Texte
Le
deuxième volume de la collection «Le Monde des Icones», illustré
de 16 planches en couleurs
exceptionnellement lumineuses,
est consacré aux douze
grandes fêtes du «cycle
liturgique» de l'Eglise Orthodoxe. En effet, avec la Déésis,
image de la Mère de Dieu et de
Jean-Baptiste intercédant pour le salut des hommes, les icones «des
douze fêtes» constituent le thème central autour duquel s'organise l'iconostase, caractéristique
des églises de rite byzantin.
Quelles sont
l'origine et l'histoire de l'iconostase? A quels impératifs religieux
son développement, au cours des siècles, a-t-il obei? Quelle est
sa signiftcation théologique et liturgique profonde, essentielle?
C'est
à ces questions que s'efforce
de répondre Martin Winkler
dans une introduction (traduite de l'allemand par J.-Philippe et Brigitte Ramseyer) qui, par sa
concision, par l'exactitude de son information et surtout par la sympathie avec laquelle l'auteur aborde l'objet de ses
investigations, est un modèle du genre.
Μ.Winkler évite ainsi le contresens de certains historiens
de l'art qui voient dans l'icone une entité purement esthétique.
Issue de la
foi et de la prière de l'Eglise, informée
par elles, c'est-à-dire recevant d'elles sa forme propre, l'icone
est proposée à la vénération des fidèles
afin qu'a travers elle, purifié par cette vision de lignes et de
couleurs assujetties au canοn ecclésial, le regard de l'orant
s'élève à la contemplation aimante et adorante du
Mystère Divin. En dehors de cette perspective, celle οù se place
précisément l'auteur de «Jours de Fêtes», l'icone demeure
indéchiffrable, quelle que soit la compétence technique et
artistique du commentateur.
En ce
qui concerne l'iconostase, ce «mur d'images» qui, de nos
jours, dans la
plupart des èglises
grecques οu russes, sépare l'abside, avec l'autel,
de la nef οù se tiennent les fidèles, l'étude de
Μ.Winkler apporte des précisions
particulièrement importantes
qui devraient intéresser nοn
seulement l'amateur d'art
sacré mais le théologien et le liturgiste. Son analyse pourrait
ainsi contribuer à cette prise de conscience de l'essentiel et de «l'unique nécessaire» qui, dans tous les domaines de la vie
ecclésiale s'impose au chrétien d'aujourd'hui et, en particulier,
à nous, chrétiens orthodoxes.
L'histoire
de l'iconostase telle qu'elle est brièvement esquissée dans
«Jours de Fêtes», nous semble suggérer un certain nombre de
constatations et de reflexions.
Ιl ne
fait aucun doute que l'iconostase sous sa forme actuelle, monumentale,
est le fruit
d'un développement relativement tardif. Telle que nous la
connaissons, avec ses cinq rangées d'images superposées, occupant
toute la largeur et la hauteur de la
nef, percée de trois portes menant à la triple abside, elle
n'apparaît et ne prend sa forme définitive, en Russie, que dans le
second quart du Xve siècle. Saint Serge de Radonège (1313-1392),
le maître spirituel par excellence de la Russie moscovite, ne l'a pas connue
sous cette forme et, peut-être, dans son souci
de sobriété et de pauvreté monastique, ne l'eût-il
pas admise. D'autre part, ce n'est guère
qu'à partir du XVIIe siècle que l'iconostase russe se
répand dans le reste du monde orthodoxe. (1)
Cette
constatation n'implique, en soi, aucun jugement sur la valeur spirituelle de
l'iconostase et sa conformité à la
tradition ecclésiale. L'Eglise peut parfaitement reconnaître comme sien,
c'est-à-dire comme adéquat à la Vérité Divine dont elle a
nοn seulement le dépôt mais qui est inscrite en son cœur
par l'effusion toujours renouvelée et toujours neuve du Saint-Esprit, ce
qui, du point de vue historique,
apparaît comme un fruit
tardif de la croissance du grain de
sénevé ecclésial. Cependant, c'est au grain, en sa petitesse et en sa pureté, qu'il convient de se
référer pour distinguer le fruit authentique de certaines formes
dégénérées.
L'iconostase
actuelle, comme le montre Μ.Winkler, est en germe déjà dans
la clôture qui, dés le IVe siècle, au temps des
Pères de l'Eglise, isolait l'autel de la nef.Cloison transparente, (il
s'agissait généralement d'une balustrade de pierre οu de
marbre, peu élevée et décorée d'emblêmes
chrétiens) elle symbolisait la distinction sans séparation en
même temps que la rencontre, dans la Liturgie, du monde céleste,
éternel, et du monde terrestre,
éphémère; de
l'Eglise glorieuse déjà
élevée aux cieux en Christ
et en la personne de la Mère de Dieu, et de l'Eglise souffrante et
militante, in via (2).
La «querelle des images» du ΙXe siècle dont l'enjeu fut,
avec le dogme christologique, la possibilité d'une anthropologie et d'un
humanisme chrétiens impliqués en lui, dota cette clôture
primitive, après la défaite des iconoclastes, d'une image du
Christ placée au milieu de l'architrave qui couronnait la baie centrale.
