Le
service de l'homme
1. De nos jours, saisi
d'admiration devant ses propres découvertes et son propre pouvoir, le genre
humain s'interroge cependant, souvent avec angoisse, sur l'évolution présente
du monde, sur la place et le rôle de l'homme dans l'univers, sur le sens de ses
efforts individuels et collectifs, enfin sur la destinée ultime des choses et
de l'humanité. Aussi le Concile, témoin et guide de la foi de tout le Peuple de Dieu
rassemblé par le Christ, ne saurait donner une preuve plus parlante de
solidarité, derespect et d'amour à l'ensemble de la famille humaine, à laquelle
ce peuple appartient, qu'en dialoguant avec elle sur ces différents problèmes,
en les éclairant à la lumière de l'Evangile, et en mettant à la disposition du
genre humain la puissance salvatrice que l'Eglise, conduite par l'Esprit-Saint,
reçoit de son Fondateur.
C'est en effet
l'homme qu'il s'agit de sauver, la société humaine qu'il faut renouveler. C'est
donc l'homme, l'homme considéré dans son unité et sa totalité, l'homme, corps
et âme, coeur et conscience, pensée et volonté, qui constituera l'axe de tout
notre exposé.
2. Voilà pourquoi, en proclamant la très noble vocation
de l'homme et en affirmant qu'un germe divin est déposé en lui, ce Saint Synode
offre au genre humain la collaboration sincère de l'Eglise pour l'instauration
d'une fraternité universelle qui réponde à cette vocation. Aucune ambition
terrestre ne pousse l'Eglise; elle ne vise qu'un seul but: continuer, sous
l'impulsion de l'Esprit Consolateur, l'oeuvre même du Christ, venu dans le
monde pour rendre témoignage à la vérité2, pour sauver non pour
condamner, pour servir non pour être servi3 .
1.
Pour mener à bien cette tâche, l'Eglise a le devoir, à tout moment, de scruter
les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l'Evangile, de telle
sorte qu'elle puisse répondre, d'une manière adaptée à chaque génération, aux
questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur
leurs relations réciproques. Il importe
donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses
attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. Voici, tels qu'on
peut les esquisser, quelques-uns des traits fondamentaux du monde actuel.
2. Le genre humain vit aujourd'hui un âge
nouveau de son histoire, caractérisé par des changements profonds et rapides
qui s'étendent peu à peu à l'ensemble du globe. Provoqués par l'homme, par son
intelligence et son activité créatrice, ils rejaillissent sur l'homme lui-même,
sur ses jugements, sur ses désirs, individuels et collectifs, sur ses manières
de penser et d'agir, tant à l'égard des choses qu'à l'égard de ses semblables.
A tel point que l'on peut déjà parler d'une véritable métamorphose sociale et
culturelle dont les effets se répercutent jusque sur la vie religieuse.
3. Comme en toute crise de croissance, cette
transformation ne va pas sans de sérieuses difficultés. Ainsi, tandis
que l'homme étend si largement son pouvoir, il ne parvient pas toujours à s'en
rendre maître. S'efforçant de pénétrer plus avant les ressorts les plus secrets
de son être, il apparaît souvent plus incertain de lui-même. Il découvre peu à
peu, et avec plus de clarté, les lois de la vie sociale, mais il hésite sur les
orientations qu'il faut lui imprimer.
4. Jamais le genre humain n'a regorgé de tant de richesses, de tant de
possibilités, d'une telle puissance économique; et pourtant une part
considérable des habitants du globe sont encore tourmentés par la faim et la
misère, et des multitudes d'êtres humains ne savent ni lire ni écrire. Jamais
les hommes n'ont eu comme aujourd'hui un sens aussi vif de la liberté, mais, au
même moment, surgissent de nouvelles formes d'asservissement social et psychique.
Alors que le monde prend une conscience si forte de son unité, de la dépendance
réciproque de tous dans une nécessaire solidarité, le voici violemment écartelé
par l'opposition de forces qui se combattent: d'âpres dissensions politiques,
sociales, économiques, raciales et idéologiques persistent encore, et le danger
demeure d'une guerre capable de tout anéantir. L'échange des idées s'accroît;
mais les mots mêmes qui servent à exprimer des concepts de grande importance
revêtent des acceptions fort différentes suivant la diversité des idéologies.
Enfin, on recherche avec soin une organisation temporelle plus parfaite sans
que ce progrès s'accompagne d'un égal essor spirituel.
5. Marqués par une situation si complexe, un
très grand nombre de nos contemporains ont beaucoup de mal à discerner les
valeurs permanentes; en même temps, ils ne savent comment les harmoniser avec
les découvertes récentes. Une inquiétude les saisit et ils s'interrogent avec
un mélange d'espoir et d'angoisse sur l'évolution actuelle du monde. Celle-ci
jette à l'homme un défi; mieux, elle l'oblige à répondre.
