Scène II. Entre Arkel
ARKEL
Maintenant que
le père de Pelléas est sauvé et que la maladie, la vieille servante de la mort,
a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans
la maison…
Il était temps! Car depuis ta venue, on n'a vu ici qu'en chuchotant autour
d'une chambre fermée…
Et vraiment, j'avais pitié toi, Mélisande…
Je t'observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l'air étrange et
égaré de quelqu'un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un
beau jardin…
Je ne puis pas expliquer…mais j'étais triste de te voir ainsi, car tu es trop
jeune et trop belle pour vivre déjà jour et nuit sous l'haleine de la mort…
Mais à présent tout cela va changer.
A mon âge, et c'est peut-être là le fruit le plus sûr de ma vie, à mon âge,
j'ai acquis je ne sais quelle foi à la fidélité des événements, et j'ai
toujours vu que tout être jeune et bea créait autour de lui des événements
jeunes, beaux et heureux…
Et c'est toi, maintenant, qui vas ouvrir la port à l'ère nouvelle que
j'entrevois…
Viens ici; pourquoi restes-tu là sans répondre et sans lever les yeux?
Je ne t'ai embrassée qu'une seule fois jusqu'ici, le jour de ta venue; et
cependant les vieillards ont besoin quelquefois, de toucher de leurs lèvres le
front d'une femme ou la joue d'un enfant, pour croire à la fraîcheur de la vie
et éloigner un moment les menaces de la mort.
As-tu peur de mes vieilles lèvres?
Comme j'avais pitié de toi ces mois-ci…
MÉLISANDE
Grand-père, je
n'étais pas malheureuse.
ARKEL
Laisse-moi te
regarder ainsi, de tout près, un moment!…
On a tant besoin de beauté aux côtés de la mort…
(Enter
Golaud.)
GOLAUD
Pelléas part ce
soir.
ARKEL
Tu as du sang
sur le front. Quas-tu fait?
GOLAUD
Rien, rien…
J'ai passé au travers d'une haie d'épines.
MÉLISANDE
Baissez un peu
la tête, seigneur…je vais essuyer votre front…
GOLAUD
Je ne veux pas
que tu me touches, entends-tu?
Va-t'en! Je ne te parle pas.
Où est mon épée?
Je venais chercher mon épée…
MÉLISANDE
Ici, sur le
prie-Dieu.
GOLAUD
Apporte-la.
(à Arkel)
On vient encore
de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer.
On dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.
(à Mélisande)
Eh bien, mon
épée?
Pourquoi tremblez-vous ainsi?
Je ne vais pas vous tuer.
Je voulais simplement examiner la lame.
Je n'emploie pas l'épée à ces usages.
Pourquoi m'examinez-vous comme un pauvre?
Je ne viens pas vous demander l'aumône.
Vous espérez vois quelque chose dans mes yeux sans que je voie quelque chose
dans les vôtres?
Croyez-vous que je sache quelque chose?
Voyez-vous ces grands yeux…
On dirait qu'ils sont fiers d'être riches…
ARKEL
Je n'y vois
qu'une grande innocence…
GOLAUD
Une grande
innocence!
Ils sont plus grands que l'innocence!
Ils sont plus pures que les yeux d'un agneau…
Ils donneraient à Dieu des leçons d'innocence.
Une grande innocence!
Ecoutez; j'en suis si près que le sons in fraîcheur de leurs cils quand ils
clignent; et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l'autre monde
que du plus petit secret de ces yeux!…
Une grande innocence!
Plus que de l'innocence!
On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême.
Je les connais ces yeux!
Je les ai vus à l'œuvre!
Fermez-les! fermer-les! Ou je vais les fermer pour longtemps!
Ne mettez pas ainsi votre main à la gorge; je dis une chose très simple…
J'ai pas d'arrière-pensée…
Si j'avais une arrière-pensée pourquoi ne la dirais-je pas?
Ah! ah! ne tâchez pas de fuir!
Ici!
Donnez-moi cette main!
Ah! vos mains sont trop chaudes…
Allez-vous-en! Votre chair me dégoûte!
Allez-vous-en!
Il ne s'agit plus de fuir à présent!
(Il la saisit
par les cheveux.)
Vous allez me
suivre à genoux!
A genoux devant moi!
Ah! ah! vos longs cheveux servent en fin à quelque chose.
A droite et puis à gauche!
A gauche et puis à droite!
Absalon! Absalon!
En avant! en arrière!
Jusqu'à terre! jusqu'à terre…
Vous voyez,
vous voyez; je ris déjà comme un vieillard…
Ah! ah! ah!
ARKEL
(accourant)
Golaud!
GOLAUD
(affectant un
calme soudain)
Vous ferez comme
il vous plaira, voyez-vous.
Je n'attache aucune importance à cela.
Je suis trop vieux; et puis je ne suis pas un espion.
J'attendrai le hasard; et alors…
Oh! alors!
Simplement parce que c'est l'usage;
Simplement parce que c'est l'usage.
ARKEL
Qu'a-t'il donc?
Il est ivre?
MÉLISANDE
(en larmes)
Non, non, mais
il ne m'aime plus…je ne suis pas heureuse…
ARKEL
Si j'étais Dieu,
j'aurais pitié du cœur des hommes…
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