possible de construire une
société renouvelée et de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui
l'ébranlent, le premier d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus
diverses de totalitarisme pour ouvrir la voie à l'authentique liberté
de la personne. « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens
objectif du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance
à laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il
n'existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes.
Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement
les uns aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du
pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il
dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération
pour les droits des autres... Il faut donc situer la racine du totalitarisme
moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine,
image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature
même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe,
ni la classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut
pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser,
l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir » .
C'est pourquoi
le lien inséparable entre la vérité et la liberté — qui reflète le lien
essentiel entre la sagesse et la volonté de Dieu — possède une signification
extrêmement importante pour la vie des personnes dans le cadre socio-économique
et socio-politique, comme cela ressort de la doctrine sociale de l'Église —
laquelle « entre dans le domaine... de la théologie et particulièrement de la
théologie morale » — et de sa présentation des commandements qui
règlent la vie sociale, économique et politique, en ce qui concerne non
seulement les attitudes générales, mais aussi les comportements et les actes
concrets précis et déterminés.
100.
De même, le [link] Catéchisme de l'Eglise
catholique, affirme que, « en matière économique, le respect de
la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour
modérer l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice,
pour préserver les droits du prochain et lui accorder ce qui lui est dû ; et de
la solidarité, suivant la règle d'or et selon la libéralité du Seigneur
qui " de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa
pauvreté " (2 Co 8, 9) » ; il présente ensuite une série de
comportements et d'actes qui lèsent la dignité humaine : le vol, la détention
délibérée de biens prêtés ou d'objets perdus, la fraude dans le commerce (cf.
Dt 25, 13-16), les salaires injustes (cf. Dt 24, 14-15 ; Jc 5, 4), la hausse des
prix en spéculant sur l'ignorance ou la détresse d'autrui (cf. Am 8, 4-6),
l'appropriation et l'usage privé des biens sociaux d'une entreprise, les
travaux mal faits, la fraude fiscale, la contrefaçon des chèques et des
factures, les dépenses excessives, le gaspillage, etc. . Et encore
: « Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui, pour
quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou totalitaire,
conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité
personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des
marchandises. C'est un péché contre la dignité des personne et leurs droits
fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une
source de profit. Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son
esclave chrétien " non plus comme un esclave, mais... comme un frère...,
comme un homme, dans le Seigneur " (Phm 16) » .
101.
Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports
entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique,
l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires
politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des
condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus
de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout
prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine — comme, du
reste, leur particulière urgence — dans la valeur transcendante de la personne
et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des Etats
. Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité
politique fait défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement
compromise, menacée et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 1413, 3-4 ; Ap 18, 2-3.
9-24). Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la
politique à une conception totalitaire du monde — la première d'entre elles
étant le marxisme —, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de
la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de
l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans
le cœur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la
démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile
toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de
la vérité. En effet, « s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et
oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent être
facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se
transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre
l'histoire » .
Dans tous les
domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale —
qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s'ouvre à la liberté
authentique — rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur,
non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la
société pour son véritable développement.
La grâce
et l'obéissance à la Loi de Dieu
102.
Même dans les situations les plus difficiles, l'homme doit observer les normes
morales par obéissance aux saints commandements de Dieu et en conformité avec
sa dignité personnelle. Assurément l'harmonie entre la liberté et la vérité
demande parfois des sacrifices hors du commun et elle se conquiert à grand
prix, ce qui peut aller jusqu'au martyre. Mais, comme l'atteste l'expérience
universelle et quotidienne, l'homme est tenté de rompre cette harmonie : « Je
ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais... Je ne fais pas le
bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 15.19).
D'où provient,
en fin de compte, cette division intérieure de l'homme ? Celui-ci commence son
histoire de pécheur lorsqu'il ne reconnaît plus le Seigneur comme son Créateur,
et lorsqu'il veut décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal, dans
une indépendance totale. « Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal
» (Gn 3, 5), c'est là la première tentation, à laquelle font écho toutes les
autres, alors que l'homme est plus aisément enclin à y céder à cause des
blessures de la chute originelle.
Mais on peut
vaincre les tentations et l'on peut éviter les péchés, parce que, avec les
commandements, le Seigneur nous donne la possibilité de les observer : « Ses
regards sont tournés vers ceux qui le craignent, il connaît lui-même toutes les
œuvres des hommes. Il n'a commandé à personne d'être impie, il n'a donné à
personne licence de pécher » (Si 15, 19-20). Dans certaines situations,
l'observation de la Loi de Dieu peut être difficile, très difficile, elle n'est
cependant jamais impossible. C'est là un enseignement constant de la tradition
de l'Eglise que le Concile de Trente exprime ainsi : « Personne, même justifié,
ne doit se croire affranchi de l'observation des commandements. Personne ne
doit user de cette formule téméraire et interdite sous peine d'anathème par les
saints Pères que l'observation des commandements divins est impossible à
l'homme justifié. " Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais
en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne
peux pas " et il t'aide à pouvoir. " Ses commandements ne sont pas
pesants M M1 Jn 5, 3), " son joug est doux et son fardeau léger "
(cf. Mt 11, 30) » .