Ainsi «l'alliance était... introduite entre la clôture et la
peinture, οn s'acheminait vers l'iconostase:. (p.
6).
Une autre
étape est bientôt franchie
lorsqu'à la droite et à la gauche du Christ οn flgure les
deux intercesseurs, la Mère de Dieu et saint Jean-Baptiste. Tel est le thème de l'icone appelée
Déésis οu «priére». Dès lors le sens de la
paroi tend non à changer, comme l'écrit Μ.Winkler, mais
à se préciser dans un sens opposé
au dualisme latent de certains milieux chrétiens. L'accent est mis moins
sur la distinction de l'Eglise céleste et de l'Eglise terrestre que sur
le lien qui les unit, en la personne des intercesseurs et de cette «nuée de témoins» qui
bientôt va entourer la Mère de Dieu et le Précurseur et se
joindre à leur prière.
Presque en
même temps la rédaction définitive par l'Eglise de son
calendrier liturgique jalοnné par
les «douze grandes fêtes»
du Christ et de la Vierge dont chacune éclaire un aspect du
mystère de la Rédemption, introduit dans le temple
chrétien des thèmes iconographiques nouveaux.
C'est à partir de ces éléments,
hérités de Byzance, que se constituera l'iconostase russe,
adoptée, à son tour, par les autres églises orthodoxes.
Là
encore, il convient de distinguer plusieurs
périodes. Jusqu'à la fln du XIVe siècle, l'iconostase
russe reste de dimensions relativement modestes et certains indices prouvent
que sa hauteur n'était pas telle qu'elle put empêcher les
fidèles de suivre l'action liturgique qui se déroule dans le sanctuaire. Seulement au XVe siècle, οu commence
à dresser dans les cathédrales et dans les grandes églises
conventuelles, par dessus les anciennes balustrades de pierre οu de bois,
hautes d'environ 1 m.50, les immenses échafaudages de l'iconostase
à cinq étages, comportant outre les rangées des
intercesseurs et des images des jours saints, une 4e et une 5e rangées
consacrées aux prophètes et aux patriarches.
Ainsi un
souci didactique, lègitime en soi (analogue à celui qui animait
les bâtisseurs de cathédrales gothiques), le désir « de
représenter symboliquement tout
le plan divin du salut et sa
réalisation progressive» (p.13) risquaient de rompre l'équilibre
et la stricte et sobre ordonnance, orientée essentiellement vers la
participation au drame liturgique, de l'iconostase primitive.
D'autres
influences d'ordre culturel et social, voire
politique, joueront dans le même sens: la puissance et la richesse des
princes moscovites, le goût du luxe, du décor et de la
beauté qui caractérisent une société nouvelle
οù les églises de pierre, «magnifiques et somptueuses»,
deviennent «le centre de la vie mondaine comme de la vie ecclésiastique»
(p. 11).
Ainsi, au
cours du XVe et du XVIe siècle, au moment même οu l'art
iconographique russe atteint des sommets spirituels dans les œuvres de
Denis et de Roublev, s'esquisse un glissement οù les valeurs
esthétiques tendent dangereusement à se substituer à
l'inspiration religieuse par un mouvement analogue et parallèle à
celui qui éloigna si tragiquement l'église russe
«joséphienne» de la spiritualité sobre, prophétique et
évangélique de Nil Sorsky et des starets «d'outre Volga» (3).
L'iconostase monumentale et surchargée, malgré son ordonnance
harmonieuse, malgré la valeur religieuse incontestable des icones qui la
composent, pourrait ainsi apparaître comme l'indice d'un certain affaiblissement du
sens liturgique, voire d'une distorsion de la conscience
ecclésiale. Destinée à symboliser la rencontre et la
réconciliation de Dieu et de l'homme, du Ciel et de la Terre, dans la
participation de l'Eglise tout
entière à l'intercession
et à l'offrande de l'Unique Grand-Prêtre, l'iconostase
n'apparaît-elle pas comme détournée de sa fin lorsqu'elle
arrête et capte, en quelque sorte, la prière de l'assemblée
chrétienne, au lieu de la conduire et de la mêler, comme l'eau est
mêlée au vin eucharistique, au sacrifice du Christ, au creur de la
Liturgie?
Dans une
toute autre direction, l'etude de Μ.Winkler ouvre egalement des
perspectives intéressantes.
Deux images
de l'Annonciation, également belles mais d'un style très différent,
l'une grecque, l'autre russe, soulignent et la
diversité et l'unité de l'art iconographique. L'icone exprime une
vision spirituelle
collective οu plutôt,
ecclésiale mais réfractée par la personnalité
de l'artiste qui, de son côté, assume une culture et participe
d'un tempérament ethnique οu national. Ιl est dommage que les
dimensions réduites de l'ouvrage n'aient pas permis d'autres confrontations
qui auraient mis en lumière la richesse et la
multiplicité des interprétations et des
styles à
l'intérieur d'une tradition
commune et dans les limites strictes du
canοn ecclésial. Ainsi se trouveraient justifiées et
encouragées, du moins en leur principe sinon en toutes leurs
réalisations, les recherches et les efforts créateurs de certains
peintres d'icones
modernes, en Orient comme en Occident.
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