IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
I
LE PETIT SOULIER
Au moment où les truands avaient assailli l'église, la Esmeralda dormait.
Bientôt la rumeur toujours croissante autour de l'édifice et le bêlement
inquiet de sa chèvre éveillée avant elle l'avaient tirée de ce sommeil. Elle
s'était levée sur son séant, elle avait écouté, elle avait regardé, puis,
effrayée de la lueur et du bruit, elle s'était jetée hors de la cellule et
avait été voir. L'aspect de la place, la vision qui s'y agitait, le désordre de
cet assaut nocturne, cette foule hideuse, sautelante comme une nuée de
grenouilles, à demi entrevue dans les ténèbres, le coassement de cette rauque
multitude, ces quelques torches rouges courant et se croisant sur cette ombre
comme les feux de nuit qui rayent la surface brumeuse des marais, toute cette
scène lui fit l'effet d'une mystérieuse bataille engagée entre les fantômes du
sabbat et les monstres de pierre de l'église. Imbue dès l'enfance des
superstitions de la tribu bohémienne, sa première pensée fut qu'elle avait
surpris en maléfice les étranges êtres propres à la nuit. Alors elle courut
épouvantée se tapir dans sa cellule, demandant à son grabat un moins horrible
cauchemar.
Peu à peu les premières fumées de la peur s'étaient pourtant dissipées ; au
bruit sans cesse grandissant, et à plusieurs autres signes de réalité, elle
s'était sentie investie, non de spectres, mais d'êtres humains. Alors sa
frayeur, sans s'accroître, s'était transformée. Elle avait songé à la
possibilité d'une mutinerie populaire pour l'arracher de son asile. L'idée de
reperdre encore une fois la vie, Phoebus, qu'elle entrevoyait toujours dans son
avenir, le profond néant de sa faiblesse, toute fuite fermée, aucun appui, son
abandon, son isolement, ces pensées et mille autres l'avaient accablée. Elle
était tombée à genoux, la tête sur son lit, les mains jointes sur sa tête,
pleine d'anxiété et de frémissement, et quoique égyptienne, idolâtre et
païenne, elle s'était mise à demander avec sanglots grâce au bon Dieu chrétien
et à prier Notre-Dame son hôtesse. Car, ne crût-on à rien, il y a des moments
dans la vie où l'on est toujours de la religion du temple qu'on a sous la main.
Elle resta ainsi prosternée fort longtemps, tremblant, à la vérité, plus
qu'elle ne priait, glacée au souffle de plus en plus rapproché de cette
multitude furieuse, ne comprenant rien à ce déchaînement, ignorant ce qui se
tramait, ce qu'on faisait, ce qu'on voulait, mais pressentant une issue
terrible.
Voilà qu'au milieu de cette angoisse elle entend marcher près d'elle. Elle se
détourne. Deux hommes, dont l'un portait, une lanterne, venaient d'entrer dans
sa cellule. Elle poussa un faible cri.
-- Ne craignez rien, dit une voix qui ne lui était pas inconnue, c'est moi.
-- Qui ? vous ? demanda-t-elle.
-- Pierre Gringoire.
Ce nom la rassura. Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poète. Mais il
y avait auprès de lui une figure noire et voilée de la tête aux pieds qui la
frappa de silence.
-- Ah ! reprit Gringoire d'un ton de reproche, Djali m'avait reconnu avant vous
!
La petite chèvre en effet n'avait pas attendu que Gringoire se nommât. À peine
était-il entré qu'elle s'était tendrement frottée à ses genoux, couvrant le
poète de caresses et de poils blancs, car elle était en mue. Gringoire lui
rendait les caresses.
-- Qui est là avec vous ? dit l'égyptienne à voix basse.
-- Soyez tranquille, répondit Gringoire. C'est un de mes amis.
Alors le philosophe, posant sa lanterne à terre, s'accroupit sur la dalle et
s'écria avec enthousiasme en serrant Djali dans ses bras : -- Oh ! c'est une
gracieuse bête, sans doute plus considérable pour sa propreté que pour sa
grandeur, mais ingénieuse, subtile et lettrée comme un grammairien ! Voyons, ma
Djali, n'as-tu rien oublié de tes jolis tours ? Comment fait maître Jacques
Charmolue ?...
L'homme noir ne le laissa pas achever. Il s'approcha de Gringoire et le poussa
rudement par l'épaule. Gringoire se leva. -- C'est vrai, dit-il, j'oubliais que
nous sommes pressés. - Ce n'est pourtant point une raison, mon maître, pour
forcener les gens de la sorte. - Ma chère belle enfant, votre vie est en
danger, et celle de Djali. On veut vous reprendre. Nous sommes vos amis, et
nous venons vous sauver. Suivez-nous.
-- Est-il vrai ? s'écria-t-elle bouleversée.
-- Oui, très vrai. Venez vite !
-- Je le veux bien, balbutia-t-elle. Mais pourquoi votre ami ne parle-t-il pas ?
-- Ah ! dit Gringoire, c'est que son père et sa mère étaient des gens
fantasques qui l'ont fait de tempérament taciturne.
Il fallut qu'elle se contentât de cette explication. Gringoire la prit par la
main, son compagnon ramassa la lanterne et marcha devant. La peur étourdissait
la jeune fille. Elle se laissa emmener. La chèvre les suivait en sautant, si
joyeuse de revoir Gringoire qu'elle le faisait trébucher à tout moment pour lui
fourrer ses cornes dans les jambes. -- Voilà la vie, disait le philosophe
chaque fois qu'il manquait de tomber, ce sont souvent nos meilleurs amis qui
nous font choir !
