I
Jeanne,
ayant fini ses malles, s'approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas.
L'averse,
toute la nuit, avait sonné contre les carreaux et les toits. Le ciel bas et
chargé d'eau semblait crevé, se vidant sur la terre, la délayant en bouillie,
la fondant comme du sucre. Des rafales passaient pleines d'une chaleur lourde.
Le ronflement des ruisseaux débordés emplissait les rues désertes où les
maisons, comme des éponges, buvaient l'humidité qui pénétrait au-dedans et
faisait suer les murs de la cave au grenier.
Jeanne,
sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les
bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps, craignait que son père
hésitât à partir si le temps ne s'éclaircissait pas, et pour la centième fois
depuis le matin elle interrogeait l'horizon.
Puis
elle s'aperçut qu'elle avait oublié de mettre son calendrier dans son sac de
voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, et portant au
milieu d'un dessin la date de l'année courante 1819 en chiffres d'or. Puis elle
biffa à coups de crayon les quatre premières colonnes, rayant chaque nom de
saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent.
Une
voix, derrière la porte, appela : " Jeannette ! "
Jeanne
répondit : " Entre, papa. " Et son père parut.
Le
baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds était un gentilhomme de l'autre
siècle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des
tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les bêtes.
Aristocrate
de naissance, il haïssait par instinct quatre-vingt-treize ; mais philosophe
par tempérament, et libéral par éducation, il exécrait la tyrannie d'une haine
inoffensive et déclamatoire.
Sa
grande force et sa grande faiblesse, c'était la bonté, une bonté qui n'avait
pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour étreindre, une bonté de
créateur, éparse, sans résistance, comme l'engourdissement d'un nerf de la
volonté, une lacune dans l'énergie, presque un vice.
Homme
de théorie, il méditait tout un plan d'éducation pour sa fille, voulant la
faire heureuse, bonne, droite et tendre.
Elle
était demeurée jusqu'à douze ans dans la maison, puis, malgré les pleurs de la
mère, elle fut mise au Sacré-Coeur.
Il
l'avait tenue là sévèrement enfermée, cloîtrée, ignorée et ignorante des choses
humaines. Il voulait qu'on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper
lui-même dans une sorte de bain de poésie raisonnable ; et, par les champs, au
milieu de la terre fécondée, ouvrir son âme, dégourdir son ignorance à l'aspect
de l'amour naïf, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la
vie.
Elle
sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de sèves et d'appétits de
bonheur, prête à toutes les joies, à tous les hasards charmants que dans le
désoeuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des espérances, son
esprit avait déjà parcourus.
Elle
semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d'un blond luisant qu'on
aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d'aristocrate à peine nuancée
de rose, ombrée d'un léger duvet, d'une sorte de velours pâle qu'on apercevait
un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque
qu'ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande.
Elle
avait, sur l'aile gauche de la narine, un petit grain de beauté, un autre à
droite, sur le menton, où frisaient quelques poils si semblables à sa peau
qu'on les distinguait à peine. Elle était grande, mûre de poitrine, ondoyante
de la taille. Sa voix nette semblait parfois trop aiguë ; mais son rire franc
jetait de la joie autour d'elle. Souvent, d'un geste familier, elle portait ses
deux mains à ses tempes comme pour lisser sa chevelure.
Elle
courut à son père et l'embrassa, en l'étreignant : " Eh bien, partons-nous
? " dit-elle.
Il
sourit, secoua ses cheveux déjà blancs, et qu'il portait assez longs, et,
tendant la main vers la fenêtre :
"
Comment veux-tu voyager par un temps pareil ? "
Mais
elle le priait, câline et tendre : " Oh ! papa, partons, je t'en supplie.
Il fera beau dans l'après-midi.
--
Mais ta mère n'y consentira jamais.
--
Si, je te le promets, je m'en charge.
--
Si tu parviens à décider ta mère, je veux bien, moi. "
Et
elle se précipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait attendu ce jour
du départ avec une impatience grandissante.
