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Jules Claretie
La Divette

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III

«Je me disais cela tout bas - et je restais là, en songeant aussi que ce soir-là, ce n'était pas tout de briller en lettres de feu - j'ai droit à la lettre de feu, par traité et à cinq mille francs par mois d'annonces dans les journaux - il fallait encore briller et crânement devant le public. Et voilà qu'en me retournant pour partir, j'aperçus, débout comme moi, épelant comme moi ces lettres, une à une, ce nom formé maintenant par l'armature du gaz : Marion Gervais, - un prêtre, un vieux prêtre en cheveux blancs, que je reconnus tout de suite et qui était l'abbé Chambaudouin, le vicaire de Saint-Pierre-Montmartre, celui qui m'avait fait le catéchisme là-haut, autrefois...

«L'abbé Chambaudouin, était-ce étrange tout de même ! Le vieux vicaire que je n'avais jamais revu depuis tant d'années et que je retrouvais là, le jour de mes débuts, devant le tire l'oeil de ces affiches !... Et c'est lui maintenant que je regardais. Il avait vieilli mais n'avait pas beaucoup changé. Toujours cette bonne figure douce, souriante, ces cheveux blancs, très longs, qui faisaient dire à grand'maman : «Il ressemble à Béranger, à Béranger que j'ai vu à Montmartre, venir dîner chez la mère Saguet, avec M. Thiers et M. Charles».

«Si bien, que ce bon abbé Chambaudouin, avec maman et papa, nous l'appelions sans qu'il le sût l'abbé Béranger. Non, il n'avait pas vieilli. Un peu courbé, un peu voûté dans sa longue soutane usée et s'appuyant peut-être sur une canne un peu plus forte. Toute mon enfance revivait dans ce prêtre que j'apercevais là, tout noir, sur le sable gris rosé de l'allée (je suis un peu peintre, j'ai posé dans les ateliers du temps où je faisais un peu de tout) et les moineaux des Champs-Élysées venaient sautiller autour de lui comme autrefois nous autres, les gamines, quand il nous faisait encore de la morale, après le catéchisme.

«Le vieil abbé ! C'était lui qui avait donné à mes parents, très pauvres, de quoi m'acheter mes gants et mes bottines de communiante. Il était bon comme le pain, l'abbé Chambaudouin ! Et le sort l'amenait là, un jour comme celui-là, et j'avais envie de lui dire : «Bénissez-moi, Monsieur l'Abbé, car je débute ce soir

«Non, je n'aurais pas osé le lui dire ; mais le saluer, lui demander de ses nouvelles, oh ! cela, oui, j'allais l'oser ! Je m'approchai. Il ne me voyait pas. Il regardait les ouvriers gaziers étudier si les lettres s'adaptaient bien, sans fissures. Alors je l'appelai par son nom, je le saluai respectueusement et je lui dis, très, très émue :

«Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur l'Abbé

«Il avait ôté son chapeau, voyant une belle dame lui parler, et je revis sa tête blanche, qui nous dominait comme celle d'un patriarche du catéchisme.

«- Je vous demande pardon, Madame... Non... Je ne crois pas... Je ne sais pas...

«- Marie Gervais, Monsieur le Vicaire, la petite Marie Gervais de la rue des Abbesses...

«- Ah ! c'est... vous ?»

«Il avait hésité un instant. C'est vrai, le pauvre abbé, il me tutoyait autrefois, personnellement.

«- C'est vous, mon enfant ?

«- Moi, Monsieur l'Abbé. Et bien changée».

«Il regardait à présent ma robe bleue garnie de dentelles, mon chapeau tout couvert de plumes.

«- Changée, oui, c'est vrai, mon enfant... changée.

«- Mais toujours la même, Monsieur le Vicaire, et reconnaissante des bontés d'autrefois !... Marie ou Marion, je suis toujours la petite Marie !

«- Marie-Marion ? dit le vieux prêtre étonné.

«Et ses bons yeux, sous leurs paupières ridées, allèrent vers les grandes lettres majuscules que les gaziers avaient achevé de poser.

«- Oui, Monsieur le Vicaire, c'est moi !... Vous n'auriez jamais deviné lorsque je chantais des cantiques...»

«Jamais je n'oublierai le regard surpris, un peu triste d'abord, puis souriant, indulgent, - je vais dire une bêtise, général, presque orgueilleux - du bon abbé... Il hochait la tête, il frappait le sol de sa canne, il disait :

«- Marion Gervais !... C'est vrai, j'aurais deviner quand je lisais, dans le Petit Journal !... Marion Gervais !... Il aurait me frapper, ce nom !... Vous aviez la folie... je dis la folie du théâtre et votre mère me le répétait... Pauvre femme ! Elle voulait faire de vous une ouvrière comme elle !»

«Et c'était vrai. Chère maman !

«- Enfin, dit encore l'abbé Chambaudoin, la vie dispose souvent des êtres et il y a une part de hasard dans la Providence... Je veux dire...»

«Il essayait de s'expliquer et me regardait toujours. Et moi, muette, je l'écoutais, entendant le murmure d'un jet d'eau, tout à côté, accompagner les paroles du prêtre, puis, doucement, autour du bassin, le vicaire et moi nous marchions, lui me racontant sa vie, moi n'osant pas trop lui parler de la mienne. Elles avaient passé, passé, les années et il était toujours vicaire à Saint-Pierre, la vieille église. Monsieur le Curé était très vieux, très vieux, mais il était toujours là, disant sa messe. Il la dirait encore ce soir, pour le dernier jour du mois de Marie. Bien souvent on avait offert à M. Chambaudoin de quitter Montmartre, de prendre une cure à Belleville, ou à Batignolles, il n'avait pas voulu. Il aimait les rues de Montmartre, il y vivait depuis si longtemps, il y mourrait...

«Le malheur c'est qu'il y avait, là-haut, comme partout, beaucoup, beaucoup de pauvres et qu'on ne pouvait pas consoler, aider toutes les misères. Ah ! si les malheureux se résignaient ! Mais il est facile pour ceux qui ne souffrent pas de prêcher la résignation aux autres !

«- On m'accuse parfois d'être socialiste, moi, le croirez-vous, mon enfant ?» dit le vicaire.

«Mais en l'écoutant, une idée m'était venue. Ce mois de mai qui, ce soir-là, finissait, ces mots : le mois de Marie, avaient, tout à coup éveillé en moi une idée, en réveillant tant de souvenirs !

«- Ah ! Monsieur le Vicaire, si vous vouliez !

«- Quoi, mon enfant me dit le brave homme, voyant que je m'arrêtais et que je n'osais pas.

«- Ces pauvres, vos pauvres, si vous me permettiez de leur faire une aumône ? Écoutez, ce soir je chante ici pour les désoeuvrés et les riches. Laissez-moi chanter là-bas, chez vous, pour les pauvres. Je n'ai pas oublié l'Ave Regina coelorum. A l'Alhambra ce sera Marion, à l'église ce sera Marie et il me semble que le cantique de Montmartre portera bonheur à la chanteuse des Champs-Élysées

«Le vieil abbé resta un moment sans me répondre. Puis, de sa voix lente : - Il y a un peu de superstition dans votre idée, ma chère fille, me dit-il, il faut faire le bien non pour le bonheur qu'il peut rapporter mais pour le bien lui-même. Quoi qu'il en soit, ce que vous m'avez dit part de votre coeur. J'annoncerai à Monsieur le Curé que ce soir, une chanteuse chantera et que c'est Marie Gervais, sa communiante de... de quelle année ?




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