1. L'ébranlement actuel des esprits et la transformation
des conditions de vie sont liés à une mutation d'ensemble qui tend à la
prédominance, dans la formation de l'esprit, des sciences mathématiques,
naturelles ou humaines et, dans l'action, de la technique, fille des sciences. Cet esprit scientifique a façonné d'une
manière différente du passé l'état culturel et les modes de penser. Les progrès
de la technique vont jusqu'à transformer la face de la terre et, déjà, se
lancent à la conquête de l'espace.
2. Sur le temps aussi,
l'intelligence humaine étend en quelque sorte son empire: pour le passé, par la
connaissance historique; pour l'avenir, par la prospective et la planification.
Les progrès des sciences biologiques, psychologiques et sociales ne
permettent pas seulement à l'homme de se mieux connaître mais lui fournissent
aussi le moyen d'exercer une influence directe sur la vie des sociétés, par
l'emploi de techniques appropriées. En même temps, le genre humain se
préoccupe, et de plus en plus, de prévoir désormais son propre développement
démographique et de le contrôler.
3. Le mouvement même de
l'histoire devient si rapide que chacun à peine à le suivre. Le destin de la
communauté humaine devient un, et il ne se diversifie plus comme en autant
d'histoires séparées entre elles. Bref, le genre humain passe d'une notion
plutôt statique de l'ordre des choses à une conception plus dynamique et
évolutive: de là naît, immense, une problématique nouvelle, qui provoque à de
nouvelles analyses et à de nouvelles synthèses.
l. Du même coup, il se produit des changements de jour en
jour plus importants dans les communautés locales traditionnelles (familles
patriarcales, clans, tribus. villages), dans les différents groupes et les
rapports sociaux.
2. Une société de type industriel s'étend peu à peu, amenant certains pays à
une économie d'opulence et transformant radicalement les conceptions et les conditions
séculaires de la vie en société. De
la même façon, la civilisation urbaine et l'attirance qu'elle provoque
s'intensifient, soit par la multiplication des villes et de leurs habitants,
soit par l'expansion du mode de vie urbain au monde rural.
3. Des moyens de communication sociale nouveaux, et sans cesse plus
perfectionnés, favorisent la connaissance des événements et la diffusion
extrêmement rapide et universelle des idées et des sentiments, suscitant ainsi
de nombreuses réactions en chaîne.
4. On ne doit pas négliger non plus le fait que tant d'hommes, poussés par
diverses raisons à émigrer, sont amenés à changer de mode de vie.
5. En somme, les relations de l'homme avec ses semblables se multiplient
sans cesse, tandis que la " socialisation " elle-même entraîne à son
tour de nouveaux liens, sans favoriser toujours pour autant, comme il le
faudrait, le plein développement de la personne et des relations vraiment
personnelles, c'est-à-dire la " personnalisation ".
6. En vérité, cette évolution se manifeste surtout dans les nations qui
bénéficient déjà des avantages du progrès économique et technique; mais elle
est aussi à l'oeuvre chez les peuples en voie de développement qui souhaitent
procurer à leurs pays les bienfaits de l'industrialisation et de
l'urbanisation. Ces peuples, surtout s'ils sont attachés à des traditions plus
anciennes, ressentent en même temps le besoin d'exercer leur liberté d'une
façon plus adulte et plus personnelle.
1. La transformation des mentalités et des structures
conduit souvent à une remise en question des valeurs reçues, tout
particulièrement chez les jeunes: fréquemment, ils ne supportent pas leur état;
bien plus, l'inquiétude en fait des révoltés, tandis que, conscients de leur
importance dans la vie sociale, ils désirent y prendre au plus tôt leurs
responsabilités. C'est pourquoi il n'est pas rare que parents et éducateurs éprouvent
des difficultés croissantes dans l'accomplissement de leur tâche.
2. Les cadres de vie, les lois, les façons de penser et de sentir hérités du
passé ne paraissent pas toujours adaptés à l'état actuel des choses: d'où le
désarroi du comportement et même des règles de conduite.
3. Les conditions nouvelles affectent enfin la vie religieuse elle-même.
D'une part, l'essor de l'esprit critique la purifie d'une conception magique du
monde et des survivances superstitieuses, et exige une adhésion de plus en plus
personnelle et active à la foi: nombreux sont ainsi ceux qui parviennent à un
sens plus vivant de Dieu. D'autre part, des multitudes sans cesse plus denses
s'éloignent en pratique de la religion. Refuser Dieu ou la religion, ne pas
s'en soucier, n'est plus, comme en d'autres temps, un fait exceptionnel, lot de
quelques individus: aujourd'hui en effet, on présente volontiers un tel
comportement comme une exigence du progrès scientifique ou de quelque nouvel
humanisme. En de nombreuses régions, cette négation ou cette indifférence ne
s'expriment pas seulement au niveau philosophique; elles affectent aussi, et
très largement, la littérature, l'art, l'interprétation des sciences humaines
et de l'histoire, la législation elle-même: d'où le désarroi d'un grand nombre.
1. Une évolution aussi rapide, accomplie souvent sans
ordre, et, plus encore, la prise de conscience de plus en plus aiguë des écartèlements
dont souffre le monde, engendrent ou accroissent contradictions et
déséquilibres.
