ACTE
DEUXIÈME
PRÉLUDE:
``Paris s'éveille''
PREMIER
TABLEAU
La scène représente
un carrefour au bas de la butte Montmartre. À gauche, au fond de la scène, un
escalier descendant; plus à gauche, une ruelle puis un hangar; à droite, une
maison et un cabaret; au fond, à droite, un escalier montant, plus à droite une
ruelle; au loin, à droite, la Butte; à gauche le faubourg.
Au lever du
rideau, sous le hangar, une laitière prépare son étalage et allume son feu;
près d'elle, sur une table à la terrasse d'un marchand de vin, une fillette (17
ans) plie les journaux du matin.
A droite, près d'une poubelle renversée, une petite chiffonière travaille
hâtivement; à côté d'elle une glaneuse de charbon et, plus loin, un bricoleur
fouillent les ordures. Des ménagères vont aux provisions.
Cinq heures
du matin, en avril. Un léger brouillard enveloppe la ville.
La Petite
Chiffonnière [à la glaneuse]
Dir' qu'en c'moment y a des femmes qui dorment dans de la soie!
La Glaneuse
de Charbon
Bah! les draps de soie s'usent plus vite que les autres.
La Petite
Chiffonnière
Oui, parce qu'on y dort plus longtemps!
La Glaneuse
Grande bête! ton tour viendra...
Un noctambule
paraît.
La Petite
Chiffonnière
Mon tour? si c'était vrai!
Le noctambule
s'approche de la plieuse.
Le Noctambule
Si jolie, si matin...
[il tourne autour de la fillette]
Malice du
destin,
qui revêt de satin
et de robes d'aurore
les guetteuses de nuit
aux rides inclémentes
et cache au libertin,
sous des voiles de nuit
les fillettes d'aurore
que le désir tourmente.
[à la
plieuse] Un baiser?
La Plieuse
Passez vot' chemin!
Le Noctambule
[riant]
Mon chemin,
je le cherche...
me tendras-tu la perche?
[avec afféterie] Sans les lanternes de tes jolis yeux,
je risque fort de me perdre!
tu veux?..
La fillette lui tourne le dos.
La Glaneuse [s'étirant]
Ah!
Le Bricoleur [geignant]
Ah!
Le Noctambule
[regardant autour de lui]
En ce froid carrefour où gèmit la souffrance, je me sens mal à l'aise,
[à la fillette] et sans ta jeune chair il me semblerait choir au seuil
du sombre enfer où le Dante écrivit: ``Ici point d'espérance!''
Le son de ma voix
éveille-t-il en toi
une vague souvenance...
que tu restes songeuse?..
ou bien un frais désir
fait-il bondir
ton coeur d'amoureuse?
La Plieuse [riant]
Vous êtes fou!
La Laitière [riant]
Sa folie n'est pas dangereuse!...
[le noctambule fait une pirouette]
Qui êtes-vous ?
Le Noctambule
[rejetant son manteau sur l'épaule et apparaissant séduisant, tout à fait joli
dans un costume de printemps auquel sont piqués quelques grelots de folie]
Je suis le Plaisir de Paris!
Les deux
femmes font un geste d'étonnement admiratif. La petite chiffonière, la
glaneuse, le bricoleur interrompent leur travail et s'approchent. D'autres
figures de souffrance, sorties de l'ombre, se groupent derrière eux. Le
noctambule pirouette de nouveau.
La Laitière
Où allez-vous?
Le Noctambule
Je vais vers
les Amantes
que le Désir tourmente!
Je vais cherchant les coeurs
qu'oublia le bonheur.
[montrant la
ville.]
Là-bas glanant le Rire, ici semant l'Envie,
prêchant partout le droit de tous à la folie:
Je suis le Procureur de la grande Cité!
Ton humble serviteur... ou ton maître!
La Laitière [le
menaçant de son balai]
Effronté!
Il s'enfuit en riant.
Le Noctambule
Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha!
Au coin de la rue, il heurte
violemment le chiffonnier et disparaît.
Le Chiffonier
Hé! fait' attention! butor!
