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Jules Claretie La Divette IntraText CT - Lecture du Texte |
I
- Et moi aussi, j'ai chanté la chansonnette, Mademoiselle Marion Gervais, dit le général C...
La chanteuse encore toute joyeuse du grand succès qu'elle venait de remporter dans ce salon mondain, fière des applaudissements de deux ambassadeurs que lui avait présentés la princesse, regarda le général en riant.
«Comment, vous, général ?
- Moi, Mademoiselle !»
Ils étaient seuls dans le petit salon où la divette, avant de quitter l'hôtel de Louverchal, se reposait, ôtant ses gants, très longs, respirant un peu et voulant être seule, loin de la badauderie des compliments courants.
«Un concurrent, alors ?
- Oh ! retraité ! Regardez ma calvitie. Mais j'ai été jeune. J'avais une jolie
voix. Je ne chantais pas comme vous. Et c'était la vieille musique italienne,
celle qu'on retient, qu'on fredonne en sortant du théâtre, qui vous accompagne,
qui vous amuse, la vieille musique qu'on appelle aujourd'hui la sale musique et
la musique bête que je chantais... Du Rossini, du Donizetti, du Bellini et même
de l'Auber, des imbéciles à ce qu'il paraît !... Eh ! bien, un soir, à
Toulouse, j'étais sous-lieutenant de chasseurs à pied, je regardais une famille
de pauvres gens qui jouaient du violon sans faire le sou, sans qu'on les
écoutât même... Le père, la mère, et deux gamins, chantant faux, du reste, les
sacrés mâtins ! Mais l'air si triste, tous navrés, que, ma foi, en pleine place
du Capitole, je me mis à attaquer la romance de Lucie :
Va de fleurs orner ta tête,
puis l'air de Charles VI :
Bientôt l'herbe des champs croîtra,
et à amasser le monde... Et quand j'eus fini, vite de tendre mon képi : Pour une malheureuse famille de chanteurs, s'il vous plaît, et de verser entre les mains des pauvres gens ébahis les pièces de cuivre et même les pièces blanches qu'on avait données au sous-lieutenant. Puis de me sauver, vous comprenez. Le jour où le vieux général Mellinet m'attacha au cou mon ruban de commandeur, il me dit : «Mon cher, je vous aurais décoré volontiers il y a vingt sept ans pour votre campagne de Lucie de Lammermoor, à Toulouse !» Le bon général ! Il est vrai qu'il était mélomane. A Magenta, il disait à ses grenadiers : «Tenez ferme, mes amis, demain nous serons à Milan et l'on y fait de bonne musique !» Et, voyez-vous, ce souvenir de jeunesse m'est resté cher comme un joli rêve. Je comprends qu'on donne son talent, quand on en a, à ceux qui souffrent. Vous a-t-on conté l'histoire de Déjazet, la fée du flon-flon, entendant des ouvriers chanter la Lisette dans une goguette de la rue et entrant en leur disant : «Mes enfants, ce n'est pas ça du tout. je vais vous chanter ça, moi, Déjazet !» Et le faisant. Je parie que vous avez des souvenirs de ce genre-là. Ne dites pas non, je vous répète que je le parierais !»
La divette sourit, regarda le général et dit gentiment :
«Vous gagneriez le pari,
général... comme une bataille !
- Eh ! bien, voyons ce souvenir !... On joue du Wagner maintenant, là-bas. On
officie. On ne nous dérangera pas pendant cette messe.
- Eh ! bien, général, dit Marion Gervais, mon souvenir le plus curieux ou le
plus touchant, comme vous voudrez, c'est celui de mon début à l'Alhambra d'été.
Oh ! il est tout frais. Il date de quinze jours. Du dernier jour du mois de
mai. Débuter en plein air, chanter en plein vent ! J'étais très inquiète.
J'avais pris l'habitude des salles closes, des cafés-concerts où la voix porte,
et le brouillard même, la poussière de ces tabagies me plaisaient.
«Quand je pense, mon cher général, que j'ai rêvé pourtant, oui, moi, j'avais rêvé de jouer Célimène, d'agiter, tout comme une autre, l'éventail de Mademoiselle Mars ! J'étais ambitieuse. Là-haut, à Montmartre, je regardais quelquefois Paris, du haut de la butte, et je me disais, dans ma petite tête de quinze ans : «Il y a une place pour moi, là-dedans, une place de grande comédienne !» Mademoiselle Mars, je vous dis. Si j'avais voulu me faire tragédienne, j'aurais pensé à devenir Rachel. Pendant qu'on rêve, pourquoi pas ? Et toutes ces rêvasseries-là, ça m'avait conduit, après avoir été refusée au Conservatoire, à jouer les utilités dans les revues de fin d'année, aux Variétés, où on me trouvait trop maigre et où on m'appelait la Laryngite, à cause d'un enrouement... Là j'en ai eu des crève-coeur !... Un soir, comme je sortais du théâtre, triste, triste à me demander si je n'allumerais pas un réchaud (on est si bête quelquefois !) voilà que j'entends deux petites femmes prononcer, en marchant, le nom d'une chanteuse, aujourd'hui morte, et qui gagnait, disaient-elles, des mille et des cent dans un concert du faubourg Saint-Denis. «Et pas l'ombre de talent, ma chère ! Au théâtre on n'en voudrait même pas !» Ça me parut drôle. Ces paroles, entendues par hasard, il me semblait qu'elles avaient été dites pour moi. C'est vrai, puisque le théâtre n'eût pas voulu la chanteuse applaudie (je vous passe son nom), pourquoi le concert ne voudrait-il pas de moi que le théâtre faisait souffrir ?