103.
L'espace spirituel de l'espérance est toujours ouvert pour l'homme, avec l'aide
de la grâce divine et avec la coopération de la liberté humaine.
C'est dans la
Croix salvifique de Jésus, dans le don de l'Esprit Saint, dans les sacrements
qui naissent du côté transpercé du Rédempteur (cf. Jn 19, 34) que le croyant
trouve la grâce et la force de toujours observer la Loi sainte de Dieu, même au
milieu des plus graves difficultés. Comme le dit saint André de Crète : « En
vivifiant la Loi par la grâce, Dieu a mis la loi au service de la grâce, dans
un accord harmonieux et fécond, sans mêler à l'une ce qui appartient à l'autre,
mais en transformant de manière vraiment divine ce qui était pénible,
asservissant et insupportable, pour le rendre léger et libérateur »
.
Les possibilités
« concrètes » de l'homme ne se trouvent que dans le mystère de la Rédemption du
Christ. « Ce serait une très grave erreur que d'en conclure que la règle enseignée
par l'Eglise est en elle même seulement un " idéal " qui doit ensuite
être adapté, proportionné, gradué, en fonction, dit-on, des possibilités
concrètes de l'homme, selon un " équilibrage des divers biens en question
". Mais quelles sont les " possibilités concrètes de l'homme " ?
Et de quel homme parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence
ou bien de l'homme racheté par le Christ ? Car c'est de cela qu'il
s'agit : de la réalité de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous
a rachetés ! Cela signifie : il nous a donné la possibilité de
réaliser l'entière vérité de notre être ; il a libéré notre liberté de
la domination de la concupiscence. Et si l'homme racheté pèche encore, cela
est dû non pas à l'imperfection de l'acte rédempteur du Christ, mais à la volonté
de l'homme de se soustraire à la grâce qui vient de cet acte. Le
commandement de Dieu est certainement proportionné aux capacités de l'homme,
mais aux capacités de l'homme auquel est donné l'Esprit Saint, de l'homme qui,
s'il est tombé dans le péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence
de l'Esprit » .
104.
Dans ce contexte se situe une juste ouverture à la miséricorde de Dieu pour
le péché de l'homme qui se convertit et à la compréhension envers la
faiblesse humaine. Cette compréhension ne signifie jamais que l'on
compromet ou que l'on fausse la mesure du bien et du mal pour l'adapter aux
circonstances. Tandis qu'est humaine l'attitude de l'homme qui, ayant péché,
reconnaît sa faiblesse et demande miséricorde pour sa faute, inacceptable est
au contraire l'attitude de celui qui fait de sa faiblesse le critère de la
vérité sur le bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans
même avoir besoin de recourir à Dieu et à sa miséricorde. Cette dernière
attitude corrompt la moralité de toute la société, parce qu'elle enseigne le
doute sur l'objectivité de la loi morale en général et le refus du caractère
absolu des interdits moraux portant sur des actes humains déterminés, et elle
finit par confondre tous les jugements de valeur.
A l'inverse,
nous devons recevoir le message qui nous vient de la parabole évangélique du
pharisien et du publicain (cf. Lc 18, 9-14). Le publicain pouvait peut-être
avoir quelque justification aux péchés qu'il avait commis, de manière à
diminuer sa responsabilité. Toutefois ce n'est pas à ces justifications qu'il
s'arrête dans sa prière, mais à son indignité devant l'infinie sainteté de Dieu
: « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! » (Lc 18, 13). Le pharisien,
au contraire, s'est justifié par lui-même, trouvant sans doute une excuse à
chacun de ses manquements. Nous sommes ainsi confrontés à deux attitudes
différentes de la conscience morale de l'homme de tous les temps. Le publicain
nous présente une conscience « pénitente » qui se rend pleinement compte de la
fragilité de sa nature et qui voit dans ses manquements, quelles qu'en soient
les justifications subjectives, une confirmation du fait qu'il a besoin de
rédemption. Le pharisien nous présente une conscience « satisfaite d'elle-même
», qui est dans l'illusion de pouvoir observer la loi sans l'aide de la grâce
et a la conviction de ne pas avoir besoin de la miséricorde.
105.
