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Gustave Charpentier
Louise

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  • ACTE PREMIER
      • Scène IV. Louise, La Mère, Le Père
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Scène IV. Louise, La Mère, Le Père

 

Le père entre; il tient une lettre à la main; la mère va vite à la cuisine; Louise, troublée, débarrasse la table pour le repas du soir.

Le Père
Bonsoir...
[il accroche sa casquette à un portmanteau]
La soupe est prête?

La Mère [criant de la cuisine]
Oui, de suite!
Le père s'assied près du poële. Louise tisonne le feu; puis, voyant la lettre, elle s'éloigne et va vers le placard. Le père regarde la lettre, la décachète, et la lit. Louise revient lentement portant les assiettes et les verres qu'elle range silencieusement sur la table; puis elle va chercher les couverts. Le père pose la lettre sur la table et regarde sa fille. Louise, avec embarras, place les couverts. Le père lui tend les bras; ils s'embrassent. Louise épie si sa mère les voit et rend son baiser au père; longtemps, ils se regardent.
Le père se lève, approche sa chaise de la table et s'assied.
La mère rentre, portant la soupe: le père sert la soupe. Ils mangent la soupe.
Tous trois demeurent silencieux, immobiles, songeurs, les parents regardant Louise qui détourne les yeux embarrassée.

Le Père [s'essuyant la bouche]
Ah! quelle journée!

Louise
Tu es fatigué?
La mère se lève, va porter les assiettes et la soupière dans la cuisine.

Le Père
Je sens que je ne suis plus jeune et les journées sont longues!

Louise
Pauvre père, tu ne te reposeras donc jamais?

Le Père [avec bonhomie]
Et qui ferait bouillir la marmite si je quittais l'outil?
La mère revient avec le ragôut. Le père sert le ragôut.

La Mère
Depuis trente ans que tu téchines, tu aurais bien mérité un peu de repos!
[regardant du côté de la chambre de Julien, avec colère]
Quand on pense qu'il y a tant de fainéants qui passent leur vie à faire la fête!

Le Père [avec rondeur]
Ils ont la chance dêtre venus au monde
[riant] après leurs pères!

La Mère [rageuse]
Tu trouves que c'est juste?
[elle frappe sur la table]
Moi, je dis que tout le monde devrait travailler!

Le Père
L'Égalité, les grands mots! l'impossible! si on avait le droit de choisir, on choisirait le métier le moins fatigant...

La Mère [railleuse, regardant sa fille]
C'est vrai, tout le monde voudrait être artiste!

Le Père [riant]
Et on ne trouverait plus personne pour faire les gros ouvrages!
[bonhomme] Y a longtemps que j'en ai pris mon parti!...
Quand on n'a pas de rentes, il faut se contenter d'en gagner pour les autres...
[avec amertume] chacun son lot dans la belle vie!

La Mère
Tu es bien résigné aujourd'hui: les rentes ne seraient pas à dédaigner.

Le Père
Ceux qui en ont sont-ils plus heureux? Le bonheur, vois-tu, c'est d'être comme nous sommes, nous aimant bien! nous portant bien! Ce bonheur-là, nul ne peut nous le prendre.
La mère se lève et dessert.
[à Louise, tendrement]
Le bonheur, c'est le foyer où l'on se repose... où on oublie, près de ceux qu'on aime, les malechances de la vie!...
Il attire sa fille à lui et l'embrasse. Louise le contemple avec amour.
[avec rancune]
Ceux qui ont des rentes aujourd'hui n'en auront peut-être plus demain...
Il se lève. Il esquisse un geste de menace.
[débordant de gaieté]
Nous, toujours, nous serons heureux!
Rayonnant, il embrasse sa fille, saisit par la taille la mère qui revient de la cuisine et lui faire faire quelques tours de valse lourde. La mère se dégage.

La Mère [riant]
Assez! Vas-tu finir! grand fou!