Ils descendirent rapidement l'escalier des tours, traversèrent l'église, pleine
de ténèbres et de solitude et toute résonnante de vacarme, ce qui faisait un
affreux contraste, et sortirent dans la cour du cloître par la Porte-Rouge. Le
cloître était abandonné, les chanoines s'étaient enfuis dans l'évêché pour y
prier en commun ; la cour était vide, quelques laquais effarouchés s'y
blottissaient dans les coins obscurs. Ils se dirigèrent vers la petite porte
qui donnait de cette cour sur le Terrain. L'homme noir l'ouvrit avec une clef
qu'il avait. Nos lecteurs savent que le Terrain était une langue de terre
enclose de murs du côté de la Cité, et appartenant au chapitre de Notre-Dame,
qui terminait l'île à l'orient derrière l'église. Ils trouvèrent cet enclos
parfaitement désert. Là, il y avait déjà moins de tumulte dans l'air. La rumeur
de l'assaut des truands leur arrivait plus brouillée et moins criarde. Le vent
frais qui suit le fil de l'eau remuait les feuilles de l'arbre unique planté à
la pointe du Terrain avec un bruit déjà appréciable. Cependant ils étaient
encore fort près du péril. Les édifices les plus rapprochés d'eux étaient
l'évêché et l'église. Il y avait visiblement un grand désordre intérieur dans
l'évêché. Sa masse ténébreuse était toute sillonnée de lumières qui y couraient
d'une fenêtre à l'autre ; comme, lorsqu'on vient de brûler du papier, il reste
un sombre édifice de cendre où de vives étincelles font mille courses bizarres.
À côté, les énormes tours de Notre-Dame, ainsi vues de derrière avec la longue
nef sur laquelle elles se dressent, découpées en noir sur la rouge et vaste
lueur qui emplissait le Parvis, ressemblaient aux deux chenets gigantesques
d'un feu de cyclopes.
Ce qu'on voyait de Paris de tous côtés oscillait à l'oeil dans une ombre mêlée
de lumière. Rembrandt a de ces fonds de tableau.
L'homme à la lanterne marcha droit à la pointe du Terrain. Il y avait là, au
bord extrême de l'eau, le débris vermoulu d'une haie de pieux maillée de lattes
où une basse vigne accrochait quelques maigres branches étendues comme les
doigts d'une main ouverte. Derrière, dans l'ombre que faisait ce treillis, une
petite barque était cachée. L'homme fit signe à Gringoire et à sa compagne d'y
entrer. La chèvre les y suivit. L'homme y descendit le dernier. Puis il coupa
l'amarre du bateau, l'éloigna de terre avec un long croc, et, saisissant deux
rames, s'assit à l'avant, en ramant de toutes ses forces vers le large. La
Seine est fort rapide en cet endroit, et il eut assez de peine à quitter la
pointe de l'île.
Le premier soin de Gringoire en entrant dans le bateau fut de mettre la chèvre
sur ses genoux. Il prit place à l'arrière, et la jeune fille, à qui l'inconnu
inspirait une inquiétude indéfinissable vint s'asseoir et se serrer contre le
poète.
Quand notre philosophe sentit le bateau s'ébranler, il battit des mains, et
baisa Djali entre les cornes. -- Oh ! dit-il, nous voilà sauvés tous quatre. Il
ajouta, avec une mine de profond penseur : -- On est obligé, quelquefois à la
fortune, quelquefois à la ruse, de l'heureuse issue des grandes entreprises.
Le bateau voguait lentement vers la rive droite. La jeune fille observait avec
une terreur secrète l'inconnu. Il avait rebouché soigneusement la lumière de sa
lanterne sourde. On l'entrevoyait dans l'obscurité, à l'avant du bateau, comme
un spectre. Sa carapoue, toujours baissée, lui faisait une sorte de masque, et
à chaque fois qu'il entr'ouvrait en ramant ses bras où pendaient de larges
manches noires, on eût dit deux grandes ailes de chauve-souris. Du reste, il
n'avait pas encore dit une parole, jeté un souffle. Il ne se faisait dans le
bateau d'autre bruit que le va-et-vient de la rame, mêlé au froissement des
mille plis de l'eau le long de la barque.
-- Sur mon âme ! s'écria tout à coup Gringoire, nous sommes allègres et joyeux
comme des ascalaphes ! Nous observons un silence de pythagoriciens ou de
poissons ! Pasque-Dieu ! mes amis, je voudrais bien que quelqu'un me parlât. -
La voix humaine est une musique à l'oreille humaine. Ce n'est pas moi qui dis
cela, mais Didyme d'Alexandrie, et ce sont d'illustres paroles. - Certes,
Didyme d'Alexandrie n'est pas un médiocre philosophe. Une parole, ma belle
enfant ! dites-moi, je vous supplie, une parole. - À propos, vous aviez une
drôle de petite singulière moue ; la faites-vous toujours ? Savez-vous, ma mie,
que le parlement a toute juridiction sur les lieux d'asile, et que vous couriez
grand péril dans votre logette de Notre-Dame ? Hélas ! le petit oiseau
trochilus fait son nid dans la gueule du crocodile. - Maître, voici la lune qui
reparaît. - Pourvu qu'on ne nous aperçoive pas ! - Nous faisons une chose
louable en sauvant madamoiselle, et cependant on nous pendrait de par le roi si
l'on nous attrapait. Hélas ! les actions humaines se prennent par deux anses.
