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Émile Zola
"L'Assommoir" au Théâtre

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III

L'Assommoir a été joué près de trois cents fois.

Il faut, aujourd'hui, se reporter au lendemain de la première représentation. Se souvient-on des rages et des indignations de la critique ? A part quelques rares articles écrits par des plumes amies, tous " éreintaient " la pièce, dans un même élan de fureur. Ces mots ne sont pas trop forts, j'ai le dossier sous les yeux ; et, relus à dix-huit mois de distance, ces comptes-rendus, d'une violence exagérée, produisent une singulière sensation de surprise. Le sentiment qui dominait était l'espoir que la pièce ne ferait pas d'argent. Comme on ne pouvait nier le grand et bruyant succès de la première représentation, on se rejetait sur les représentations suivantes, on déclarait que la curiosité malsaine du public cesserait vite, que la pièce était d'un ennui mortel qui viderait le théâtre au bout du premier mois. Mais ce que je retrouve surtout, dans plusieurs articles, c'est l'idée que ce drame, écrit pour le peuple, ne causerait aucun plaisir au peuple, qu'il le répugnerait même ; et des critiques allaient jusqu'à accuser les auteurs d'insulter le peuple, ce qui semblait inviter la population ouvrière de Paris à venir siffler l'œuvre.

Voilà qui était très grave. Des attaques si dures ont certainement émotionner les auteurs. Ils avaient bien triomphé le premier soir, mais on leur disputait si furieusement le succès, on employait contre eux des armes si déloyales, qu'ils pouvaient douter de l'avenir. En effet, si la critique avait la moindre influence sur le public, une pièce attaquée avec un tel emportement, diffamée, salie à plaisir, à laquelle on refusait intérêt, esprit et moralité, allait voir le vide se faire tout de suite autour d'elle. Eh bien ! c'est justement le contraire qui est arrivé, le succès a grandi tous les jours. Serait-ce donc que la critique n'a aucune influence ? Non, certes, la critique a une influence, et indéniable. Seulement, il faut poser en principe que toute critique injuste est par là même frappée d'impuissance. Dites la vérité, et vous êtes fort, lors même que vous auriez la terre contre vous ; mentez, et fussiez-vous cent mille, vous êtes plus faible qu'un enfant.

Donc, le public est venu pendant près de trois cents représentations, malgré la critique. Pourtant, il serait faux de dire que la critique n'a eu aucune influence. Elle a certainement opéré sur une partie de la bourgeoisie, sur les gens qui lisent les journaux et qui y prennent le ton, la mode du moment, leurs façons de penser et d'agir. J'ai toujours beaucoup aimé à étudier les grands courants qui se déclarent dans les foules. Le problème posé m'intéressait vivement, et je me suis fait communiquer, jour par jour, les feuilles de recettes. Or, voici ce qu'on peut y voir. Les recettes des belles places, des loges et des fauteuils, ont baissé relativement assez vite. Dès la cinquantième, des trous se sont produits, on a eu du mal à louer les loges. Evidemment, les gens riches, ceux qui peuvent payer cher le plaisir du théâtre, s'abstenaient. Après le premier flot des amis inconnus, des curieux quand même, le troupeau ne suivait pas. Et il y avait à coup sûr parti-pris, abstention systématique, car des mots typiques circulaient dans les salons : " On n'allait pas voir une ordure comme L'Assommoir, une femme ne pouvait se montrer à l'Ambigu ". Le plus comique, c'est que des maris venaient tâter le terrain, voyaient la pièce seuls, puis déclaraient gravement qu'il était, en effet, radicalement impossible d'y conduire leurs épouses. Remarquez que ces maris conduisent leurs épouses aux opérettes. Je n'invente rien, j'ai une foule de renseignements plus drôles les uns que les autres. Or, tout ceci ne peut s'expliquer que par l'influence de la critique agissant sur un public mondain qui accepte les opinions toutes faites, les sottises courantes, dont il fait sa règle.