Le Père [riant]
Ah! ah! ah! ah! ah! je suis heureux!
Il cherche sa pipe, la bourre, s'assied près du feu et prend un tison, puis il tire béatement de nombreuses bouffées.

La Mère [à Louise, durement]
Vas-tu me laisser faire toute la besogne! Allons, remue-toi!

La mère débarasse la table, prépare la lampe et l'allume. Louise essuie la table; elle aperçoit la lettre de Julien que le père avait posée près de son assiette; elle y met un baiser furtif, puis s'avance vers son père et la lui donne.

Le Père [à Louise]
Ah! merci...
Il regarde malignement sa fille. Louise s'éloigne et va à la cuisine porter la desserte. La mère apporte une lampe allumée qu'elle pose sur la table. Le père, assis près du feu, relit la lettre. Louise l'épie de la cuisine; elle voit avec crainte sa mère s'approcher de lui.

La Mère [au père]
Une lettre?

Le Père [simplement]
Oui, une lettre du voisin...

La Mère
Une autre lettre?

Le Père
Il renouvelle sa demande...

La Mère
Quel toupet! après ce qui s'est passé...

Le Père
Que veux-tu dire?

La Mère [embarrassée]
Après... notre premier refus...

Le Père [avec bienveillance]
Mon Dieu! sa lettre est gentille...
[il montre Louise qui s'avance, très émue]
Il semble l'aimer, il n'est pas détesté de Louise...
[Louise se jette dans les bras de son père]

La Mère [dont la colère éclate]
C'est trop fort! il en a de l'aplomb!

Le Père [à la mère]
Allons! allons! ce n'est pas la peine de se mettre en colère... tu tournes tout au tragique! il serait plus facile de prendre de nouveaux renseignements... savoir s'il est devenu plus sérieux...
[plus grave]
Nous ne sommes pas forcés de lui donner Louise dès demain et il ne va pas nous l'enlever, je suppose?...
La mère réfrène une forte envie de raconter au père les incidents de la journée. Louise tremble qu'elle ne parle.
Si les renseignements ne suffisent pas, eh bien! on l'invitera; lorsque je l'aurai vu, je...

La Mère [interrompant, outrée]
Lui! ici! par exemple! s'il entre ici, moi, j'en sortirai!

Le Père [conciliant]
Allons! allons!

La Mère
Tu voudrais m'obliger à recevoir ici ce vaurien qui me rit au nez quand il me rencontre?

Le Père
Des gamineries...

La Mère
Ce chenapan! ce débauché! ce bohème! ce pilier de cabaret dont l'existence est le scandale du quartier?
et je ne dis pas tout!... car j'en sais sur son compte,
[d'une voix sifflante] des infamies!

Louise [perdant la téte]
Ce n'est pas vrai!

La mère lui donne une giffle. Le père s'interpose, très ennuyé. Il éloigne la mère. Louise tombe accablée sur une chaise, et pleure...
Dans la cuisine, la mère remue ses casseroles avec violence.
Le père revient vers sa fille et son visage exprime l'amour et la pitié.

Le Père [s'asseyant près de Louise]
O mon enfant, ma Louise, tu sais combien nous t'aimons!
Si nous sommes prudents vis-à-vis de ceux qui te remarquent, c'est qu'arrivés au bout du chemin que tu vas gravir, nous en connaissons toutes les misères!
[il s'assied près de sa fille]
À ton âge, on voit tout beau, tout rose!... prendre un mari, c'est choisir une poupée
[geste étonné de Louise; souriant]
oui, une poupée! Malheureusement, ces poupées-là, ma fille, vous font parfois pleurer bien des larmes!

Louise [lève des yeux en pleurs, et tristement, mais intéressée:]
Oui, quand elles sont méchantes... mais, en la choisissant bonne, gentille, aimante...>

La mère est allée en bougonnant dans la cuisine, a allumé une bougie et s'est mise à repasser.

Le Père
Comment veux-tu la choisir, petite fille?

Louise [avec élan]
Avec mon coeur!

Le Père
C'est un bien mauvais juge...