On flétrit en moi ce qu'on couronne en toi. Tel admire César qui blâme
Catilina. N'est-ce pas, mon maître ? Que dites-vous de cette philosophie ? Moi,
je possède la philosophie d'instinct, de nature, ut apes geometriam -
Allons ! personne ne me répond. Les fâcheuses humeurs que vous avez là tous
deux ! Il faut que je parle tout seul. C'est ce que nous appelons en tragédie
un monologue. - Pasque-Dieu ! - Je vous préviens que je viens de voir le roi
Louis onzième et que j'en ai retenu ce jurement. - Pasque-Dieu donc ! ils font
toujours un fier hurlement dans la Cité. - C'est un vilain méchant vieux roi.
Il est tout embrunché dans les fourrures. Il me doit toujours l'argent de mon
épithalame, et c'est tout au plus s'il ne m'a pas fait pendre ce soir, ce qui
m'aurait fort empêché. - Il est avaricieux pour les hommes de mérite. Il
devrait bien lire les quatre livres de Salvien de Cologne Adversus avaritiam.
En vérité ! c'est un roi étroit dans ses façons avec les gens de lettres, et
qui fait des cruautés fort barbares. C'est une éponge à prendre l'argent posée
sur le peuple. Son épargne est la ratelle qui s'enfle de la maigreur de tous
les autres membres. Aussi les plaintes contre la rigueur du temps deviennent
murmures contre le prince. Sous ce doux sire dévot, les fourches craquent de
pendus, les billots pourrissent de sang, les prisons crèvent comme des ventres
trop pleins. Ce roi a une main qui prend et une main qui pend. C'est le
procureur de dame Gabelle et de monseigneur Gibet. Les grands sont dépouillés
de leurs dignités et les petits sans cesse accablés de nouvelles foules. C'est
un prince exorbitant. Je n'aime pas ce monarque. Et vous, mon maître ?
L'homme noir laissait gloser le bavard poète. Il continuait de lutter contre le
courant violent et serré qui sépare la poupe de la Cité de la proue de l'île
Notre-Dame, que nous nommons aujourd'hui l'île Saint-Louis.
-- À propos, maître ! reprit Gringoire subitement. Au moment où nous arrivions
sur le Parvis à travers ces enragés truands, votre révérence a-t-elle remarqué
ce pauvre petit diable auquel votre sourd était en train d'écraser la cervelle
sur la rampe de la galerie des rois ? J'ai la vue basse et ne l'ai pu
reconnaître. Savez-vous qui ce peut être ?
L'inconnu ne répondit pas une parole. Mais il cessa brusquement de ramer, ses
bras défaillirent comme brisés, sa tête tomba sur sa poitrine, et la Esmeralda
l'entendit soupirer convulsivement. Elle tressaillit de son côté. Elle avait
déjà entendu de ces soupirs-là.
La barque abandonnée à elle-même dériva quelques instants au gré de l'eau. Mais
l'homme noir se redressa enfin, ressaisit les rames, et se remit à remonter le
courant. Il doubla la pointe de l'île Notre-Dame, et se dirigea vers le
débarcadère du Port-au-Foin.
-- Ah ! dit Gringoire, voici là-bas le logis Barbeau. Tenez, maître, regardez,
ce groupe de toits noirs qui font des angles singuliers, là, au-dessous de ce
tas de nuages bas, filandreux, barbouillés et sales, où la lune est tout
écrasée et répandue comme un jaune d'oeuf dont la coquille est cassée. - C'est
un beau logis. Il y a une chapelle couronnée d'une petite voûte pleine
d'enrichissements bien coupés. Au-dessus vous pouvez voir le clocher très
délicatement percé. Il y a aussi un jardin plaisant, qui consiste en un étang,
une volière, un écho, un mail, un labyrinthe, une maison pour les bêtes
farouches, et quantité d'allées touffues fort agréables à Vénus. Il y a encore
un coquin d'arbre qu'on appelle le luxurieux, pour avoir servi aux
plaisirs d'une princesse fameuse et d'un connétable de France galant et bel
esprit. - Hélas ! nous autres pauvres philosophes nous sommes à un connétable
ce qu'un carré de choux et de radis est au jardin du Louvre. Qu'importe après
tout ? La vie humaine pour les grands comme pour nous est mêlée de bien et de
mal. La douleur est toujours à côté de la joie, le spondée auprès du dactyle. -
Mon maître, il faut que je vous conte cette histoire du logis Barbeau. Cela
finit d'une façon tragique. C'était en 1319, sous le règne de Philippe V, le
plus long des rois de France. La moralité de l'histoire est que les tentations
de la chair sont pernicieuses et malignes. N'appuyons pas trop le regard sur la
femme du voisin, si chatouilleux que nos sens soient à sa beauté. La
fornication est une pensée fort libertine. L'adultère est une curiosité de la
volupté d'autrui... - Ohé ! voilà que le bruit redouble là-bas !
Le tumulte en effet croissait autour de Notre-Dame. Ils écoutèrent. On
entendait assez clairement des cris de victoire. Tout à coup, cent flambeaux
qui faisaient étinceler des casques d'hommes d'armes se répandirent sur
l'église à toutes les hauteurs, sur les tours, sur les galeries, sous les
arcs-boutants. Ces flambeaux semblaient chercher quelque chose ; et bientôt ces
clameurs éloignées arrivèrent distinctement jusqu'aux fugitifs : --
L'égyptienne ! la sorcière ! à mort l'égyptienne !
