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Jules Claretie La Divette IntraText CT - Lecture du Texte |
II
«Toute la nuit je pensai à cela et, le lendemain, j'allai droit au café du faubourg. Oh ! sans hésiter, comme un boulet. Je demandai le directeur. Je lui chantai un couplet qu'on m'avait coupé dans la revue des Variétés, il le trouva drôle et, me voilà engagée ! Comment ai-je réussi, là-bas ! Je n'en sais rien. Peut-être parce que j'étais maigre et longue et drôle, avec des cheveux que j'ébouriffais et des gants montant jusqu'à l'épaule, pour faire pendants aux gants noirs d'Yvette, peut-être à cause de ma fameuse laryngite qui parut amusante, originale, est-ce qu'on sait ? Est-ce que le public lui-même sait pour quoi il applaudit ? Au concert, il vint des journalistes, des dessinateurs de petits journaux. Ils trouvèrent piquant d'inventer une étoile. On me dessina, on m'interviewa, on me biographia. Toute la lyre de la réclame ! A la fin de l'hiver j'étais célèbre et lorsqu'à la réouverture je me montrai dans ce costume que vous avez vu sans doute sur les murs de Paris - caraco jaunâtre, jupe noire collante, coiffée en cheveux et autour du cou un foulard rouge, pâle, traînante, les mains dans les poches, oh ! alors, général, ce fut du délire ! Je créai un genre, le genre mauvais genre, la parisienne peuple, l'enfant de la rue, la rôdeuse, et - vous allez rire - les journaux socialistes déclarèrent que j'avais trouvé la note moderne, poignante, le cri des souffrants en cette fin de siècle. Rien que ça !
«Ah ! ils m'en ont fait chanter des chansons lugubres, ils peuvent s'en vanter ! Des refrains où l'on entend tous les râles et toutes les colères. Tantôt c'est une malheureuse qui demande l'extrême-onction, à Saint-Lazare, tantôt une pauvrette qui tousse en chantant, au coin d'une rue ! C'est là qu'il m'a servi, mon enrouement ! Ma laryngite, c'est ma carrière ! Mais le plus drôle, c'est que ma voix s'était guérie et qu'elle était devenue superbe ! Je pourrais, au besoin, chanter une Valkyrie et j'en suis à la gigolette. C'est comique, la vie, ma parole !
«Mon plus grand succès ça été le Coup du père François, une scène réaliste où je contrefais, en les parodiant, les appels désespérés d'un bourgeois attaqué par les rôdeurs de nuit. Elle fit tant d'effet, cette chanson-là, tant et tant qu'elle devint la chanson-type, qu'on la redemande partout, qu'on la refit sous toutes les formes, et que Clara-Gigolette, celle que je viens de chanter pour la princesse, cette Clara qui dit à Galurin : «Voilà le pante, apprête ton surin !» Clara-Gigolette, que tout Paris chante à m'en assourdir moi-même, est née du Coup du père François... Le pante, général, c'est la victime qu'on attend et le surin c'est le couteau du rôdeur...
- Je sais, je sais, dit le général C... Il faut aujourd'hui apprendre l'argot, comme autrefois le latin, pour ne pas être un ignorant !
- Ah ! j'en suis loin de Célimène, avec Clara-Gigolette ou avec Une soirée dans le monde :
Aïe ! Aïe ! Aïe !
Je vais dans le monde
Et je sens l'ail !
«Mais enfin, cela plaît. Chacun fait ce qu'il peut. Je ne peux pas débiter du Molière, je vends de la gigolette. En veux-tu ? En voilà ! Et à ce métier, je suis populaire. On se me dispute chez les banquiers, on m'offre le Potose en Amérique comme si j'étais Rachel, mieux que si j'étais Rachel ! Mademoiselle Mars ? Ah ! pauvre femme, avec son talent et sa robe de mousseline ! Marion Gervais lui dirait volontiers : «Va donc, ancêtre !» E je fais fortune. La petite Montmartraise souffreteuse va chanter chez des duchesses qui lui remettent le prix d'une chanson dans un portefeuille à son chiffre. Eh ! bien, tout cela, général, tout cela me fait l'effet d'un rêve. Je me dis : «Cela durera-t-il ? Est-ce que c'est toi, ma petite Marion, cette Marion Gervais dont la photographie est partout, à côté de celle de Bismarck et de M. Gladstone !»
«Et j'ai la peur de voir tomber, tomber tout à coup ce beau château de cartes. Aussi, tenez, l'autre soir, lorsque j'ai quitté le concert du faubourg pour débuter à l'Alhambra des Champs-Élysées, d'avance je tremblais, oui, je tremblais comme la fauvette. Un nouveau public, une nouvelle scène ! Les parisiens les plus difficiles, ceux qui vont aux concerts d'été comme ils iraient à un mardi de la Comédie ! Aborder cela, conquérir cela ! J'avais des envies folles de reprendre ma parole, de rompre mon engagement, de retourner au nid plein de fumée d'où j'étais sortie ! Et c'est là que se place le souvenir dont je vous parle et qui me suivra, me suivra toujours... Une dernière fois, le 31 mai, - je débutais le soir - j'étais allée à l'Alhambra d'été étudier la scène, la porte d'entrée, la façon de paraître et de saluer et je sortais, regardant à travers les arbres le petit théâtre en plein vent, tout blanc, tout blanc dans les arbres verts où j'allais me montrer le soir.
«Je regardais, devant l'entrée, sous les marronniers, la double rangée d'affiches aux couleurs tapageuses qui formaient une nue jusqu'au portique... Affiches rouges, jaunes, aux tons crus, avec des clowns sur des chevaux de bois, des tziganes râclant leurs violons, Régis en pioupiou ouvrant une bouche large comme un four, Polardet en frac rouge fin de siècle, la petite Rita, en romancière, faisant de petites manières et marivaudant du doigt, et moi, en Clara-Gigolette, grandeur nature, la tignasse ébouriffée et le foulard au cou, pâle, misère, - terrible, ma parole, terrible même pour moi qui me regardais là... Deux ouvriers gaziers, montés sur une échelle double, posaient au-dessus du portique d'entrée les hautes lettres de gaz qui devaient faire flamber là mon nom, le soir. Ils faisaient tourner et vissaient chaque lettre sur chaque bec à allumer et j'épelais instinctivement le nom comme si c'eût été celui d'une autre : «M. A.. ma... RION.... Marion ! Marion Gervais !
«Était-ce drôle, tout de même ! Et y avait-il loin de ces majuscules géantes à ce petit nom de Marion imprimé autrefois, comme par grâce, au bas, tout au bas de l'affiche des Variétés.
«Est-ce bien moi ? Est-ce bien toi, ma petite Marie ?