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Émile Zola Deux articles parus dans Le Figaro à propos de l'adaptation théâtrale de Germinal IntraText CT - Lecture du Texte |
Le Figaro, 25 avril 1888
Je m'étais bien juré de ne plus batailler en faveur de Germinal. Voici près de trois ans que je me bats pour cette pièce ; et, après l'avoir défendue contre un ministre, il me semblait outrecuidant de la défendre contre la presse. On vient de I'égorger. Elle vivra, si elle doit vivre, aujourd'hui ou dans vingt ans.
Mais M. Albert Wolff porte la question sur un autre terrain. Il m'accuse tout simplement d'être un lâche en littérature, de manquer de franchise et de crânerie. Cela est d'un bon observateur, n'est-ce pas ? Oui, il paraît que je me cache derrière mon ami et collaborateur William Busnach. Je me tiens ce petit raisonnement : " Si le drame réussit, j'en tire à moi la gloire ; s'il tombe, je laisse les coups pleuvoir sur le dos de Busnach ". Et ce n'est pas tout, cette lâcheté se double de cupidité, car je n'ai qu'un but : empocher les recettes. L'argent, l'argent, et rien autre !
En vérité, il faut avoir une belle âme pour prêter à un écrivain un pareil négoce.
Ceci sort de toute critique littéraire, ceci n'est plus que de la diffamation, malgré les enguirlandages, les éloges au romancier, les pleurs versés sur ses égarements d'auteur dramatique.
Et, à mon grand regret, je me vois dans la nécessité de répondre. Je le ferai le plus brièvement possible.
D'abord, je déclare que le drame est entièrement de moi, que Busnach n'en a pas écrit une seule ligne. Entendons-nous : Busnach et moi avons discuté et arrêté le plan ensemble ; mais, pour cette fois, pour ce sujet spécial, j'ai tenu à tout écrire. Et beaucoup de collaborateurs en sont là. MM. Meilhac et Halévy, entre autres, m'assure-t-on, agissaient ainsi : un seul des deux prenait la plume, après que les deux avaient construit la carcasse de la pièce.
La presse entière a déclaré Germinal mal écrit, d'un style creux et déclamatoire, au-dessous du médiocre. Mon Dieu ! c'est honteux à confesser, j'écris comme ça. Et le pis, c'est que le roman tant admiré aujourd'hui, le roman avec lequel on écrase la pièce, n'est pas écrit d'un autre style, car des tableaux entiers y ont été pris textuellement. Si vous n'êtes pas justes, soyez logiques au moins : trouvez le roman mal écrit, ne huez pas sur la scène les mêmes phrases que vous avez saluées dans le livre.
L'expérience est facile à faire. Que ceux qui ont bien voulu lire mon roman aillent voir le drame ; et ils reconnaîtront au passage des pages entières. De mes cinq oeuvres, adaptées par Busnach, celle-ci est celle qui a été le plus respectée. Malgré ce qu'on en a dit, pas une des situations, pas un des personnages employés n'a été changé dans son ensemble.
J'ai écrit la pièce, je l'ai prise dans le roman, et, si on la trouve mal écrite, c'est moi le coupable, c'est le roman qui a tort.
Vingt fois j'ai expliqué les raisons qui me font collaborer aver Busnach. Il est fort utile que je les donne de nouveau : le désir de tenter des expériences, la nécessité de certains ménagements, l'espoir d'un acheminement vers plus de vérité.
Mais non, il est entendu que je veux de l'argent. Cela me fait sourire. Savez-vous que chacun de mes romans me rapporte cent mille francs en moyenne, et que, L'Assommoir à part, mes pièces avec Busnach n'ont guère payé que mes frais de copie et mes fiacres ? Un homme cupide d'une jolie espèce, celui qui perdrait son temps à se faire massacrer par la critique dramatique, lorsqu'il lui est si facile d'amasser des rentes, en restant à sa tablede romancier ! Ne me croyez pas bête au moins, si vous me croyez canaille.
Et, puisque je suis en veine de franchise, je vous dirai que les recettes de nos drames, à Busnach et à moi, ont baissé à mesure que je me suis occupé davantage de ces drames. Pour L'Assommoir, grand succès : je n'avais que récrit quelques scènes ; Lantier et Virginie étaient devenus des traîtres de mélodrame ; Mes-Bottes envahissait tout, lui qui passait à peine dans le roman. Puis sont venus Nana, Pot-Bouille, Le Ventre de Paris, de moins en moins bien accueillis, comme si la critique y avait flairé mon influence de plus en plus prépondérante ; et voilà que les huées éclatent à propos de Germinal, parce que Busnach s'est effacé. C'est un vrai triomphe pour lui, homme de théâtre, et je veux que cela soit dit, parce que, d'autre part, il ne me déplaît pas d'assumer la responsabilité tout entière.
A défaut d'autre mérite, la critique a aussi le flair de me découvrir. Il est là-dessous, tapons ferme, barrons le théâtre au romancier. On croit que j'y gagne de l'argent, et gagner de l'argent est le grand crime, plus encore que d'avoir du talent.