Une grande vigilance est demandée à tous, afin de ne pas se laisser gagner par
l'attitude pharisaïque qui prétend éliminer le sentiment de ses limites et de
son péché, qui s'exprime aujourd'hui particulièrement par la tentative
d'adapter la norme morale à ses capacités, à ses intérêts propres et qui va
jusqu'au refus du concept même de norme. Au contraire, accepter la «
disproportion » entre la loi et les capacités humaines, c'est-à-dire les
capacités des seules forces morales de l'homme laissé à lui-même, éveille le
désir de la grâce et prédispose à la recevoir. « Qui me délivrera de ce corps
qui me voue à la mort ? » se demande l'Apôtre Paul. Il répond par une
confession joyeuse et reconnaissante : « Grâces soient à Dieu par Jésus Christ
notre Seigneur ! » (Rm 7, 24-25).
Nous retrouvons
le même état d'esprit dans cette prière de saint Ambroise de Milan : « Qu'est-ce
que l'homme, si tu ne le visites pas ? N'oublie pas le faible. Souviens-toi,
Seigneur, que tu m'as créé faible ; souviens-toi que tu m'as façonné à partir
de la poussière. Comment pourrai-je tenir debout, si tu ne veilles pas à tout
instant à rendre ferme cette boue que je suis, en faisant venir ma force de ton
visage ? " Si tu détournes ton visage, tout sera troublé " (Ps
104103, 29) : si tu me regardes, malheur à moi ! Tu ne vois en moi que les
conséquences de mes fautes ; il ne nous sert ni d'être abandonnés ni d'être vus
de Dieu, car, lorsqu'il nous voit, nous l'offensons. Pourtant, nous pouvons
croire qu'il ne rejette pas ceux qu'il voit et qu'il purifie ceux qu'il
regarde. Devant lui, brûle un feu qui peut consumer le péché (cf. Jl 2, 3) » .
La morale
et la nouvelle évangélisation
106.
L'évangélisation représente le défi le plus fort et le plus exaltant que
l'Eglise est appelée à relever, depuis son origine. En réalité, ce défi est dû
moins aux situations sociales et culturelles qu'elle rencontre tout au long de
l'histoire qu'au précepte de Jésus Christ ressuscité qui définit la raison
d'être même de l'Eglise : « Allez dans le monde entier, proclamez l'Evangile à
toute la création » (Mc 16, 15).
Mais la période
que nous vivons, du moins dans de nombreux peuples, est plutôt le temps d'un
formidable défi à la « nouvelle évangélisation », c'est-à-dire à l'annonce de
l'Evangile toujours nouveau et toujours porteur de nouveauté, une évangélisation
qui doit être « nouvelle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expression
» . La déchristianisation qui affecte des communautés et des
peuples entiers autrefois riches de foi et de vie chrétienne implique non
seulement la perte de la foi ou, en tout cas, son insignifiance dans la vie,
mais aussi, et forcément, le déclin et l'obscurcissement du sens moral : et
cela, du fait que l'originalité de la morale évangélique n'est plus perçue, ou
bien à cause de l'effacement des valeurs et des principes éthiques fondamentaux
eux-mêmes. Les courants subjectivistes, utilitaristes et relativistes,
aujourd'hui amplement diffusés, ne se présentent pas comme de simples positions
pragmatiques, comme des traits de mœurs, mais comme des conceptions fermes du
point de vue théorique, qui revendiquent leur pleine légitimité culturelle et
sociale.
107.
L'évangélisation — et donc la « nouvelle évangélisation » — comporte
également l'annonce et la proposition de la morale. Jésus lui-même, dans sa
prédication du Royaume de Dieu et de l'amour sauveur, a lancé un appel à la foi
et à la conversion (cf. Mc 1, 15). Et Pierre, avec les autres Apôtres, quand il
annonce la résurrection d'entre les morts de Jésus de Nazareth, propose de
vivre une vie nouvelle, une « voie » à suivre pour être disciples du Ressuscité
(cf. Ac 2, 37-41 ; 3, 17-20).
Comme pour les
vérités de la foi et plus encore, la nouvelle évangélisation, qui propose les
fondements et le contenu de la morale chrétienne, montre son authenticité et,
en même temps, déploie toute sa force missionnaire lorsqu'elle est accomplie
non seulement par le don de la parole proclamée, mais encore de la
parole vécue. En particulier, la vie dans la sainteté, qui
resplendit en de nombreux membres du peuple de Dieu, humbles et souvent cachés
aux yeux des hommes, constitue le moyen le plus simple et le plus attrayant par
lequel il est possible de percevoir immédiatement la beauté de la vérité, la
force libérante de l'amour de Dieu, la valeur de la fidélité inconditionnelle à
toutes les exigences de la Loi du Seigneur, même dans les circonstances les
plus difficiles. C'est pourquoi l'Eglise, dans la sagesse de sa pédagogie
morale, a toujours invité les croyants à chercher et à trouver auprès des
saints et des saintes, et en premier lieu auprès de la Vierge Mère de Dieu «
pleine de grâce » et « toute sainte », exemple, force et joie pour vivre une
vie fidèle aux commandements de Dieu et aux Béatitudes de l'Evangile.
