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Émile Zola Eloges d'écrivains IntraText CT - Lecture du Texte |
Obsèques
d’Arsène Houssaye
(29 février 1896)
Au nom de la Société des Gens de Lettres, je viens rendre un suprême hommage à la mémoire d’Arsène Houssaye. Nous perdons en lui un de nos sociétaires les plus éminents et les plus anciens. Il était des nôtres depuis un demi-siècle, il avait fait partie de notre Comité à de nombreuses reprises, et, après l’avoir présidé avec toute sa bonne grâce et toute son active science des hommes, il était devenu un de nos présidents honoraires les plus respectés, les plus aimés. Je ne trouve pas de mot plus juste : on l’aimait dans notre Société qui n’est qu’une grande famille, on l’aimait comme un aïeul très doux, très accueillant, parfaitement bon pour les petits, toujours prêt à rendre service aux confrères dans la peine. Et c’est cet amour de notre famille que je veux avant tout apporter sur sa tombe, ainsi qu’un pur témoignage de tendresse à un homme qui, dans sa longue vie, au milieu de nos querelles littéraires, a su ne blesser personne et mériter la gratitude de tous.
Je n’ai mission, je crois, que de dire notre deuil et celui de toute la littérature. La seule pensée de juger ici une existence remplie d’un si prodigieux travail, un nombre si considérable d’œuvres infiniment variées, me donnerait la crainte de n’être ni assez juste, ni assez complet. Tout cela se classera, se jugera, lorsque l’heure sera venue. Mais, si l’on écarte les détails, qu’elle admirable vie d’homme de lettres, quelle profusion continue de choses heureuses, quel éternel succès dans la grâce et dans le charme! Chez nous, ceux qui vivent longtemps sont aimés des dieux. Il aura été un des derniers grands chênes de la forêt romantique, mais un chêne où les vignes folles avaient grimpé, où les roses d’une jeunesse sans fin montaient en guirlandes. Au milieu des plus hauts, il était resté debout, bien à part dans son originalité séductrice, tenant la place qu’il avait voulue ; et, si deux ou trois générations avaient passé, si tout s’était transformé autour de lui, il n’en demeurait pas moins une des expressions du génie français, la plus vive et la plus aimable sûrement, la joie de l’esprit et l’amour de la femme.
Qu’on ouvre les volumes qu’il a publiés, de quoi emplir une bibliothèque, depuis Les Galantes Aventures de Mlle Margot jusqu’à ses Grandes Dames, jusqu’à ses Comédiennes : tous célèbrent le bonheur d’aimer, le bonheur d’être beau, de vivre au clair soleil, de chanter la chanson de l’espérance, même en face de la vie mauvaise. Et, s’il s’est passionné pour l’Histoire, il ne l’a fait que pour y retrouver la femme, tout ce XVIIIe siècle amoureux, qu’un des premiers il a aimé d’amour. Et, s’il s’est occupé aussi de critique d’art, ce n’a été encore que pour retrouver chez les maîtres la fête des yeux, le régal des belles couleurs, les splendeurs de la lumière parmi les étoffes riches et les chairs opulentes. Cela ne suffirait-il pas? Qu’il soit aimé et qu’il soit honoré pour son optimisme, pour sa croyance entêtée à la vie joyeuse et bonne, et qu’on lui élève donc un tombeau de clarté et d’allégresse, comme à un des vaillants de la race, qui n’a jamais désespéré de l’amour ni de l’esprit, dans notre France embrumée et désenchantée!
Il a touché à tout avec une égale légèreté, simplement heureux de ses promenades au travers de tous les sujets, cachant le plus possible sa science et son labeur sous l’insouciance voulue de son charme. Poëte, il a laissé les plus jolis vers du monde. Romancier, il a écrit tant d’aimables histoires, que je fatiguerais l’attention rien qu’à en énumérer les titres. Historien, il a tout un petit Versailles, des galeries sans fin de portraits, une société entière qu’il a exhumée de sa poudre, dans la plus vivante des résurrections. Auteur dramatique, il a voulu l’être et il l’a été, aussi bien que beaucoup d’autres. Journaliste, il a tellement produit qu’on ne peut ouvrir les anciennes revues sans rencontrer partout sa signature. Et cette infatigable production littéraire, lui laissant quand même des années libre, on le retrouve administrateur de la Comédie-Française, aux temps héroïques de Rachel, directeur de L’Artiste, où il accueillait si largement les talents nouveaux, sans parler de cet emploi d’inspecteur général des musées de province, qui le promenait au milieu de nos richesses artistiques. Et il trouvait encore le temps de donner des fêtes royales, d’être l’ami de tous les écrivains qui se sont succédés en France, depuis cette mansarde de la rue du Doyenné, où il fraternisait avec Gérard de Nerval, Théophile Gautier et Jules Sandeau, jusqu’à son hôtel de l’avenue Friedland où nous avons tous été ses hôtes enchantés et reconnaissants. Il peut dormir en paix, certain de vivre dans la mémoire des hommes, car, si tant de titres ne suffisaient pas, il est un de ses livres, éternel comme l’ambition humaine, son Histoire du quarante et unième fauteuil, qui durera autant que nos vanités d’écrivains et que nos luttes pour l’immortalité.
Me permettra-t-on, en finissant d’exprimer ma gratitude personnelle? J’étais un bien petit débutant lorsqu’il régnait depuis longtemps déjà. Il y a de cela près de trente ans. Et je me souviens avec quelle vaillance charmante il vint alors, comme directeur de L’Artiste, me visiter dans ma petite chambre pour me demander une étude sur Edouard Manet, le peintre qui triompha plus tard, mais qu’on traitait alors en réprouvé, indigne d’une attention sérieuse. Je lui en ai toujours gardé un souvenir affectueux, une sorte de tendresse filiale, que je suis heureux de témoigner à cette heure auguste, car rien n’est plus beau pour moi que la bravoure de l’esprit quand elle se donne le rôle de faciliter la lutte aux combattants de l’art et des lettres. Et c’est pourquoi, devant la tombe de cet écrivain si joliment français, si aisé, si tendre et si vaillant à la fois, je suis très honoré et très touché, dans l’émotion de mon cœur, d’avoir été chargé de dire l’adieu de nous tous ses cadets, qui l’avons aimé pour sa parfaite bonté, pour ses longues années de joyeux et de glorieux travail.