Depuis
son entrée au Sacré-Coeur elle n'avait pas quitté Rouen, son père ne permettant
aucune distraction avant l'âge qu'il avait fixé. Deux fois seulement on l'avait
emmenée quinze jours à Paris, mais c'était une ville encore, et elle ne rêvait
que la campagne.
Elle
allait maintenant passer l'été dans leur propriété des Peuples, vieux château
de famille planté sur la falaise près d'Yport ; et elle se promettait une joie
infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis il était entendu qu'on lui
faisait don de ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait
mariée.
Et
la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le premier gros
chagrin de son existence.
Mais,
au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère,
criant par toute la maison : " Papa, papa ! maman veut bien ; fais
atteler. "
Le
déluge ne s'apaisait point ; on eût dit même qu'il redoublait quand la calèche
s'avança devant la porte.
Jeanne
était prête à monter en voiture lorsque la baronne descendit l'escalier,
soutenue d'un côté par son mari, et, de l'autre, par une grande fille de
chambre forte et bien découplée comme un gars. C'était une Normande du pays de
Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eût au plus dix-huit.
On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait
été la soeur de lait de Jeanne. Elle s'appelait Rosalie.
Sa
principale fonction consistait d'ailleurs à guider les pas de sa maîtresse
devenue énorme depuis quelques années par suite d'une hypertrophie du coeur
dont elle se plaignait sans cesse.
La
baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la
cour où l'eau ruisselait et murmura : " Ce n'est vraiment pas raisonnable.
"
Son
mari, toujours souriant, répondit : " C'est vous qui l'avez voulu, madame
Adélaïde. "
Comme
elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait toujours précéder de
" madame " avec un certain air de respect un peu moqueur.
Puis
elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les
ressorts plièrent. Le baron s'assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place
sur la banquette à reculons.
La
cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on disposa sur les
genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa
sur le siège à côté du père Simon, et s'enveloppa d'une grande couverture qui
la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la
portière ; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui
devaient suivre dans une charrette ; et on partit.
Le
père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie,
disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante
battait les vitres, inondait la chaussée.
La
berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea
la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se
dressaient tristement dans le ciel ruisselant comme des arbres dépouillés ;
puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet.
Bientôt
on traversa les prairies ; et de temps en temps un saule noyé, les branches
tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un
brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient
des soleils de boue.
On
se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite
mère se renversant appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait
d'un oeil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les
genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne,
sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée
qu'on vient de remettre à l'air ; et l'épaisseur de sa joie, comme un
feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlât pas, elle
avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle
boirait ; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir
la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette
inondation.
Et
sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée
d'eau bouillante.
La
baronne, peu à peu, s'endormait. Sa figure qu'encadraient six boudins réguliers
de cheveux pendillants s'affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois
grandes vagues de son cou dont les dernières ondulations se perdaient dans la
pleine mer de sa poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait
ensuite ; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes,
passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement,
dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en
cuir.
Ce
toucher la réveilla ; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec cet
hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or
et des billets de banque s'éparpillèrent dans la calèche. Elle s'éveilla tout à
fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.
Le
baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux : " Voici, ma
chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot. Je l'ai vendue pour faire
réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais. "
Elle
compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa
poche.
C'était
la neuvième ferme vendue ainsi sur trente et une que leurs parents avaient
laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes
en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs
par an.
Comme
ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la
maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l'argent
dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marécages. Cela coulait,
fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n'en savait rien. À tout moment l'un
d'eux disait : " Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent
francs aujourd'hui sans rien acheter de gros. "
Cette
facilité de donner était du reste un des grands bonheurs de leur vie ; et ils
s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante.
Jeanne
demanda : " Est-ce beau, maintenant, mon château ? "
Le
baron répondit gaiement : " Tu verras, fillette. "
Mais
peu à peu, la violence de l'averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu'une sorte
de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées
semblait s'élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un
long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.
Et,
les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure
s'agrandit comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur d'un azur net et
profond se développa sur le monde.
Un
souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on
longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un
oiseau qui séchait ses plumes.