Quel est donc le public qui a fait le succès de L'Assommoir ? C'est le peuple. Les petites places n'ont pas désempli, et le mouvement, loin de se calmer, est allé en s'accentuant jusqu'à la fermeture d'été. Souvent, même dans les derniers jours, le second bureau refusait du monde. N'est-ce pas curieux que ce soit justement le peuple, les petites bourses, qui aient produit les grosses recettes, lorsque toute la critique déclarait que L'Assommoir était une insulte au peuple, et que jamais les ouvriers ne prendraient intérêt à se voir sur la scène avec leurs joies et leurs douleurs ? Voilà, je crois, tranchée d'une façon définitive la question de savoir si le peuple s'intéresse uniquement aux mascarades historiques, aux seigneurs empanachés, et s'il n'est pas touché plus profondément par ses propres drames. Qu'en pensent les critiques qui ont tenté de faire siffler la pièce en diffamant les auteurs, en les désignant comme des insulteurs à la population ouvrière de Paris ? Cette population, dans son bon sens, a compris que la prétendue insulte n'était qu'une leçon : de là, la haute moralité et le grand succès.

Oui, le succès de L'Assommoir vient de la haute moralité de l'œuvre. Tâchez d'analyser ce succès. On a dit que la vogue du roman avait lancé la pièce, qu'on s'était rué à l'Ambigu par une curiosité malsaine. Alors, qu'on m'explique le succès en province ; car, les faits sont là, ce drame qui ne devait pas être compris en dehors des fortifications, ce drame essentiellement parisien, a été acclamé jusque dans les villes les plus reculées des départements. Deux troupes, pendant trois mois, ont couru la France, et partout le triomphe a été identique, partout le public, même lorsqu'il est venu avec des intentions hostiles, a pleuré et applaudi. Or, la province ne cède pas d'ordinaire avec un tel ensemble à nos engoûments parisiens ; elle n'a pas nos curiosités ; en tout cas, elle a moins lu le roman que Paris. Je regarde donc l'épreuve heureuse que le drame a subie dans les départements comme décisive. Une pièce acclamée d'un bout de la France à l'autre par les publics les plus différents est une pièce qui a nécessairement de grandes qualités d'émotion et de moralité.

Mais ce n'est pas tout. Voilà l'étranger qui s'en mêle. On traduit le drame dans les quatre coins de l'Europe. Je m'en tiendrai à l'Angleterre. Voyez ce qui s'est passé : l'adaptation de M. Charles Reade, Drink, y a obtenu un tel succès que le drame a eu plus de cinq cents représentations, et que neuf ou dix autres adaptations se sont produites coup sur coup. C'est qu'ici l'idée morale de L'Assommoir tombait dans un terrain excellent. Elle se dégageait et s'affirmait au milieu de l'ivrognerie anglaise. Niez donc la puissance de l'œuvre, dites donc qu'elle n'a ni moralité ni intérêt, lorsqu'elle finit par passionner l'Europe, lorsqu'elle combat un vice qui est le grand désorganisateur de nos sociétés modernes !

Il faut tout le parti pris ou tout l'aveuglement d'une certaine critique pour contester encore à L'Assommoir d'être une pièce morale et d'intéresser par une émotion profondément humaine. La théorie que l'ivrognerie est un vice bas et que, par exemple, l'amour est un vice plus propre, qui convient mieux à la scène, est un de ces points de vue critiques d'une haute drôlerie dont les journalistes abusent vraiment. Chez l'homme, il n'y a ni bas ni haut ; il y a des passions qui, dans leurs manifestations, sont toutes aussi sales les unes que les autres. Allez donc jusqu'au bout de l'amour ; voyez Othello, voyez le chevalier Desgrieux, voyez le baron Hulot ; il y a partout du sang et de la boue. Si nous démontons le mécanisme des phénomènes humains pour nous en rendre maîtres, autant démonter les vices dont notre société souffre le plus, parce que ce sont surtout ceux-là qui nous touchent, ceux-là qu'il serait bon de connaître afin de les réduire un jour. On me dit : " Hamlet est plus intéressant que Coupeau ". Je mets de côté la question de réalisation littéraire, et je demande pourquoi ? Est-ce parce que personne ne rencontre Hamlet dans la rue et que nous coudoyons Coupeau tous les jours ? Mais je me moque parfaitement d'Hamlet, qui ne tombe plus sous mes sens, qui reste un rébus, une matière à dissertations, tandis que je me passionne à la vue de Coupeau, que je tiens et sur lequel je puis faire toutes sortes d'expériences intéressantes. Je sais bien que c'est là un point de vue nouveau qui effarouche : détruire le surnaturel et l'irrationnel, proscrire sévèrement toute métaphysique, n'accepter la rhétorique que comme un instrument nécessaire, travailler uniquement sur l'homme physiologique en ramenant même les phénomènes sensuels et intellectuels au déterminisme expérimental, dans le but hautement moral de se rendre maître de ces phénomènes pour les diriger. Voilà pourquoi la critique courante et moi nous ne nous entendons pas. Nous parlons deux langues différentes. Seulement, si elle a le droit de ne pas me comprendre, elle devrait au moins ne plus m'injurier. Les injures sont de détestables arguments.

