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Émile Zola
Eloges d'écrivains

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Obsèques d’Edmond de Goncourt
(21 juillet 1896)

 

Au nom des amis littéraires, de la famille qui est née de lui et qui a grandi autour de lui, j’apporte ici à Edmond de Goncourt le suprême adieu. Voici seize ans déjà que Gustave Flaubert s’est endormi en pleine gloire, et, du groupe fraternel que nous formions dans les lettres françaises, il ne reste plus qu’Alphonse Daudet et moi. Ce serait Daudet sûrement qui prendrait la parole à cette place, donnant à notre maître, à notre grand frère, l’éternel adieu, si la souffrance et la douleur ne le retenaient dans la maison d’affection et de deuil où le cher mort est allé s’éteindre. Et, si je parle, c’est au nom de Daudet, autant qu’au mien, car nos deux cœurs n’en font qu’un et battent ensemble, dans l’affreux regret de l’ami disparu.

Si je parle, c’est aussi que, de tous les amis littéraires, me voici le plus ancien ; c’est que j’ai derrière moi trente années de tendresse et d’admiration pour les frères Goncourt et pour leurs œuvres. Il y a plus de trente ans que j’ai écrit mon premier article d’enthousiasme sur Germinie Lacerteux, cet absolu chef-d’œuvre de vérité, d’émotion et de justice, tombé dans l’indifférence et dans l’imbécillité publiques. Et, depuis, je n’ai jamais cessé de les aimer et de combattre pour eux. Je puis avoir la joie de rappeler aujourd’hui ma longue fidélité, l’amour et le respect de mes débuts qui n’ont fait que grandir chez l’écrivain mûri, et de les déposer sur cette tombe comme des fleurs belles et rares, en nos temps de polémiques fratricides.

D’autres jeunes écrivains sont venus après nous, qui ont aimé aussi le vieux maître, à demi foudroyé par la mort de son frère, qui ont aussi combattu pour ses œuvres, dont le magnifique sort a été d’être attaquées sans cesse ; et il est juste de dire combien cette jeunesse qui l’entourait, combien ces sympathies nouvelles et incessantes ont adouci ses amertumes d’artiste discuté, en l’aidant à rester ferme et debout au milieu de la lutte, jusqu’au dernier jour. Mais n’est-ce pas à un aîné de reconnaître ce que nous devons tous aux frères de Goncourt ? Ils se sont montrés par excellence des initiateurs en tout ce qu’ils ont touché ; ils ont donné particulièrement au roman un sens nouveau, une langue, un frisson d’art et d’humanité, une âme que personne encore n’y avait mis. Avec Stendhal, avec Balzac, avec Flaubert, ils ont créé le roman moderne, tel que nous l’avons trouvé pour le transmettre nous-mêmes à nos cadets, modifié par ce que nous avons pu, à notre tour, y apporter de personnel.

Ils ont été un des chaînons de l’immortelle chaîne d’or, la chaîne des maîtres, des créateurs et des évocateurs, qui va d’un bout à l’autre d’une littérature.

Et, quel que soit le jugement de l’avenir sur les quarante et quelques volumes qu’ils laissent, ils resteront des maîtres, car leur descendance est partout dans les œuvres de ces trente dernières années.

Enumérer ici les œuvres des deux frères, parler de leurs livres d’histoire, de leurs romans, de leur théâtre, faire la part de Jules et celle d’Edmond, répéter le jugement littéraire qui se trouve dans les pages sans nombre que je leur ai consacrées déjà ? Non, je n’apporte ici que mon cœur, je n’ai mission que de dire notre affreuse peine, celle des jeunes comme celle des vieux, à nous tous qui perdons dans le dernier des Goncourt un chef incontesté, un aïeul qui représentait superbement ce que nous admirons surtout dans les lettres. Et c’est ce que je veux dire encore, car ma fidélité, mon inaltérable tendresse pour lui est venue de ce qu’il est resté un vaillant d’une indépendance farouche. Ah! la bravoure intellectuelle, dire ce qu’on croit être la vérité, même au prix de la paix de son existence, ne transiger avec aucune convention, aller quand même jusqu’au bout de sa pensée, rien n’est plus rare, rien n’est plus beau, rien n’est plus grand! Il a aimé la littérature au point de lui donner sa vie entière, il n’a joui et il n’a souffert que par elle ; il laisse l’exemple du plus noble et du plus fier écrivain, dont les fautes, s’il en a commis, ne sont que les fautes de son ardente passion littéraire. Un jour, dans son Journal, ce document si mal compris et d’un intérêt si poignant, il a jeté le cri de détresse que la terre, un jour, croulera et que ses œuvres ne seront plus lues. On a pu sourire, il n’en est pas moins vrai que je ne connais pas de cri plus admirable et que, ce jour-là, je l’ai aimé davantage pour son orgueil, le puissant et divin orgueil qui est notre foi à nous autres, dans l’amer enfantement des œuvres.

Cher et grand ami, « notre » vieux Goncourt, c’est le jeune homme de 1865 qui vous dit adieu ; et c’est aussi le romancier que vous avez vu grandir, qui est resté votre élève, tout en devenant votre émule, et c’est encore l’homme, à cette heure vieillissant, qui a mis, ainsi que vous, à votre exemple, toute sa consolation dans le travail.

Aujourd’hui, enfin, vous voilà au repos, vous venez vous endormir à côté de votre frère Jules. Et, comme notre ami Daudet, comme Daudet éperdu et sanglotant vous l’a crié dans votre agonie, je vous le crie aussi : « Va, va, pauvre grand travailleur douloureux, va le retrouver dans sa tombe et dans la gloire! »




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