La malheureuse laissa tomber sa tête sur ses mains, et l'inconnu se mit à ramer
avec furie vers le bord. Cependant notre philosophe réfléchissait. Il pressait
la chèvre dans ses bras, et s'éloignait tout doucement de la bohémienne, qui se
serrait de plus en plus contre lui, comme au seul asile qui lui restât. Il est certain
que Gringoire était dans une cruelle perplexité. Il songeait que la chèvre
aussi, d'après la législation existante, serait pendue si elle était
reprise, que ce serait grand dommage, la pauvre Djali ! qu'il avait trop de
deux condamnées ainsi accrochées après lui, qu'enfin son compagnon ne demandait
pas mieux que de se charger de l'égyptienne. Il se livrait entre ses pensées un
violent combat, dans lequel, comme le Jupiter de l'Iliade, il pesait tour à
tour l'égyptienne et la chèvre ; et il les regardait l'une après l'autre, avec
des yeux humides de larmes, en disant entre ses dents : -- Je ne puis pas
pourtant vous sauver toutes deux.
Une secousse les avertit enfin que le bateau abordait. Le brouhaha sinistre
remplissait toujours la Cité. L'inconnu se leva, vint à l'égyptienne, et voulut
lui prendre le bras pour l'aider à descendre. Elle le repoussa, et se pendit à
la manche de Gringoire, qui, de son côté, occupé de la chèvre, la repoussa
presque. Alors elle sauta seule à bas du bateau. Elle était si troublée qu'elle
ne savait ce qu'elle faisait, où elle allait. Elle demeura ainsi un moment
stupéfaite, regardant couler l'eau. Quand elle revint un peu à elle, elle était
seule sur le port avec l'inconnu. Il paraît que Gringoire avait profité de
l'instant du débarquement pour s'esquiver avec la chèvre dans le pâté de
maisons de la rue Grenier-sur-l'eau.
La pauvre égyptienne frissonna de se voir seule avec cet homme. Elle voulut
parler, crier, appeler Gringoire, sa langue était inerte dans sa bouche, et aucun
son ne sortit de ses lèvres. Tout à coup elle sentit la main de l'inconnu sur
la sienne. C'était une main froide et forte. Ses dents claquèrent, elle devint
plus pâle que le rayon de lune qui l'éclairait. L'homme ne dit pas une parole.
Il se mit à remonter à grands pas vers la place de Grève, en la tenant par la
main. En cet instant, elle sentit vaguement que la destinée est une force
irrésistible. Elle n'avait plus de ressort, elle se laissa entraîner, courant
tandis qu'il marchait. Le quai en cet endroit allait en montant. Il lui
semblait cependant qu'elle descendait une pente.
Elle regarda de tous côtés. Pas un passant. Le quai était absolument désert.
Elle n'entendait de bruit, elle ne sentait remuer des hommes que dans la cité
tumultueuse et rougeoyante, dont elle n'était séparée que par un bras de Seine,
et d'où son nom lui arrivait mêlé à des cris de mort. Le reste de Paris était
répandu autour d'elle par grands blocs d'ombre.
Cependant l'inconnu l'entraînait toujours avec le même silence et la même
rapidité. Elle ne retrouvait dans sa mémoire aucun des lieux où elle marchait.
En passant devant une fenêtre éclairée, elle fit un effort, se raidit
brusquement, et cria : -- Au secours !
Le bourgeois à qui était la fenêtre l'ouvrit, y parut en chemise avec sa lampe,
regarda sur le quai avec un air hébété, prononça quelques paroles qu'elle
n'entendit pas, et referma son volet. C'était la dernière lueur d'espoir qui
s'éteignait.
L'homme noir ne proféra pas une syllabe, il la tenait bien, et se remit à
marcher plus vite. Elle ne résista plus, et le suivit, brisée.
De temps en temps elle recueillait un peu de force, et disait d'une voix
entrecoupée par les cahots du pavé et l'essoufflement de la course : -- Qui
êtes-vous ? qui êtes-vous ? - Il ne répondait point.
Ils arrivèrent ainsi, toujours le long du quai, à une place assez grande. Il y
avait un peu de lune. C'était la Grève. On distinguait au milieu une espèce de
croix noire debout. C'était le gibet. Elle reconnut tout cela, et vit où elle
était.
L'homme s'arrêta, se tourna vers elle, et leva sa carapoue.
-- Oh ! bégaya-t-elle pétrifiée, je savais bien que c'était encore lui !
C'était le prêtre. Il avait l'air de son fantôme. C'est un effet du clair de
lune. Il semble qu'à cette lumière on ne voie que les spectres des choses.
-- Écoute, lui dit-il, et elle frémit au son de cette voix funeste qu'elle
n'avait pas entendue depuis longtemps. Il continua. Il articulait avec ces
saccades brèves et haletantes qui révèlent par leurs secousses de profonds
tremblements intérieurs. -- Écoute. Nous sommes ici. Je vais te parler. Ceci
est la Grève. C'est ici un point extrême. La destinée nous livre l'un à
l'autre. Je vais décider de ta vie ; toi, de mon âme. Voici une place et une
nuit au delà desquelles on ne voit rien. Écoute-moi donc. Je vais te dire...
D'abord ne me parle pas de ton Phoebus. (En disant cela, il allait et venait,
comme un homme qui ne peut rester en place, et la tirait après lui.) Ne m'en
parle pas. Vois-tu ? si tu prononces ce nom, je ne sais pas ce que je ferai,
mais ce sera terrible.
Cela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravité, il redevint
immobile. Mais ses paroles ne décelaient pas moins d'agitation. Sa voix était
de plus en plus basse.
-- Ne détourne point la tête ainsi. Écoute-moi. C'est une affaire sérieuse.