2. Au niveau de la personne
elle-même, un déséquilibre se fait assez souvent jour entre l'intelligence
pratique moderne et une pensée spéculative qui ne parvient pas à dominer la
somme de ses connaissances ni à les ordonner en des synthèses satisfaisantes.
Déséquilibre également entre la préoccupation de l'efficacité concrète et les
exigences de la conscience morale, et, non moins fréquemment, entre les
conditions collectives de !'existence et les requêtes d'une pensée personnelle,
et aussi de la contemplation. Déséquilibre enfin entre la spécialisation de
l'activité humaine et une vue générale des choses.
3. Tensions au sein de la famille, dues soit à la pesanteur des conditions
démographiques, économiques et sociales, soit aux conflits des générations
successives, soit aux nouveaux rapports sociaux qui s'établissent entre hommes
et femmes.
4. D'importants déséquilibres naissent aussi entre les races, entre les
diverses catégories sociales, entre pays riches, moins riches et pauvres; enfin
entre les institutions internationales nées de l'aspiration des peuples à la
paix et les propagandes idéologiques ou les égoïsmes collectifs qui se
manifestent au sein des nations et des autres groupes.
5. Défiances et inimitiés mutuelles, conflits et calamités s'ensuivent, dont
l'homme lui-même est à la fois cause et victime.
1. Pendant ce temps, la conviction grandit que le genre
humain peut et doit non seulement renforcer sans cesse sa maîtrise sur la
création, mais qu'il peut et doit en outre instituer un ordre politique, social
et économique qui soit toujours plus au service de l'homme, et qui permette à
chacun, à chaque groupe, d'affirmer sa dignité propre et de la développer.
2. D'où les âpres revendications d'un grand nombre qui, prenant nettement
conscience des injustices et de l'inégalité de la distribution des biens,
s'estiment lésés. Les nations en voie de développement, comme celles qui furent
récemment promues à l'indépendance, veulent participer aux bienfaits de la
civilisation moderne tant au plan économique qu'au plan politique, et jouer
librement leur rôle sur la scène du monde. Et pourtant, entre ces nations et
les autres nations plus riches, dont le développement est plus rapide, l'écart
ne fait que croître, et, en même temps, très souvent, la dépendance, y compris
la dépendance économique. Les peuples de la faim interpellent les peuples de
l'opulence. Les femmes, là où elles ne l'ont pas encore obtenue, réclament la
parité de droit et de fait avec les hommes. Les travailleurs, ouvriers et
paysans, veulent non seulement gagner leur vie, mais développer leur
personnalité par leur travail. mieux, participer à l'organisation de la vie économique,
sociale, politique et culturelle. Pour la première fois dans l'histoire,
l'humanité entière n'hésite plus à penser que les bienfaits de la civilisation
peuvent et doivent réellement s'étendre à tous les peuples.
3. Mais sous toutes ces revendications se cache une aspiration plus profonde
et plus universelle: les personnes et les groupes ont soif d'une vie pleine et
libre, d'une vie digne de l'homme, qui mette à leur propre service toutes les
immenses possibilités que leur offre le monde actuel. Quant aux nations, elles ne cessent d'accomplir de
courageux efforts pour parvenir à une certaine forme de communauté universelle.
4. Ainsi le monde moderne
apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et
le chemin s'ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de
la régression, de la fraternité ou de la haine. D'autre part, l'homme prend
conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu'il a mises en
mouvement et qui peuvent l'écraser ou le servir. C'est pourquoi il s'interroge
lui-même.
1. En vérité,
les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre
plus fondamental, qui prend racine dans le coeur même de l'homme. C'est en
l'homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D'une part,
comme créature, il fait l'expérience de ses multiples limites; d'autre part, il
se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité
de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire:
faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu'il ne veut pas et n'accomplit
point ce qu'il voudrait 4. En
somme, c'est en lui-même qu'il souffre division, et c'est de là que naissent au
sein de la société tant et de si grandes discordes. Beaucoup, il est vrai, dont
la vie est imprégnée de matérialisme pratique, sont détournés par là d'une
claire perception de cette situation dramatique; ou bien, accablés par la
misère, ils se trouvent empêchés d'y prêter attention. D'autres, en
grand nombre, pensent trouver leur tranquillité dans les diverses explications
du monde qui leur sont proposées.
2. L'Eglise, quant à elle, croit que le Christ, mort et ressuscité pour
tous5, offre à l'homme, par son Esprit, lumière et forces pour lui
permettre de répondre à sa très haute vocation. Elle croit qu'il n'est pas sous
le ciel d'autre nom donné aux hommes par lequel ils doivent être
sauvés6. Elle croit aussi que la clé, le centre et la fin de toute
histoire humaine se trouvent en son Seigneur et Maître. Elle affirme en outre
que, sous tous les changements, bien des choses demeurent qui ont leur
fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à
jamais7. C'est pourquoi, sous la lumière du Christ, Image du Dieu
invisible, Premier-né de toute créature8, le Concile se propose de
s'adresser à tous, pour éclairer le mystère de l'homme et pour aider le genre
humain à découvrir la solution des problèmes majeurs de notre temps.
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