La vie des
saints, reflet de la bonté de Dieu — Celui qui « seul est le Bon » —, constitue
une véritable confession de la foi et un stimulant pour sa transmission aux
autres, et aussi une glorification de Dieu et de sa sainteté infinie. La vie
sainte porte ainsi à la plénitude de son expression et de sa mise en œuvre le
triple et unique munus propheticum, sacerdotale et regale donné à tout
chrétien lors de sa renaissance baptismale « d'eau et d'Esprit » (Jn 3, 5). La
vie morale du chrétien a une valeur de « culte spirituel » (Rm 12, 1 ; cf. Ph
3, 3), puisé et nourri à cette source inépuisable de sainteté et de
glorification de Dieu que sont les sacrements, spécialement l'Eucharistie ; en
effet, en participant au sacrifice de la Croix, le chrétien communie à l'amour
oblatif du Christ, il est rendu apte et il est engagé à vivre la même charité à
travers toutes les attitudes et tous les comportements de sa vie. Dans
l'existence morale, on voit aussi à l'œuvre le service royal du chrétien : plus
il obéit, avec l'aide de la grâce, à la Loi nouvelle de l'Esprit Saint, plus il
grandit dans la liberté à laquelle il est appelé en servant la vérité, la
charité et la justice.
108.
A la source de la nouvelle évangélisation et de la vie morale nouvelle qu'elle
propose et suscite avec les fruits de l'activité missionnaire et de la
sainteté, il y a l'Esprit du Christ, principe et force de la fécondité
de la sainte Mère Eglise, comme nous le rappelle Paul VI : « L'évangélisation
ne sera jamais possible sans l'action de l'Esprit Saint » . A
l'Esprit de Jésus, accueilli dans le cœur humble et docile du croyant, on doit
donc l'épanouissement de la vie morale chrétienne et le témoignage de la
sainteté dans la grande diversité des vocations, des dons, des responsabilités
et des conditions de vie ou des situations : c'est l'Esprit Saint — comme déjà
Novatien le faisait observer, exprimant en cela la foi authentique de l'Eglise
— « qui a affermi l'âme et l'esprit des disciples, qui leur a dévoilé les
mystères évangéliques, qui a fait briller en eux la lumière des choses divines
; ainsi fortifiés, pour le nom du Seigneur ils n'ont craint ni la prison ni les
chaînes : bien au contraire, ils ont méprisé même les puissances et les
tortures de ce monde, armés et fortifiés désormais par Lui ; ayant en eux les
dons que ce même Esprit distribue et destine à l'Eglise, Epouse du Christ,
comme des joyaux. En effet, c'est lui qui, dans l'Eglise, établit des
prophètes, instruit les docteurs, guide la parole, fait des prodiges et des
guérisons, accomplit des merveilles, accorde le discernement des esprits,
assigne les charges de gouvernement, inspire les décisions, met en place et
régit tous les autres charismes, donnant ainsi à l'Eglise du Seigneur sa
perfection et son accomplissement partout et en tout point » .
Dans le cadre
vivant de cette nouvelle évangélisation, destinée à faire naître et à nourrir «
la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6), et, en fonction de l'œuvre de
l'Esprit Saint, nous pouvons maintenant comprendre la place qui, dans l'Eglise,
communauté des croyants, revient à la réflexion que la théologie doit
conduire sur la vie morale, de même que nous pouvons présenter la mission
et la responsabilité particulières des théologiens moralistes.
Le
service des théologiens moralistes
109.
Toute l'Eglise est appelée à l'évangélisation et au témoignage d'une vie de
foi, car elle participe au munus propheticum du Seigneur Jésus par le
don de son Esprit. Grâce à la présence permanente en elle de l'Esprit de vérité
(cf. Jn 14, 16-17), « l'ensemble des fidèles, ayant l'onction qui vient du
Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier
qu'ils possèdent, ils le manifestent par le moyen du sens surnaturel de foi qui
est celui du peuple tout entier, lorsque, " des évêques jusqu'aux derniers
des fidèles laïcs ", ils apportent aux vérités concernant la foi et les
mœurs un consentement universel » .