D'abord, voici ce qui s'est passé. - On ne rira pas de tout ceci, je te jure. -
Qu'est-ce donc que je disais ? rappelle-le-moi ! ah ! - Il y a un arrêt du
parlement qui te rend à l'échafaud. Je viens de te tirer de leurs mains. Mais
les voilà qui te poursuivent. Regarde.
Il étendit le bras vers la Cité. Les perquisitions en effet paraissaient y
continuer. Les rumeurs se rapprochaient. La tour de la maison du Lieutenant,
située vis-à-vis la Grève, était pleine de bruit et de clartés, et l'on voyait
des soldats courir sur le quai opposé, avec des torches et ces cris : --
L'égyptienne ! où est l'égyptienne ? Mort ! mort !
-- Tu vois bien qu'ils te poursuivent, et que je ne te mens pas. Moi, je
t'aime. - N'ouvre pas la bouche, ne me parle plutôt pas, si c'est pour me dire
que tu me hais. Je suis décidé à ne plus entendre cela. - Je viens de te
sauver. Laisse-moi d'abord achever. - Je puis te sauver tout à fait. J'ai tout
préparé. C'est à toi de vouloir. Comme tu voudras, je pourrai.
Il s'interrompit violemment. -- Non, ce n'est pas cela qu'il faut dire.
Et courant, et la faisant courir, car il ne la lâchait pas, il marcha droit au
gibet, et le lui montrant du doigt : -- Choisis entre nous deux, dit-il froidement.
Elle s'arracha de ses mains et tomba au pied du gibet en embrassant cet appui
funèbre. Puis elle tourna sa belle tête à demi, et regarda le prêtre par-dessus
son épaule. On eût dit une sainte Vierge au pied de la croix. Le prêtre était
demeuré sans mouvement, le doigt toujours levé vers le gibet, conservant son
geste, comme une statue.
Enfin l'égyptienne lui dit : -- Il me fait encore moins horreur que vous.
Alors il laissa retomber lentement son bras, et regarda le pavé avec un profond
accablement. -- Si ces pierres pouvaient parler, murmura-t-il, oui, elles
diraient que voilà un homme bien malheureux.
Il reprit. La jeune fille agenouillée devant le gibet et noyée dans sa longue
chevelure le laissait parler sans l'interrompre. Il avait maintenant un accent
plaintif et doux qui contrastait douloureusement avec l'âpreté hautaine de ses
traits.
-- Moi, je vous aime. Oh ! cela est pourtant bien vrai. Il ne sort donc rien au
dehors de ce feu qui me brûle le coeur ! Hélas ! jeune fille, nuit et jour,
oui, nuit et jour, cela ne mérite-t-il aucune pitié ? C'est un amour de la nuit
et du jour, vous dis-je, c'est une torture. - Oh ! je souffre trop, ma pauvre
enfant ! - C'est une chose digne de compassion, je vous assure. Vous voyez que
je vous parle doucement. Je voudrais bien que vous n'eussiez plus cette horreur
de moi. - Enfin, un homme qui aime une femme, ce n'est pas sa faute ! - Oh !
mon Dieu ! - Comment ! vous ne me pardonnerez donc jamais ? Vous me haïrez
toujours ! C'est donc fini ! C'est là ce qui me rend mauvais, voyez-vous, et
horrible à moi-même ! - Vous ne me regardez seulement pas ! Vous pensez à autre
chose peut-être tandis que je vous parle debout et frémissant sur la limite de
notre éternité à tous deux ! - Surtout ne me parlez pas de l'officier ! Quoi !
je me jetterais à vos genoux, quoi ! je baiserais, non vos pieds, vous ne
voudriez pas, mais la terre qui est sous vos pieds, quoi ! je sangloterais
comme un enfant, j'arracherais de ma poitrine, non des paroles, mais mon coeur
et mes entrailles, pour vous dire que je vous aime, tout serait inutile, tout !
- Et cependant vous n'avez rien dans l'âme que de tendre et de clément, vous
êtes rayonnante de la plus belle douceur, vous êtes tout entière suave, bonne,
miséricordieuse et charmante. Hélas ! vous n'avez de méchanceté que pour moi
seul ! Oh ! quelle fatalité !
Il cacha son visage dans ses mains. La jeune fille l'entendit pleurer. C'était
la première fois. Ainsi debout et secoué par les sanglots, il était plus
misérable et plus suppliant qu'à genoux. Il pleura ainsi un certain temps.
-- Allons ! poursuivit-il ces premières larmes passées, je ne trouve pas de
paroles. J'avais pourtant bien songé à ce que je vous dirais. Maintenant je
tremble et je frissonne, je défaille à l'instant décisif, je sens quelque chose
de suprême qui nous enveloppe, et je balbutie. Oh ! je vais tomber sur le pavé
si vous ne prenez pas pitié de moi, pitié de vous. Ne nous condamnez pas tous
deux. Si vous saviez combien je vous aime ! quel coeur c'est que mon coeur ! Oh
! quelle désertion de toute vertu ! quel abandon désespéré de moi-même !
Docteur, je bafoue la science ; gentilhomme, je déchire mon nom ; prêtre, je
fais du missel un oreiller de luxure, je crache au visage de mon Dieu ! tout
cela pour toi, enchanteresse ! pour être plus digne de ton enfer ! et tu ne
veux pas du damné ! Oh ! que je te dise tout ! plus encore, quelque chose de
plus horrible, oh ! plus horrible !...