Maintenant, je serais très embarrassé si l'on me demandait quel sera le sort futur de L'Assommoir. Je n'ai point caché, le lendemain du succès, qu'il manquait pour moi de cette cohésion et de cette solidité qui font vivre les œuvres. Il n'y a là que quelques morceaux remarquables, d'un accent nouveau, quoi que la critique courante puisse dire, morceaux perdus au milieu de parties mélodramatiques qui condamnent l'œuvre d'une façon irrémédiable. Pour moi, ce n'est donc qu'un essai, heureux dans ses résultats, mais très incomplet, et dont le succès ne prouve encore rien de bien net. Seulement, qu'on recommence la tentative, qu'on réussisse, et l'on verra si le mélodrame de ces cinquante dernières années est encore possible. La vérité a ceci de décisif, au théâtre comme ailleurs, que chacun de ses pas est un pas gagné sur le mensonge : on ne saurait revenir en arrière, dans la grande lumière qu'elle laisse. L'Assommoir peut donc disparaître comme toutes les œuvres incomplètes, il n'en aura pas moins accompli sa tâche. Et il vivra, je crois, longtemps encore, par cette raison, donnée plus haut, qu'il contient au moins deux beaux rôles et que ces rôles tenteront à coup sûr les artistes de demain.

Une de mes curiosités était de lire la critique après la reprise qu'on a faite du drame, à la cent soixante-quatrième représentation. Ceux qui avaient nié le succès allaient peut-être éprouver un léger embarras. Pas le moins du monde. On met le succès sur le goût malsain du public, ce goût qui devient une pierre de touche infaillible lorsqu'il semble faire la réussite d'une pièce qu'on a exaltée ; et le tour est joué. Ainsi, le critique d'un journal très lu traitait encore L'Assommoir de " pièce nauséabonde, dénuée d'art et d'intérêt ", et il parlait un peu plus loin de " turpitudes " et de " platitudes ". Eh bien ! vraiment, ce critique forçait trop la note ; ce n'est pas adroit. Je comprends qu'après avoir traîné la pièce dans la boue et avoir douté qu'elle pût aller à la trentième représentation cela agace de la voir marcher vers la deux-centième et de se dire qu'elle passionne la province et l'étranger. Seulement, il faut rester dans une note raisonnable et possible. Autrement, on est ridicule.

Veut-on connaître ce qui soutient les hommes sur lesquels la critique s'acharne ? C'est justement cette rage qui les poursuit, en dehors de tout bon sens et de toute vérité. Je répète que la critique n'est puissante que lorsqu'elle est juste. Bien souvent, lorsque j'ai eu à juger un écrivain ou une œuvre, j'ai senti cela, je me suis dit que plus j'apporterais de vérité, plus je serais écouté ; et tout mon effort a été de comprendre et d'être équitable. Mais comment voulez-vous qu'on s'inquiète de l'injure, de la calomnie, de l'imbécillité ? Il est permis au premier venu de ramasser de la boue et d'en salir les plus grands. C'est une besogne commode, qui ne demande ni talent, ni honnêteté. Heureusement, rien n'a moins d'importance. L'erreur croule d'elle-même. Et cela explique le tranquille dédain des hommes qu'on insulte.




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