Pour accomplir
sa mission prophétique, l'Eglise doit sans cesse stimuler ou « raviver » sa vie
de foi (cf. 2 Tm 1, 6), en particulier par une réflexion toujours plus
approfondie, sous la conduite de l'Esprit Saint, sur le contenu de la foi
elle-même. D'une manière spécifique, la « vocation » du théologien dans
l'Eglise est au service de cette « recherche par le croyant de
l'intelligence de la foi » : « Parmi les vocations ainsi suscitées par l'Esprit
dans l'Eglise — lisons-nous dans l'Instruction Donum veritatis —, se
distingue celle du théologien qui, d'une manière particulière, a pour fonction
d'acquérir, en communion avec le Magistère, une intelligence toujours plus
profonde de la Parole de Dieu contenue dans l'Ecriture inspirée et transmise
par la Tradition vivante de l'Eglise. De par sa nature, la foi tend à
l'intelligence, car elle ouvre à l'homme la vérité concernant sa destinée et la
voie pour l'atteindre. Même si la vérité révélée surpasse notre discours, et si
nos concepts sont imparfaits face à sa grandeur à la fin du compte insondable
(cf. Ep 3, 19), elle invite pourtant notre raison — don de Dieu pour percevoir
la Vérité — à entrer en sa lumière et à devenir ainsi capable de comprendre
dans une certaine mesure ce qu'elle croit. La science théologique, qui
recherche l'intelligence de la foi en réponse à la voix de la Vérité qui
appelle, aide le peuple de Dieu, selon le commandement apostolique (cf. 1 P 3,
15), à rendre compte de son espérance à ceux qui le demandent » .
Pour définir
l'identité et, par conséquent, pour mettre en œuvre la mission propre de la
théologie, il est essentiel de reconnaître son lien intime et vivant avec
l'Eglise, avec son mystère, avec sa vie et sa mission : « La théologie est
une science ecclésiale, parce qu'elle grandit dans l'Eglise et qu'elle agit sur
l'Eglise... Elle est au service de l'Eglise et elle doit donc se sentir insérée
de manière dynamique dans la mission de l'Eglise, en particulier dans sa
mission prophétique » . Etant donné sa nature et son dynamisme, la
théologie authentique ne peut s'épanouir et se développer que par la
participation et l'« appartenance » convaincues et responsables à l'Eglise
comme « communauté de foi », de même que l'Eglise ellemême et sa vie dans la
foi bénéficient des fruits de la recherche et de l'approfondissement
théologiques.
110.
Ce qui a été dit de la théologie en général peut et doit être repris pour la théologie
morale, considérée dans sa spécificité de réflexion scientifique sur l'Evangile
comme don et comme précepte de vie nouvelle, sur la vie « selon la vérité
et dans la charité » (Ep 4, 15), sur la vie de sainteté de l'Eglise, dans
laquelle resplendit la vérité du bien porté à sa perfection. Dans le domaine de
la foi, mais aussi et inséparablement dans le domaine de la morale, intervient
leMagistère de l'Eglise dont la tâche est de « discerner, par des
jugements normatifs pour la conscience des fidèles, les actes qui sont en
eux-mêmes conformes aux exigences de la foi et en promeuvent l'expression dans
la vie, et ceux qui au contraire, de par leur malice intrinsèque, sont
incompatibles avec ces exigences » . En prêchant les commandements
de Dieu et la charité du Christ, le Magistère de l'Eglise enseigne aussi aux
fidèles les préceptes particuliers et spécifiques, et il leur demande de
considérer en conscience qu'ils sont moralement obligatoires. En outre, le
Magistère exerce un rôle important de vigilance, qui l'amène à avertir les
fidèles de la présence d'erreurs éventuelles, même seulement implicites,
lorsque leur conscience n'arrive pas à reconnaître la justesse et la vérité des
règles morales qu'il enseigne.
C'est ici
qu'intervient le rôle spécifique de ceux qui enseignent la théologie morale
dans les séminaires et les facultés de théologie par mandat des pasteurs
légitimes. Ils ont le grave devoir d'instruire les fidèles — spécialement les
futurs pasteurs — au sujet de tous les commandements et de toutes les normes
pratiques que l'Eglise énonce avec autorité . Malgré les limites
éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère, les
théologiens moralistes sont appelés à approfondir les motifs de ses
enseignements, à mettre en relief les fondements de ses préceptes et leur
caractère obligatoire en montrant les liens qu'ils ont entre eux et leur
rapport avec la fin dernière de l'homme . Il revient aux
théologiens moralistes d'exposer la doctrine de l'Eglise et de donner, dans
l'exercice de leur ministère, l'exemple d'un assentiment loyal, intérieur et
extérieur, à l'enseignement du Magistère dans le domaine du dogme et dans celui
de la morale . Faisant appel à toute leur énergie pour collaborer
avec le Magistère hiérarchique, les théologiens auront à cœur de mettre
toujours mieux en lumière les fondements bibliques, les significations éthiques
et les motivations anthropologiques qui soutiennent la doctrine morale et la
conception de l'homme proposées par l'Eglise.