En prononçant ces dernières paroles, son air devint tout à fait égaré. Il se
tut un instant, et reprit comme se parlant à lui-même, et d'une voix forte : --
Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ?
Il y eut encore un silence, et il poursuivit : -- Ce que j'en ai fait, Seigneur
? Je l'ai recueilli, je l'ai élevé, je l'ai nourri, je l'ai aimé, je l'ai
idolâtré, et je l'ai tué ! Oui, Seigneur, voici qu'on vient de lui écraser la
tête devant moi sur la pierre de votre maison, et c'est à cause de moi, à cause
de cette femme, à cause d'elle...
Son oeil était hagard. Sa voix allait s'éteignant, il répéta encore plusieurs
fois, machinalement, avec d'assez longs intervalles, comme une cloche qui
prolonge sa dernière vibration : -- À cause d'elle... - À cause d'elle... Puis
sa langue n'articula plus aucun son perceptible, ses lèvres remuaient toujours
cependant. Tout à coup il s'affaissa sur lui-même comme quelque chose qui
s'écroule, et demeura à terre sans mouvement, la tête dans les genoux.
Un frôlement de la jeune fille qui retirait son pied de dessous lui le fit
revenir. Il passa lentement sa main sur ses joues creuses, et regarda quelques
instants avec stupeur ses doigts qui étaient mouillés. -- Quoi ! murmura-t-il,
j'ai pleuré !
Et se tournant subitement vers l'égyptienne avec une angoisse inexprimable :
-- Hélas ! vous m'avez regardé froidement pleurer ! Enfant ! sais-tu que ces
larmes sont des laves ? Est-il donc bien vrai ? de l'homme qu'on hait rien ne
touche. Tu me verrais mourir, tu rirais. Oh ! moi je ne veux pas te voir mourir
! Un mot ! un seul mot de pardon ! Ne me dis pas que tu m'aimes, dis-moi
seulement que tu veux bien, cela suffira, je te sauverai. Sinon... Oh ! l'heure
passe, je t'en supplie par tout ce qui est sacré, n'attends pas que je sois
redevenu de pierre comme ce gibet qui te réclame aussi ! Songe que je tiens nos
deux destinées dans ma main, que je suis insensé, cela est terrible, que je
puis laisser tout choir, et qu'il y a au-dessous de nous un abîme sans fond,
malheureuse, où ma chute poursuivra la tienne durant l'éternité ! Un mot de
bonté ! dis un mot ! rien qu'un mot !
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre. Il se précipita à genoux devant elle
pour recueillir avec adoration la parole, peut-être attendrie, qui allait
sortir de ses lèvres. Elle lui dit : -- Vous êtes un assassin !
Le prêtre la prit dans ses bras avec fureur et se mit à rire d'un rire
abominable. -- Eh bien, oui ! assassin ! dit-il, et je t'aurai. Tu ne veux pas
de moi pour esclave, tu m'auras pour maître. Je t'aurai. J'ai un repaire où je
te traînerai. Tu me suivras, il faudra bien que tu me suives, ou je te livre !
Il faut mourir, la belle, ou être à moi ! être au prêtre ! être à l'apostat !
être à l'assassin ! dès cette nuit, entends-tu cela ? Allons ! de la joie !
allons ! baise-moi, folle ! La tombe ou mon lit !
Son oeil pétillait d'impureté et de rage. Sa bouche lascive rougissait le cou
de la jeune fille. Elle se débattait dans ses bras. Il la couvrait de baisers
écumants.
-- Ne me mords pas, monstre ! cria-t-elle. Oh ! l'odieux infect ! laisse-moi !
Je vais t'arracher tes vilains cheveux gris et te les jeter à poignées par la
face !
Il rougit, il pâlit, puis il la lâcha et la regarda d'un air sombre. Elle se
crut victorieuse, et poursuivit : -- Je te dis que je suis à mon Phoebus, que
c'est Phoebus que j'aime, que c'est Phoebus qui est beau ! Toi, prêtre, tu es
vieux ! tu es laid ! Va-t'en !
Il poussa un cri violent, comme le misérable auquel on applique un fer rouge.
-- Meurs donc ! dit-il à travers un grincement de dents. Elle vit son affreux
regard, et voulut fuir. Il la reprit, il la secoua, il la jeta à terre, et
marcha à pas rapides vers l'angle de la Tour-Roland en la traînant après lui
sur le pavé par ses belles mains.
Arrivé là, il se tourna vers elle : -- Une dernière fois, veux-tu être à moi ?
Elle répondit avec force : -- Non.
Alors il s'écria d'une voix haute : -- Gudule ! Gudule ! voici l'égyptienne !
venge-toi !
La jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. Elle regarda. C'était un
bras décharné qui sortait d'une lucarne dans le mur et qui la tenait comme une
main de fer.
-- Tiens bien ! dit le prêtre. C'est l'égyptienne échappée. Ne la lâche pas. Je
vais chercher les sergents. Tu la verras pendre.
Un rire guttural répondit de l'intérieur du mur à ces sanglantes paroles. --
Hah ! hah ! hah ! - L'égyptienne vit le prêtre s'éloigner en courant dans la
direction du Pont Notre-Dame. On entendait une cavalcade de ce côté.
La jeune fille avait reconnu la méchante recluse. Haletante de terreur, elle
essaya de se dégager. Elle se tordit, elle fit plusieurs soubresauts d'agonie
et de désespoir, mais l'autre la tenait avec une force inouïe. Les doigts
osseux et maigres qui la meurtrissaient se crispaient sur sa chair et se
rejoignaient à l'entour. On eût dit que cette main était rivée à son bras.
