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Jules Claretie La Divette IntraText CT - Lecture du Texte |
IV
«- Oh ! je ne suis pas coquette ! De 1864... Et Marie Gervais chantera bien, je vous le jure, Monsieur l'Abbé, pour que la quête soit fructueuse et que les pauvres aient leur part !... D'ailleurs, voulez-vous me permettre de vous envoyer d'avance le cachet de mon début de ce soir ici ?...
«- Votre cachet ? Si ce n'est vous priver trop !
«- Bah ! Monsieur le Vicaire, quinze cents francs sont vite gagnés !»
«Il hocha plus que jamais la tête, le pauvre abbé. Quinze cents francs ! Soixante-quinze louis ! En un soir et pour chanter Clara-Gigolette !...
Allons, mon petit Galurin,
Je suis contente,
Voilà le pante !
Allons, mon petit Galurin
Vite apprête ton surin !
«C'est vrai, dans toute leur vie, en trimant et s'éreintant, ils n'ont même pas pu économiser le quart de ces quinze cents francs-là, mes parents, papa et maman !...
«Je quittai, mon cher général, l'abbé Chambaudouin enchanté. Et j'étais heureuse ! Je lui avais dit : «A ce soir !» - Marion Gervais débutait à dix heures. Le mois de Marie finissait à neuf heures. Marie Gervais avait le temps de chanter son cantique avant d'entrer en scène. Ah ! je vous dis, j'étais contente, contente ! J'avais eu envie de reconduire le vicaire dans mon coupé (j'ai toujours une voiture fermée, même en été, à cause de ma voix), mais je n'osai pas. Je le vis s'éloigner, traînant le pas, sous les marronniers où les ifs en verre dépoli, qui brilleraient ce soir, faisaient des taches blanches...
«Tout ce 31 mai, un mercredi, je le passai à fredonner, me sentant gaie, utile, rajeunie ! Marie-Marion ! J'avais envie de prendre ce nom à l'avenir et la fillette croyante que j'avais été revivait dans la boulevardière que je suis. C'était délicieux. Le soir, à l'heure du service, j'étais là, laissant mon cocher devant l'église et l'organiste, prévenu, m'attendait avec le bon vicaire pour me conduire à la tribune du portail, dans l'orgue, devant l'autel que j'aperçus tout illuminé - comme les ifs des Champs-Élysées, - au fond de cette vieille église aux pierres grises où j'avais tant prié, enfant.
«Elle était pleine de monde, la vieille église chancelante. Et là-bas, devant moi, sur une grande draperie bleu de ciel des étoiles en paillon étincelaient comme un pan de ciel encadrant une statue de Marie auréolée d'un nimbe où des lettres étaient tracées... Ave, Maria...
«Je me mis à genoux et je priai. Oh ! je priai longtemps jusqu'à ce que l'orgue chantât et que l'organiste, doucement, à l'oreille - comme le régisseur tout à l'heure - me dit : - Cela va être à vous, Madame ! Pour le solo !
«Je me relevai.
«Et pendant que l'orgue chantait,
accompagné de la voix des enfants de choeur, je regardais, de là-haut, la
pauvre église toute remplie de monde, avec ce grand fond tout illuminé, là-bas,
les cierges qui brillaient, brillaient et faisaient comme une couronne à la
statue de la Vierge toute blanche et les mains jointes... C'était tout blanc,
cet autel, paré de fleurs artificielles auprès desquelles il y avait, si
fraîches, d'énormes touffes de fleurs vivantes... Blanches, aussi, ces fleurs,
toutes blanches comme la statue de Marie, comme les cierges, comme le surplis
des enfants de choeur, comme l'aube du prêtre et comme les cheveux blancs du
vieux curé qui officiait à cette même place où j'avais communié jadis...
«Alors tous mes souvenirs d'autrefois, mon enfance triste, mes frissons de
petite fille quand j'entrais là et que je prenais l'eau du signe de croix dans
le bénitier de pierre, près du pilier gris, les longues, longues messes du
temps passé, tout me revenait, me prenait au coeur... J'avais peur de ne pas
pouvoir chanter, tout à l'heure, quand le choeur se tairait. Je me revoyais
assise sur la marche du confessionnal de chêne qui portait peut-être encore le
nom du prêtre à qui j'avais avoué mes pauvres petits péchés d'enfant. Il me semblait que, moi aussi, dans toute cette blancheur
des fleurs, des nappes, des surplis, de l'autel, j'étais redevenue toute
blanche, dans ma robe de communiante que maman - la chère maman - avait passé
la nuit à coudre. Je me revoyais avec mon long voile, mes gants de fil et le
petit livre de messe en velours bleu de ciel corné d'argent que m'avait donné
une vieille dame veuve qui demeurait dans la maison et aimait à peigner mes
cheveux blonds, en souvenir d'une fille de mon âge qu'elle avait perdue...
«Ah ! ce passé, ce passé de l'enfance, peut-être bien est-ce tout ce qui nous reste de bon à revivre quand nous voulons nous souvenir ! Mes tremblements devant la prière, mes terreurs et ma foi au temps du catéchisme, les cantiques que je chantais, les prières oubliées que je n'avais jamais redites, c'était commme une bouffée de quelque chose de respiré autrefois qui me revenait, et c'était très doux et pourtant, dans cette musique, ces chants, cette vieille, vieille église, ça me donnait envie de pleurer !
«Comment, au moment voulu, lorsque ce fut à moi de chanter le solo, me mis-je, en effet, à chanter sans que l'organiste ni personne eût eu même besoin de me faire un signe ? Je ne sais pas. Mais je fus comme étonnée moi-même d'entendre ma voix monter sous la voûte, un peu tremblante, ma voix, mais si émouvante et - je rirais volontiers du mot - si pure et si inspirée que, dans la foule, des têtes se retournèrent, levant les yeux vers l'orgue pour voir, là-haut, qui pouvait bien chanter ainsi... Une soeur, une bonne soeur, le front penché jusque-là sur son paroissien, regarda même, la curieuse, du côté de la tribune et il me sembla voir, sous sa coiffe aux ailes blanches, des yeux qui brillaient aux rayons d'une lampe... Car je voyais tout, j'entendais tout et cependant il me semblait que ce n'était pas moi qui chantais là, qui faisais monter ce Salve Regina jusqu'aux voûtes où, il y avait seize ans, je poussais, de ma petite voix grêle de communiante, le
Esprit Saint descendez en nous !