111.
Les services que les théologiens moralistes sont appelés à rendre à l'heure
actuelle sont de première importance, non seulement pour la vie et la mission
de l'Eglise, mais aussi pour la société et pour la culture humaine. Il leur
appartient, dans un lien étroit et vital avec la théologie biblique et
dogmatique, de souligner par leur réflexion scientifique « l'aspect dynamique
qui est celui de la réponse que l'homme doit faire à l'appel divin en
progressant dans l'amour au sein d'une communauté de salut. Ainsi la théologie
morale acquerra cette dimension spirituelle interne qu'exige le plein
développement de l'imago Dei qui se trouve dans l'homme, et le progrès
spirituel que l'ascétique et la mystique chrétiennes décrivent » .
Aujourd'hui, la
théologie morale et son enseignement se trouvent assurément en face de
difficultés particulières. Parce que la morale de l'Eglise comporte
nécessairement une dimension norma— tive, on ne peut réduire la
théologie morale à n'être qu'un savoir élaboré dans le seul cadre de ce qu'on
appelle sciences humaines. Alors que ces dernières traitent le phénomène
de la moralité comme une donnée historique et sociale, la théologie morale,
tout en devant utiliser les sciences de l'homme et de la nature, n'est pas pour
autant soumise aux résultats de l'observation empirique et formelle ou de
l'interprétation phénoménologique. En réalité, la pertinence des sciences
humaines en théologie morale est toujours à apprécier en fonction de la
question primordiale : qu'est-ce que le bien ou le mal ? Que faire pour
obtenir la vie éternelle ?
112.
Le théologien moraliste doit donc exercer un discernement attentif dans le
cadre de la culture actuelle essentiellement scientifique et technique, exposée
aux risques du relativisme, du pragmatisme et du positivisme. Du point de vue
théologique, les principes moraux ne dépendent pas du moment de l'histoire où
on les découvre. En outre, le fait que certains croyants agissent sans suivre
les enseignements du Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme moralement
juste une conduite que leurs pasteurs ont déclarée contraire à la Loi de Dieu,
ne peut pas être un argument valable pour réfuter la vérité des normes morales
enseignées par l'Eglise. L'affirmation des principes moraux ne relève pas des
méthodes empiriques et formelles. Sans contester la validité de ces méthodes,
mais aussi sans limiter sa perspective à ces méthodes, la théologie morale,
fidèle au sens surnaturel de la foi, prend en considération avant tout la
dimension spirituelle du cœur humain et sa vocation à l'amour divin.
En effet,
tandis que les sciences humaines, comme toutes les sciences expérimentales,
développent une conception empirique et statistique de la « normalité », la foi
enseigne que cette normalité porte en elle les traces d'une chute de l'homme
par rapport à sa situation originelle, c'est-à-dire qu'elle est blessée par le péché.
Seule la foi chrétienne montre à l'homme la voie du retour à l'« origine » (cf.
Mt 19, 8), une voie souvent bien différente de celle de la normalité empirique.
En ce sens, les sciences humaines, malgré la grande valeur des connaissances
qu'elles apportent, ne peuvent pas être tenues pour des indicateurs
déterminants des normes morales. C'est l'Evangile qui dévoile la vérité
intégrale sur l'homme et sur son cheminement moral, et qui ainsi éclaire et
avertit les pécheurs en leur annonçant la miséricorde de Dieu qui œuvre sans
cesse pour les préserver du désespoir de ne pas pouvoir connaître et observer
la Loi de Dieu et aussi de la présomption de pouvoir se sauver sans mérite. Il
leur rappelle également la joie du pardon qui, seul, donne la force de reconnaître
dans la loi morale une vérité libératrice, une grâce d'espérance, un chemin de
vie.
113.
L'enseignement de la doctrine morale suppose que l'on assume consciemment ces
responsabilités intellectuelles, spirituelles et pastorales. C'est pourquoi les
théologiens moralistes qui acceptent la charge d'enseigner la doctrine de
l'Eglise ont le grave devoir de former les fidèles à ce discernement moral, à
l'engagement pour le bien véritable et au recours confiant à la grâce divine.