M. Albert Wolff traite Germinal de vieux mélodrame. Je veux bien. Mais alors qu'il m'explique pourquoi M. Sarcey s'y est tant ennuyé, lui qui adore le vieux mélodrame et qui s'amuse à si peu de frais d'ordinaire. Qu'il m'explique pourquoi M. Pessard a traité la pièce de mauvaise action. Qu'il m'explique la colère de la presse, surtout de la presse à cinq centimes, qu'un vieux mélodrame devrait ravir. Il faut bien que, dans Germinal il y ait autre chose qu'un mélodrame, car un mélodrame ne mériterait pas tant de discussions.
Notre socialisme aussi, paraît-il, est vieux jeu. Il est aussi vieux jeu que la misère, c'est vrai. En tout cas il n'est pas plus vieux jeu que le socialisme contenu dans le roman ; et l'on a bien voulu convenir que le roman posait la question sociale dans toute sa redoutable actualité. Vous trouvez Souvarine vieux jeu, vous êtes bien dégoûté ! Que vous faut-il donc, si Bakounine ne vous suffit plus ? car je vous dirai que la plupart des phrases de Souvarine sont des phrases de Bakounine. Et vous m'égayez beaucoup lorsque vous nous demandez si nous apportons une solution. Où avez-vous vu que des écrivains aient à apporter une solution ? Ils exposent le mal, c'est à la nation de se guérir.
Non, dites-le donc franchement, vous êtes retourné aux Surprises du Divorce en sortant de Germinal. A-t-on jamais vu des gens qui meurent de froid et de faim ! Et il est des auteurs pour venir nous parler de ces abominations-là ! Ne peut-on mourir de faim sans déranger ceux qui ont bien dîné ? La pièce est noire, la pièce est pitoyable, voilà son crime. Nous sommes harassés de politique, nous avons tous le désir égoïste de vivre en paix, les oreilles bouchées au malheur. Et voilà pourquoi Germinal éclate d'une si lugubre façon, dans ces jours d'angoisse, où l'on voudrait être la bête qui passe, le cheval qui mange du foin. C'est votre seule excuse, à accueillir si mal une oeuvre de réelle pitié, malgré votre blague parisienne. Dites-la donc, cette excuse, si vous ne voulez pas passer pour moins intelligent et moins bon que vous n'êtes.
Oui, il souffle cette année un vent de vaudeville. Ce n'est pas le rire que vous voulez, car le rire a encore son amertume ; vous voulez le vide absolu, la pièce bonne enfant et nulle dont on n'emporte rien, qu'on jette en sortant comme le bout du cigare qu'on vient de fumer. Surtout, pas de littérature, car la fatigue de penser est trop rude. Après les Surprises du Divorce, M. Sarcey a eu un cri du cœur : " Je nage dans la joie ! '' C'est le mot de l'année, en matière de théâtre. Enfin, nous avons fait faillite ! Il n'y a plus de style, il n'y a plus d'observation, il n'y a plus de passion. Plus rien du tout. Le néant.
Mais, où M. Albert Wolff m'a stupéfié, c'est lorsqu'il s'est étonné de trouver dans une pièce du Châtelet de grands décors et un vaste déploiement de mise en scène. N'est-il donc plus le Parisien qu'il a si laborieusement voulu être ? Mon Dieu ! oui, au Châtelet, les pièces ont besoin de grands décors et d'une figuration nombreuse. Je lui apprendrai aussi qu'au Gymnase le besoin s'en fait moins sentir. Et, s'il veut le savoir, Germinal n'avait d'abord que neuf tableaux. Trois ont été ajoutés pour la machinerie, lorsque le Châtelet a dû jouer la pièce.
Ce qui est encore très vrai, c'est que Germinal est monté d'une manière qui fait grand honneur à la direction. Si la pièce n'y suffit pas, les décors devraient faire courir tout Paris, sans compter l'interprétation, qui est une des plus belles et des plus homogènes qu'on puisse voir. Il y a eu là un dévoûment dont je tiens à remercier publiquement les directeurs et les interprètes puisque j'en trouve l'occasion.
Des décors au Châtelet ! M. Albert Wolff n'en revient pas, et il déclare qu'il en a assez du naturalisme, si le naturalisme se sert des puissants moyens de machinerie que possède cette admirable scène. J'avoue ne pas comprendre. Comme je suis un entêté, il se peut que je retourne au Châtelet. Dans ce cas, j'avertis M. Albert Wolff que j'y ferai encore manœuvrer des foules, et que je serai ravi si la direction veut bien de nouveau faire peindre pour moi des passages aussi beaux que ceux de La Collision et d'Au Soleil, et des intérieurs d'une plantation aussi saisissante que celle de La Mine et de Goyot des Echelles.
Pour finir, M. Albert Wolff consent à me donner six mois pour faire un chef-d'œuvre selon son goût, et il me désigne déjà le Théâtre-Libre comme le théâtre où il lui serait agréable d'entendre mon chef-d'œuvre.
Je ne méprise point le Théâtre-Livre. Je l'ai soutenu de toutes mes forces, j 'ai conseillé à deux de mes amis d'y faire jouer des actes tirés de deux de mes nouvelles. Et il n'est pas dit que je ne m'y ferai pas jouer seul, si aucun autre théâtre n'accueille mes pièces.
Mais M. Albert Wolff me reconnaîtra bien le droit de mener ma vie littéraire à mon gré. Il n'est pas en situation de me fixer ainsi des rendez-vous, et je ne me vois pas travaillant six mois pour que, tel jour, en tel lieu, M. Albert Wolff soit content.