[le chiffonnier chancelle et tombe]
Le Noctambule
[déjà loin]
Je suis le Procureur de la grande Cité!
Le bricoleur
s'avance vers le chiffonnier; il le débarrasse de sa hotte, puis le relève.
Le Chiffonier
[à part]
Ah!... je le connais... le misérable! ce n'est pas la première fois qu'il se
trouve sur mon chemin!
[au bricoleur]
Un soir, il y a longtemps, je m'en souviens comme si c'était hier... ici, au
même endroit, il m'est apparu...
La plieuse fait un paquet de ses journaux et s'en va.
hélas! il n'était pas seul ce jour-là... une fillette lui donnait la main et
souriait à sa chanson...
c'était ma fille!
[dramatique] Je l'avais laissée là, au travail... il est venu, il lui a
soufflé à l'oreille ses tentations mauvaises...
[douloureux] et la coquette l'a écouté... ell'l'a suivi... en
s'enfuyant, ell'm'a heurté... comme aujourd'hui... je suis tombé!
Ah! ah! ah! ah!
Il sanglote et se met au travail.
La Glaneuse
et La Chiffonière
Pauvre homme!
Le Bricoleur
Bah! dans toutes les familles, c'est la même chose! moi, j'en avais trois, je
n'ai pu les tenir!
Faut pas leur en vouloir si elles préfèr' à notre vie d'enfer le paradis qui
les appelle là-bas...
La Petite
Chiffonnière [à part]
Est-c' que les bons lits, les belles robes, comme le soleil,
[elle tend les bras vers le soleil dont les premiers rayons éclairent la
Butte]
ne devraient pas être à tout le monde!
Deux gardiens
de la paix traversent lentement la scène et s'approchent de la laitière. Le
carrefour s'anime.
Une balayeuse apparaît au fond et s'avance vers le groupe.
Premier
Gardien [à la laitière.]
Belle journée!
La Laitière
Voici le printemps.
Premier
Gardien
La saison des amours...
La Laitière
Pour ceux qui ont vingt ans!
Deuxième
Gardien
Bah! chacun son tour...
La Laitière
J'attends encore le mien!
Premier
Gardien
Vous n'avez jamais aimé?
Un gavroche
s'approche de l'éventaire et se chauffe les mains au fourneau.
La Laitière [simplement]
Je n'ai pas eu le temps!
Les gardiens rient.
La Gavroche [à
la laitière]
Un p'tit noir?
La Balayeuse [fanfaronne]
Moi, j'ai eu ch'vaux et voitures... Y a vingt ans
[triomphante] j'étais la reine de Paris!
[comique] quell' dégringolade! hein? mais je ne regrette rien... je me
suis tant amusée...
[sentimentale] Ah! la belle vie! le joyeux, le tendre, l'inoubliable
paradis!
Le gavroche, qui l'a écoutée, hausse les épaules, puis s'approche d'elle, la
tire par la manche.
Le Gavroche [avec
une naïveté feinte]
Dites: donnez-moi l'adresse...
La Balayeuse
Quelle adresse?
Le Gavroche [goguenard]
L'adresse... de vot' paradis!
La Balayeuse
Mais, mon petit,
[montrant la ville, tendre] c'est Paris!
Le Gavroche [jouant
l'étonnement]
Paris...
[il regarde la ville]
c'est étonnant! depuis que j'suis au monde j'm'en étais pas encore aperçu!
Premier
Gardien [bourru]
Allons, circule!
Le Gavroche [narquois,
froidement]
De quoi... on n'peut pas s'instruire?..
Premier
Gardien [brutal]
Va travailler!
Il le pousse. Le gavroche immobile, toise le gardien, puis d'une pirouette
nonchalante il lui tourne le dos et s'en va lentement - arrivé au coin de la
rue, il se retourne.
Le Gavroche [criant,
ses mains en porte-voix]
Y en a donc que pour les femm's, dans vot' paradis!
[geste menaçant des gardiens; le gamin s'enfuit; les gardiens s'éloignent du
même côté]
La petite chif
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