Le
soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, excepté Jeanne.
Deux fois on s'arrêta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et
leur donner un peu d'avoine avec de l'eau.
Le
soleil s'était couché ; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on
alluma les lanternes ; et le ciel aussi s'illumina d'un fourmillement
d'étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place en place, traversant
les ténèbres d'un point de feu ; et tout d'un coup, derrière une côte, à
travers des branches de sapins, la lune, rouge, énorme, et comme engourdie de
sommeil, surgit.
Il
faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne, épuisée de rêve,
rassasiée de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois
l'engourdissement d'une position prolongée lui faisait rouvrir les yeux ; alors
elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une
ferme, ou bien quelques vaches çà et là couchées en un champ, et qui relevaient
la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un
songe ébauché ; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles,
fatiguait sa pensée et elle refermait les yeux, se sentant l'esprit courbaturé
comme le corps.
Cependant
on s'arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portières
avec des lanternes à la main. On arrivait. Jeanne subitement réveillée sauta
bien vite. Père et Rosalie, éclairés par un fermier, portèrent presque la
baronne tout à fait exténuée, geignant de détresse, et répétant sans cesse
d'une petite voix expirante : " Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants !
" Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôt
dormit.
Jeanne
et le baron soupèrent en tête-à-tête.
Ils
souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table ; et,
saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir réparé.
C'était
une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du
château, bâties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses à loger une
race.
Un
immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part en part,
ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait
enjamber cette entrée, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux
montées à la façon d'un pont.
Au
rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré, tendu de tapisseries
à feuillages où se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au
petit point, n'était que l'illustration des Fables de La Fontaine ; et Jeanne
eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait aimée,
étant tout enfant, et qui représentait l'histoire du Renard et de la Cigogne.
À
côté du salon s'ouvraient la bibliothèque pleine de livres anciens, et deux
autres pièces inutilisées ; à gauche, la salle à manger en boiseries neuves, la
lingerie, l'office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire.
Un
corridor coupait en long tout le premier étage. Les dix portes des dix chambres
s'alignaient sur cette allée. Tout au fond, à droite, était l'appartement de
Jeanne. Ils y entrèrent. Le baron venait de le faire remettre à neuf, ayant
employé simplement des tentures et des meubles restés sans usage dans les
greniers.
Des
tapisseries d'origine flamande, et très vieilles, peuplaient ce lieu de
personnages singuliers.
Mais,
en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de joie. Aux quatre
coins, quatre grands oiseaux de chêne, tout noirs et luisants de cire,
portaient la couche et paraissaient en être les gardiens. Les côtés
représentaient deux larges guirlandes de fleurs et de fruits sculptés ; et quatre
colonnes finement cannelées, que terminaient des chapiteaux corinthiens,
soulevaient une corniche de roses et d'Amours enroulés.
Il
se dressait monumental, et tout gracieux cependant, malgré la sévérité du bois
bruni par le temps.
Le
couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme deux firmaments.
Ils étaient faits d'une soie antique d'un bleu foncé qu'étoilaient par places
de grandes fleurs de lis brodées d'or.
Quand
elle l'eut bien admiré, Jeanne, élevant sa lumière, examina les tapisseries
pour en comprendre le sujet.
Un
jeune seigneur et une jeune dame habillés en vert, en rouge et en jaune, de la
façon la plus étrange, causaient sous un arbre bleu où mûrissaient des fruits
blancs. Un gros lapin de même couleur broutait un peu d'herbe grise.
Juste
au-dessus des personnages, dans un lointain de convention, on apercevait cinq
petites maisons rondes, aux toits aigus ; et là-haut, presque dans le ciel, un
moulin à vent tout rouge.
De grands
ramages, figurant des fleurs, circulaient dans tout cela.
Les
deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, sauf qu'on voyait
sortir des maisons quatre petits bonshommes vêtus à la façon des Flamands et
qui levaient les bras au ciel en signe d'étonnement et de colère extrêmes.