Si les convergences
et les conflits d'opinions peuvent constituer des expressions normales de la
vie publique dans le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine morale
ne peut certainement pas dépendre du simple respect d'une procédure : en effet,
elle n'est nullement établie en appliquant les règles et les formalités d'une
délibération de type démocratique. Le dissentiment, fait de
contestations délibérées et de polémiques, exprimé en utilisant les moyens de
communication sociale, est contraire à la communion ecclésiale et à la
droite compréhension de la constitution hiérarchique du Peuple de Dieu. On
ne peut reconnaître dans l'opposition à l'enseignement des pasteurs une
expression légitime de la liberté chrétienne ni de la diversité des dons de
l'Esprit. Dans ce cas, les pasteurs ont le devoir d'agir conformément à leur
mission apostolique, en exigeant que soit toujours respecté le droit des
fidèles à recevoir la doctrine catholique dans sa pureté et son intégrité :
« N'oubliant jamais qu'il est lui aussi membre du peuple de Dieu, le théologien
doit le respecter et s'attacher à lui dispenser un enseignement qui n'altère en
rien la doctrine de la foi » .
Nos
responsabilités de pasteurs
114.
C'est aux pasteurs
qu'incombe, à un titre particulier, la responsabilité de la foi du Peuple de
Dieu et de sa vie chrétienne, comme nous le rappelle le Concile Vatican II : «
Parmi les charges principales des évêques, la prédication de l'Evangile est la
première. Les évêques sont, en effet, les hérauts de la foi, qui amènent au
Christ de nouveaux disciples ; et les docteurs authentiques, c'est-à-dire
pourvus de l'autorité du Christ, qui prêchent, au peuple à eux confié, la foi
qui doit régler sa pensée et sa conduite, faisant rayonner cette foi sous la
lumière de l'Esprit Saint, dégageant du trésor de la Révélation le neuf et
l'ancien (cf. Mt 13, 52), faisant fructifier la foi, attentifs à écarter toutes
les erreurs qui menacent leur troupeau (cf. 2 Tm 4, 1-4) » .
C'est notre
devoir commun, et plus encore notre grâce commune, d'enseigner aux fidèles, en
tant que pasteurs et évêques de l'Eglise, ce qui les conduit vers Dieu, comme
le fit un jour le Seigneur Jésus avec le jeune homme de l'Evangile. Répondant à
sa demande : « Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? »,
Jésus l'a renvoyé à Dieu, Seigneur de la création et de l'Alliance ; il lui a
rappelé les commandements moraux, déjà contenus dans l'Ancien Testament ; il en
a montré l'esprit et le caractère radical par l'invitation à marcher à sa suite
dans la pauvreté, l'humilité et l'amour : « Viens et suis-moi ! ». La vérité de
cette doctrine a été scellée dans le sang du Christ sur la Croix : elle est
devenue, dans l'Esprit Saint, la Loi nouvelle de l'Eglise et de tout chrétien.
Cette « réponse
» à la question morale, le Christ Jésus nous la confie d'une manière
particulière à nous pasteurs de l'Eglise, appelés à en faire la matière de
notre enseignement, dans l'accomplissement de notre munus propheticum. En
même temps, en ce qui concerne la morale chrétienne, notre responsabilité de
pasteurs doit aussi s'exercer sous la forme du munus sacerdotale : c'est
ce qui se réalise lorsque nous dispensons aux fidèles les dons de la grâce et
de la sanctification, qui leur permettent d'obéir à la sainte Loi de Dieu, et
lorsque nous soutenons les croyants par notre prière constante et confiante
afin qu'ils soient fidèles aux exigences de la foi et vivent selon l'Evangile
(cf. Col 1, 9-12). La doctrine morale chrétienne doit être, aujourd'hui
surtout, un des domaines privilégiés dans notre vigilance pastorale, dans
l'exercice de notre munus regale.
115.
En fait, c'est la première fois que le Magistère de l'Eglise fait un exposé
d'une certaine ampleur sur les éléments fondamentaux de cette doctrine, et
qu'il présente les raisons du discernement pastoral qu'il est nécessaire
d'avoir dans des situations pratiques et des conditions culturelles complexes
et parfois critiques.
A la lumière de
la Révélation et de l'enseignement constant de l'Eglise, spécialement de celui
du Concile Vatican II, j'ai rappelé brièvement les traits essentiels de la
liberté, les valeurs fondamentales liées à la dignité de la personne et à la
vérité de ses actes, de manière à ce que l'on puisse reconnaître, dans
l'obéissance à la loi morale, une grâce et un signe de notre adoption dans le
Fils unique (cf. Ep 1, 4-6). En particulier, la présente encyclique offre des
évaluations en ce qui concerne certaines tendances contemporaines de la
théologie morale. Je vous en fais part maintenant, obéissant à la parole du
Seigneur qui a confié à Pierre la charge d'affermir ses frères (cf. Lc 22, 32),
pour éclairer et faciliter notre commun discernement.