C'était plus qu'une chaîne, plus qu'un carcan, plus qu'un anneau de fer,
c'était une tenaille intelligente et vivante qui sortait d'un mur.
Épuisée, elle retomba contre la muraille, et alors la crainte de la mort
s'empara d'elle. Elle songea à la beauté de la vie, à la jeunesse, à la vue du
ciel, aux aspects de la nature, à l'amour, à Phoebus, à tout ce qui s'enfuyait
et à tout ce qui s'approchait, au prêtre qui la dénonçait, au bourreau qui
allait venir, au gibet qui était là. Alors elle sentit l'épouvante lui monter
jusque dans les racines des cheveux, et elle entendit le rire lugubre de la
recluse qui lui disait tout bas : -- Hah ! hah ! hah ! tu vas être pendue !
Elle se tourna mourante vers la lucarne, et elle vit la figure fauve de la
sachette à travers les barreaux. -- Que vous ai-je fait ? dit-elle presque
inanimée.
La recluse ne répondit pas, elle se mit à marmotter avec une intonation
chantante, irritée et railleuse : -- Fille d'Égypte ! fille d'Égypte ! fille
d'Égypte !
La malheureuse Esmeralda laissa retomber sa tête sous ses cheveux, comprenant
qu'elle n'avait pas affaire à un être humain.
Tour à coup la recluse s'écria, comme si la question de l'égyptienne avait mis
tout ce temps pour arriver jusqu'à sa pensée : -- Ce que tu m'as fait ? dis-tu
! - Ah ! ce que tu m'as fait, égyptienne ! Eh bien ! écoute. - J'avais un
enfant, moi ! vois-tu ? j'avais un enfant ! un enfant, te dis-je ! - Une jolie
petite fille ! - Mon Agnès, reprit-elle égarée et baisant quelque chose dans
les ténèbres. - Eh bien ! vois-tu, fille d'Égypte ? on m'a pris mon enfant, on
m'a volé mon enfant, on m'a mangé mon enfant. Voilà ce que tu m'as fait.
La jeune fille répondit comme l'agneau : -- Hélas ! je n'étais peut-être pas
née alors !
-- Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais être née. Tu en étais. Elle serait
de ton âge ! Ainsi ! - Voilà quinze ans que je suis ici, quinze ans que je
souffre, quinze ans que je prie, quinze ans que je me cogne la tête aux quatre
murs. - Je te dis que ce sont des égyptiennes qui me l'ont volée, entends-tu
cela ? et qui l'ont mangée avec leurs dents. As-tu un coeur ? figure-toi ce que
c'est qu'un enfant qui joue, un enfant qui tette, un enfant qui dort. C'est si
innocent ! - Eh bien ! cela, c'est cela qu'on m'a pris, qu'on m'a tué ! Le bon Dieu
le sait bien ! - Aujourd'hui, c'est mon tour, je vais manger de l'égyptienne. -
Oh ! que je te mordrais bien si les barreaux ne m'empêchaient. J'ai la tête
trop grosse ! - La pauvre petite ! pendant qu'elle dormait ! Et si elles l'ont
réveillée en la prenant, elle aura eu beau crier, je n'étais pas là ! - Ah !
les mères égyptiennes, vous avez mangé mon enfant ! Venez voir la vôtre.
Alors elle se mit à rire ou à grincer des dents, les deux choses se
ressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour commençait à poindre. Un
reflet de cendre éclairait vaguement cette scène, et le gibet devenait de plus
en plus distinct dans la place. De l'autre côté, vers le Pont Notre-Dame, la
pauvre condamnée croyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie.
-- Madame ! cria-t-elle joignant les mains et tombée sur ses deux genoux,
échevelée, éperdue, folle d'effroi, madame ! ayez pitié. Ils viennent. Je ne
vous ai rien fait. Voulez-vous me voir mourir de cette horrible façon sous vos
yeux ? Vous avez de la pitié, j'en suis sûre. C'est trop affreux. Laissez-moi
me sauver. Lâchez-moi ! Grâce ! Je ne veux pas mourir comme cela !
-- Rends-moi mon enfant ! dit la recluse.
-- Grâce ! grâce !
-- Rends-moi mon enfant !
-- Lâchez-moi, au nom du ciel !
-- Rends-moi mon enfant !
Cette fois encore, la jeune fille retomba, épuisée, rompue, ayant déjà le
regard vitré de quelqu'un qui est dans la fosse. -- Hélas ! bégaya-t-elle, vous
cherchez votre enfant. Moi, je cherche mes parents.
-- Rends-moi ma petite Agnès ! poursuivit Gudule. Tu ne sais pas où elle est ?
Alors, meurs ! - Je vais te dire. J'étais une fille de joie, j'avais un enfant,
on m'a pris mon enfant. - Ce sont les égyptiennes. Tu vois bien qu'il faut que
tu meures. Quand ta mère l'égyptienne viendra te réclamer, je lui dirai : La
mère, regarde à ce gibet ! - Ou bien rends-moi mon enfant. - Sais-tu où elle
est, ma petite fille ? Tiens, que je te montre. Voilà son soulier, tout ce qui
m'en reste. Sais-tu où est le pareil ? Si tu le sais, dis-le-moi, et si ce
n'est qu'à l'autre bout de la terre, je l'irai chercher en marchant sur les
genoux.
En parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lucarne elle montrait à
l'égyptienne le petit soulier brodé. Il faisait déjà assez jour pour en
distinguer la forme et les couleurs.