Mais
la dernière tenture représentait un drame. Près du lapin qui broutait toujours,
le jeune homme étendu semblait mort. La jeune dame, le regardant, se perçait le
sein d'une épée, et les fruits de l'arbre étaient devenus noirs.
Jeanne
renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coin une bestiole
microscopique, que le lapin, s'il eût vécu, aurait pu manger comme un brin
d'herbe. Et cependant c'était un lion.
Alors
elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thysbé ; et, quoiqu'elle sourît de
la simplicité des dessins, elle se sentit heureuse d'être enfermée dans cette
aventure d'amour qui parlerait sans cesse à sa pensée des espoirs chéris, et
ferait planer, chaque nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et
légendaire.
Tout
le reste du mobilier unissait les styles les plus divers. C'étaient ces meubles
que chaque génération laisse dans la famille et qui font des anciennes maisons
des sortes de musées où tout se mêle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassée
de cuivres éclatants, était flanquée de deux fauteuils Louis XV encore vêtus de
leur soie à bouquets. Un secrétaire en bois de rose faisait face à la cheminée
qui présentait, sous un globe rond, une pendule de l'Empire.
C'était
une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes de marbre au-dessus d'un
jardin de fleurs dorées. Un mince balancier sortant de la ruche par une fente
allongée promenait éternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailes
d'émail.
Le
cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de la ruche.
Elle
se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et se retira chez lui.
Alors,
Jeanne, avec regret, se coucha.
D'un
dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis éteignit sa bougie. Mais le
lit, dont la tête seule s'appuyait à la muraille, avait une fenêtre sur sa
gauche, par où entrait un flot de lune qui répandait à terre une flaque de
clarté.
Des
reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pâles caressant faiblement les
amours immobiles de Pyrame et de Thysbé.
Par
l'autre fenêtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un grand arbre tout
baigné de lumière douce. Elle se tourna sur le côté, ferma les yeux, puis, au
bout de quelque temps, les rouvrit.
Elle
croyait se sentir encore secouée par les cahots de la voiture dont le roulement
continuait dans sa tête. Elle resta d'abord immobile, espérant que ce repos la
ferait enfin s'endormir ; mais l'impatience de son esprit envahit bientôt tout
son corps.
Elle
avait des crispations dans les jambes, une fièvre qui grandissait. Alors elle
se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui donnait l'aspect
d'un fantôme, elle traversa la mare de lumière répandue sur son plancher,
ouvrit sa fenêtre et regarda.
La
nuit était si claire qu'on y voyait comme en plein jour ; et la jeune fille
reconnaissait tout ce pays aimé jadis dans sa première enfance.
C'était
d'abord, en face d'elle, un large gazon jaune comme du beurre sous la lumière
nocturne. Deux arbres géants se dressaient aux pointes devant le château, un
platane au nord, un tilleul au sud.
Tout
au bout de la grande étendue d'herbe, un petit bois en bosquet terminait ce
domaine garanti des ouragans du large par cinq rangs d'ormes antiques, tordus,
rasés, rongés, taillés en pente comme un toit par le vent de mer toujours
déchaîné.
Cette
espèce de parc était borné à droite et à gauche par deux longues avenues de
peupliers démesurés, appelés peuples en Normandie, qui séparaient la
résidence des maîtres des deux fermes y attenantes, occupées, l'une par la
famille Couillard, l'autre par la famille Martin.
Ces peuples
avaient donné leur nom au château. Au-delà de cet enclos, s'étendait une vaste
plaine inculte, semée d'ajoncs, où la brise sifflait et galopait jour et nuit.
Puis soudain la côte s'abattait en une falaise de cent mètres, droite et
blanche, baignant son pied dans les vagues.
Jeanne
regardait au loin la longue surface moirée des flots qui semblaient dormir sous
les étoiles.
Dans
cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se
répandaient. Un jasmin grimpé autour des fenêtres d'en bas exhalait
continuellement son haleine pénétrante qui se mêlait à l'odeur plus légère des
feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes
de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.
La
jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer ; et le repos de la campagne la
calma comme un bain frais.