Chacun de nous
sait l'importance de la doctrine qui constitue l'essentiel de l'enseignement de
la présente encyclique et qui est rappelée aujourd'hui avec l'autorité du
Successeur de Pierre. Chacun de nous peut mesurer la gravité de ce qui est en
cause, non seulement pour les individus, mais encore pour la société entière,
avec la réaffirmation de l'universalité et de l'immutabilité des
commandements moraux, et en particulier de ceux qui proscrivent toujours et
sans exception les actes intrinsèquement mauvais.
En reconnaissant
ces commandements, le cœur du chrétien et notre charité pastorale entendent
l'appel de Celui qui « nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Dieu nous
demande d'être saints comme lui-même est saint (cf. Lv 19, 2), d'être, dans le
Christ, parfaits comme lui-même est parfait (cf. Mt 5, 48) : la fermeté
exigeante du commandement se fonde sur l'amour miséricordieux et inépuisable de
Dieu (cf. Lc 6, 36), et le commandement a pour but de nous conduire, avec la
grâce du Christ, sur le chemin de la plénitude de la vie propre aux fils de
Dieu.
116.
En tant qu'évêques, nous avons le devoir d'être vigilants pour que la Parole
de Dieu soit fidèlement enseignée. Mes Frères dans l'Episcopat, il entre
dans notre ministère pastoral de veiller à la transmission fidèle de cet
enseignement moral et de prendre les mesures qui conviennent pour que les
fidèles soient préservés de toute doctrine ou de toute théorie qui lui sont
contraires. Dans cette tâche, nous avons tous l'aide des théologiens. Cependant,
les opinions théologiques ne constituent ni la règle ni la norme de notre
enseignement, dont l'autorité découle, avec l'aide de l'Esprit Saint et dans la
communion cum Petro et sub Petro, de notre fidélité à la foi catholique
reçue des Apôtres. Comme évêques, nous avons le grave devoir de veiller personnellement
à ce que la « saine doctrine » (1 Tm 1, 10) de la foi et de la morale soit
enseignée dans nos diocèses.
Vis-à-vis des institutions
catholiques, une responsabilité particulière s'impose aux évêques. Qu'il
s'agisse d'organismes destinés à la pastorale familiale ou sociale, ou bien
d'institutions vouées à l'enseignement ou à l'action sanitaire, les évêques
peuvent ériger et reconnaître ces structures et leur déléguer des
responsabilités ; toutefois, ils ne sont jamais dispensés de leurs obligations
propres. C'est leur devoir, en communion avec le Saint-Siège, de reconnaître ou
de retirer, dans des cas de graves incohérences, le qualificatif de «
catholique » aux écoles , aux universités , aux
cliniques ou aux services médico-sociaux qui se réclament de l'Eglise.
117.
Dans le cœur du chrétien, au plus profond de tout être humain, se fait toujours
entendre la question qu'adressa un jour à Jésus le jeune homme de l'Evangile :
« Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » (Mt 19,
16). Mais c'est au « bon » Maître qu'il faut l'adresser, parce que lui seul
peut répondre dans la plénitude de la vérité, en toutes circonstances, dans les
situations les plus diverses. Et lorsque les chrétiens lui adressent cette
question qui monte de leur conscience, le Seigneur répond par les paroles de
l'Alliance Nouvelle confiées à son Eglise. Or, comme le dit l'Apôtre à son
propre sujet, nous sommes envoyés « annoncer l'Evangile, et cela sans la
sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ »
(1 Co 1, 17). C'est pour cela que la réponse de l'Eglise à la question de
l'homme possède la sagesse et la puissance du Christ crucifié, la Vérité qui se
donne.
Quand les
hommes présentent à l'Eglise les questions de leur conscience, quand à l'intérieur de
l'Eglise les fidèles s'adressent à leurs évêques et à leurs pasteurs, c'est
la voix de Jésus Christ, la voix de la vérité sur le bien et le mal qu'on
entend dans la réponse de l'Eglise. Dans la parole prononcée par l'Eglise
retentit, à l'intime de l'être, la voix de Dieu, qui « seul est le Bon » (Mt
19, 17), qui seul « est amour » (1 Jn 4, 8.16).
Dans l'onction
de l'Esprit, cette parole douce et exigeante se fait lumière et vie pour
l'homme. C'est encore l'Apôtre Paul qui nous invite à la confiance, parce que «
notre capacité vient de Dieu : c'est lui qui nous a rendus capables d'être les
ministres d'une Alliance Nouvelle, une Alliance qui n'est pas celle de la
lettre de la Loi, mais celle de l'Esprit... Le Seigneur, c'est l'Esprit, et là
où l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté. Et nous tous qui, le
visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous
sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, par
l'action du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 5-6. 17-18).
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