Louise
Pourquoi donc?

Le Père
Qui dit amoureux, toujours dit: aveugle...

La Mère [à part]
S'il veut discuter avec elle, il n'a pas fini!..
Louise semble chercher une réponse. La mère pose son fer sur la table très fort et regarde dans la chambre.

Louise [plus hardiment]
Mais avant d'aimer, avant d'être ``aveugle,'' ne peut-on découvrir les défauts de celui qu'on aimera?..

Le Père
Peut-être, s'il ne vous manquait une chose...

Louise
Laquelle?

Le Père
L'expérience!

Louise [moqueuse]
Alors ceux qui se marient deux fois sont plus heureux la seconde?

Le Père [sérieux]
Ne plaisante pas, Louise! s'il est difficile de déchiffrer les coeurs, on peut toujours lire dans le passé de celui qu'on aime, et par là pressentir l'avenir.
La mère approuve en posant de nouveau son fer très fort sur la table.
Par exemple, pour ce jeune homme, les renseignements furent détestables!
[la mère hoche la tête]
Tu faillis toi-même en convenir.
[la mère ponctue chaque mot d'un violent coup de fer]
Paresseux, débauché, sans ressources, sans métier, après tout, c'était un triste choix pour une fille comme toi. Aujourd'hui, il renouvelle sa demande: a-t-il changé?
[Louise fait un signe affirmatif]
je l'ignore... Qu'il soit digne de toi, c'est le désir de ton père.

La mère qui s'impatiente chante un motif du récit de Julien qu'elle a surpris tout à l'heure.

La Mère
la la la la la la la la

/ Le Père
| Crois-tu qu'il t'aime?
| La Mère
| la la la la la la la la
| Louise
\ Oui!

Le Père
Et toi, crois-tu l'aimer?
Louise se cache la tête sur la poitrine de son père.

La Mère [à mi-voix]
``C'était mon adorée...''
[Louise relève la tête, anxieuse]

Le Père
Il ne t'a jamais parlé?

Louise [avec effort]
Non!
Le père la regarde un peu méfiant.

La Mère [ à part, continuant d'imiter Julien]
``Nous ne pouvions pas nous parler!... nous ne pouvions pas nous r'garder!... nos coeurs bondissaient!.. l'ombre frémissait!.. et tout le monde dormait!..''

Louise très troublée se détourne; le père lui prend les mains et la regarde dans les yeux.

Le Père
Louise! si je repousse sa demande, me promets-tu de l'oublier?
Louise hésite, mais la mère, portant du linge, traverse la chambre, s'arrête menaçante devant elle et va dans la chambre voisine.
Promets-tu d'obéir, en fille sage, à notre volonté?
[s'animant] Ah! si tu devais un jour renier ma tendresse, sache bien que, privé de toi, je ne pourrais vivre... O mon enfant, ma Louise!...

Louise [émue]
Père, toujours je vous aimerai!
Le père la presse sur son coeur, elle éclate en sanglots. Au loin la mère continue à chanter.

La Mère [dans la chambre voisine]
la la la la la la la la la la la la la la

Le Père [relève Louise, souriant de pitié]
Allons, enfant, sèche tes belles mirettes...
Ce gros chagrin passera... et plus tard tu nous remercieras de t'avoir préservée du malheur... Allons! allons! petite folle!
[il prend un journal sur l'armoire; enjoué]
Tiens, lis-moi le journal, ça te distraira et ça ménagera mes pauvres yeux... veux-tu?
La mère rentre et s'assied près de la table, reprisant du linge.

Louise [avec effort]
Oui...

À la pendule dix heures sonnent. Louise prend le journal, va s'asseoir près de la lampe et commence sa lecture d'une voix étranglée de sanglots; le père la regarde avec une pitié souriante.

Louise [lisant]
``La saison printanière est des plus brillantes, Paris tout en fête...''
[elle sanglote]
Paris!..

Le rideau tombe subitement {lentement pendant les dernier mots de Louise}.

 




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