Toutes
les bêtes qui s'éveillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure
dans la tranquillité des nuits, emplissaient les demi-ténèbres d'une agitation
silencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient point fuyaient dans l'air comme
des taches, comme des ombres ; des bourdonnements d'insectes invisibles
effleuraient l'oreille ; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de
rosée ou le sable des chemins déserts.
Seuls
quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur note courte et
monotone.
Il
semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein de murmures comme cette
soirée claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes
nocturnes dont le frémissement l'entourait. Une affinité l'unissait à cette
poésie vivante ; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des
frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme
un souffle de bonheur.
Et
elle se mit à rêver d'amour.
L'amour
! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de son approche.
Maintenant elle était libre d'aimer ; elle n'avait plus qu'à le rencontrer, lui
!
Comment
serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il
serait lui, voilà tout.
Elle
savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la chérirait de toute
sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre
lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains,
serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur
de leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d'été,
tellement unis qu'ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur
tendresse, jusqu'à leurs plus secrètes pensées.
Et
cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection indescriptible.
Et
il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle ; et brusquement un
vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras
contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ;
et sur sa lèvre tendue vers l'inconnu quelque chose passa qui la fit presque
défaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donné un baiser d'amour.
Tout
à coup, là-bas, derrière le château, sur la route elle entendit marcher dans la
nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un transport de foi à
l'impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux
romanesques combinaisons du sort, elle pensa : " Si c'était lui ? "
Elle écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu'il allait
s'arrêter à la grille pour demander l'hospitalité.
Lorsqu'il
fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit
l'exaltation de son espoir et sourit à sa démence.
Alors,
un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d'une rêverie plus
raisonnable, cherchant à pénétrer l'avenir, échafaudant son existence.
Avec
lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait
sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait
courant sur l'herbe entre le platane et le tilleul, tandis que le père et la
mère les suivraient d'un oeil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes des
regards pleins de passion.
Et
elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant
son voyage à travers le ciel, allait disparaître dans la mer.
L'air
devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon pâlissait. Un coq chanta dans la
ferme de droite ; d'autres répondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix
enrouées semblaient venir de très loin à travers la cloison des poulaillers ;
et dans l'immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoiles
disparaissaient.
Un
petit cri d'oiseau s'éveilla quelque part. Des gazouillements, timides d'abord,
sortirent des feuilles ; puis ils s'enhardirent, devinrent vibrants, joyeux,
gagnant de branche en branche, d'arbre en arbre.
Jeanne
soudain se sentit dans une clarté ; et, levant la tête qu'elle avait cachée en
ses mains, elle ferma les yeux, éblouie par le resplendissement de l'aurore.
Une
montagne de nuages empourprés, cachés en partie derrière une grande allée de
peuples, jetait des lueurs de sang sur la terre réveillée.
Et
lentement, crevant les nuées éclatantes, criblant de feu les arbres, les
plaines, l'océan, tout l'horizon, l'immense globe flamboyant parut.
Et
Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. Une joie délirante, un
attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son coeur qui
défaillait. C'était son soleil ! son aurore ! le commencement de sa vie ! le
lever de ses espérances ! Elle tendit les bras vers l'espace rayonnant, avec
une envie d'embrasser le soleil ; elle voulait parler, crier quelque chose de
divin comme cette éclosion du jour ; mais elle demeurait paralysée dans un
enthousiasme impuissant. Alors, posant son front dans ses mains, elle sentit
ses yeux pleins de larmes ; et elle pleura délicieusement.
Lorsqu'elle
releva la tête, le décor superbe du jour naissant avait déjà disparu. Elle se
sentit elle-même apaisée, un peu lasse, comme refroidie. Sans fermer sa
fenêtre, elle alla s'étendre sur son lit, rêva encore quelques minutes et
s'endormit si profondément qu'à huit heures elle n'entendit point les appels de
son père et se réveilla seulement lorsqu'il entra dans sa chambre.
Il
voulait lui montrer l'embellissement du château, de son château.
La
façade qui donnait sur l'intérieur des terres était séparée du chemin par une
vaste cour plantée de pommiers. Ce chemin, dit vicinal, courant entre les
enclos des paysans, joignait, une demi-lieue plus loin, la grande route du
Havre à Fécamp.
Une
allée droite venait de la barrière de bois jusqu'au perron. Les communs, petits
bâtiments en caillou de mer, coiffés de chaume, s'alignaient des deux côtés de
la cour, le long des fossés des deux fermes.
Les
couvertures étaient refaites à neuf ; toute la menuiserie avait été restaurée,
les murs réparés, les chambres retapissées, tout l'intérieur repeint. Et le
vieux manoir terni portait, comme des taches, ses contrevents frais, d'un blanc
d'argent, et ses replâtrages récents sur sa grande façade grisâtre.
L'autre
façade, celle où s'ouvrait une des fenêtres de Jeanne, regardait au loin la mer
par-dessus le bosquet et la muraille d'ormes rongés du vent.
Jeanne
et le baron, bras dessus, bras dessous, visitèrent tout, sans omettre un coin ;
puis ils se promenèrent lentement dans les longues avenues de peupliers, qui
enfermaient ce qu'on appelait le parc. L'herbe avait poussé sous les arbres,
étalant son tapis vert. Le bosquet, tout au bout, était charmant, mêlait ses
petits chemins tortueux, séparés par des cloisons de feuilles. Un lièvre partit
brusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta le talus et détala
dans les joncs marins vers la falaise.
Après
le déjeuner, comme Mme Adélaïde, encore exténuée, déclarait qu'elle allait se
reposer, le baron proposa de descendre jusqu'à Yport.
Ils
partirent, traversant d'abord le hameau d'Étouvent, où se trouvaient les
Peuples. Trois paysans les saluèrent comme s'ils les eussent connus de tout
temps.
Ils
entrèrent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'à la mer en suivant une
vallée tournante.
Bientôt
apparut le village d'Yport. Des femmes qui raccommodaient des hardes, assises
sur le seuil de leurs demeures, les regardaient passer. La rue inclinée, avec
un ruisseau dans le milieu et des tas de débris traînant devant les portes,
exhalait une odeur forte de saumure. Les filets bruns, où restaient de place en
place des écailles luisantes pareilles à des piécettes d'argent, séchaient
entre les portes des taudis d'où sortaient les senteurs des familles nombreuses
grouillant dans une seule pièce.
Quelques
pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchant leur vie.
Jeanne
regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveau comme un décor de
théâtre.
Mais,
brusquement, en tournant un mur, elle aperçut la mer, d'un bleu opaque et
lisse, s'étendant à perte de vue.
Ils
s'arrêtèrent, en face de la plage, à regarder. Des voiles, blanches comme des ailes
d'oiseaux, passaient au large. À droite comme à gauche, la falaise énorme se
dressait. Une sorte de cap arrêtait le regard d'un côté, tandis que de l'autre
la ligne des côtes se prolongeait indéfiniment jusqu'à n'être plus qu'un trait
insaisissable.
Un
port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchirures prochaines ; et
de tous petits flots qui faisaient à la mer une frange d'écume roulaient sur le
galet avec un bruit léger.
Les
barques du pays, halées sur la pente de cailloux ronds, reposaient sur le
flanc, tendant au soleil leurs joues rondes vernies de goudron. Quelques
pêcheurs les préparaient pour la marée du soir.
Un
matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une barbue qu'elle
voulait rapporter elle-même aux Peuples.
Alors
l'homme proposa ses services pour des promenades en mer, répétant son nom coup
sur coup afin de le faire bien entrer dans les mémoires : " Lastique,
Joséphin Lastique. "
Le
baron promit de ne pas l'oublier.
Ils
reprirent le chemin du château.
Comme
le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les ouïes la canne de son
père, dont chacun d'eux prit un bout ; et ils allaient gaiement en remontant la
côte, bavardant comme deux enfants, le front au vent et les yeux brillants,
tandis que la barbue, qui lassait peu à peu leurs bras, balayait l'herbe de sa
queue grasse.
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