-- Montrez-moi ce soulier, dit l'égyptienne en tressaillant. Dieu ! Dieu ! Et
en même temps, de la main qu'elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit
sachet orné de verroterie verte qu'elle portait au cou.
-- Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon ! Tout à coup
elle s'interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait
du plus profond des entrailles : -- Ma fille !
L'égyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil à
l'autre. À ce petit soulier était attaché un parchemin sur lequel ce carme
était écrit :
Quand le pareil retrouveras.
Ta mère te tendra les bras.
En moins de temps qu'il n'en faut à l'éclair, la recluse avait confronté les
deux souliers, lu l'inscription du parchemin, et collé aux barreaux de la
lucarne son visage rayonnant d'une joie céleste en criant : -- Ma fille ! ma
fille !
-- Ma mère ! répondit l'égyptienne.
Ici nous renonçons à peindre.
Le mur et les barreaux de fer étaient entre elles deux. -- Oh ! le mur ! cria
la recluse ! Oh ! la voir et ne pas l'embrasser ! Ta main ! ta main !
La jeune fille lui passa son bras à travers la lucarne, la recluse se jeta sur
cette main, y attacha ses lèvres, et y demeura, abîmée dans ce baiser, ne donnant
plus d'autre signe de vie qu'un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en
temps. Cependant elle pleurait à torrents, en silence, dans l'ombre, comme une
pluie de nuit. La pauvre mère vidait par flots sur cette main adorée le noir et
profond puits de larmes qui était au dedans d'elle, et où toute sa douleur
avait filtré goutté à goutte depuis quinze années.
Tout à coup, elle se releva, écarta ses longs cheveux gris de dessus son front,
et, sans dire une parole, se mit à ébranler de ses deux mains les barreaux de
sa loge plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle
alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pavé qui lui servait
d'oreiller, et le lança contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se
brisa en jetant mille étincelles. Un second coup effondra tout à fait la
vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle
acheva de rompre et d'écarter les tronçons rouillés des barreaux. Il y a des
moments où les mains d'une femme ont une force surhumaine.
Le passage frayé, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa
fille par le milieu du corps et la tira dans sa cellule. -- Viens ! que je te
repêche de l'abîme ! murmurait-elle.
Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement à terre, puis la
reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n'était toujours que sa petite
Agnès, elle allait et venait dans l'étroite loge, ivre, forcenée, joyeuse,
criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, éclatant de rire, fondant en
larmes, le tout à la fois et avec emportement.
-- Ma fille ! ma fille ! disait-elle. J'ai ma fille ! la voilà. Le bon Dieu me
l'a rendue. Eh vous ! venez tous ! Y a-t-il quelqu'un là pour voir que j'ai ma
fille ? Seigneur Jésus, qu'elle est belle ! Vous me l'avez fait attendre quinze
ans, mon bon Dieu, mais c'était pour me la rendre belle. - Les égyptiennes ne
l'avaient donc pas mangée ! Qui avait dit cela ? Ma petite fille ! ma petite
fille ! baise-moi. Ces bonnes égyptiennes ! J'aime les égyptiennes. - C'est
bien toi. C'est donc cela que le coeur me sautait chaque fois que tu passais.
Moi qui prenais cela pour de la haine ! Pardonne-moi, mon Agnès, pardonne-moi.
Tu m'as trouvée bien méchante, n'est-ce pas ? Je t'aime. - Ton petit signe au
cou, l'as-tu toujours ? voyons. Elle l'a toujours. Oh ! tu es belle ! C'est moi
qui vous ai fait ces grands yeux-là, mademoiselle. Baise-moi. Je t'aime. Cela
m'est bien égal que les autres mères aient des enfants, je me moque bien
d'elles à présent. Elles n'ont qu'à venir. Voici la mienne. Voilà son cou, ses
yeux, ses cheveux, sa main. Trouvez-moi quelque chose de beau comme cela ! Oh !
je vous en réponds qu'elle aura des amoureux, celle-là ! J'ai pleuré quinze
ans. Toute ma beauté s'en est allée, et lui est venue. Baise-moi !
Elle lui tenait mille autres discours extravagants dont l'accent faisait toute
la beauté, dérangeait les vêtements de la pauvre fille jusqu'à la faire rougir,
lui lissait sa chevelure de soie avec la main, lui baisait le pied, le genou, le
front, les yeux, s'extasiait de tout. La jeune fille se laissait faire, en
répétant par intervalles très bas et avec une douceur infinie : -- Ma mère !
-- Vois-tu, ma petite fille, reprenait la recluse en entrecoupant tous ses mots
de baisers, vois-tu, je t'aimerai bien. Nous nous en irons d'ici. Nous allons
être bien heureuses. J'ai hérité quelque chose à Reims, dans notre pays. Tu
sais, Reims ? Ah ! non, tu ne sais pas cela, toi, tu étais trop petite ! Si tu
savais comme tu étais jolie, à quatre mois ! Des petits pieds qu'on venait voir
par curiosité d'Épernay qui est à sept lieues ! Nous aurons un champ, une
maison. Je te coucherai dans mon lit. Mon Dieu ! mon Dieu ! qui est-ce qui
croirait cela ? j'ai ma fille !
-- Ô ma mère ! dit la jeune fille trouvant enfin la force de parler dans son
émotion, l'égyptienne me l'avait bien dit. Il y a une bonne égyptienne des
nôtres qui est morte l'an passé, et qui avait toujours eu soin de moi comme une
nourrice. C'est elle qui m'avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours
: -- Petite, garde bien ce bijou. C'est un trésor. Il te fera retrouver ta
mère. Tu portes ta mère à ton cou. - Elle l'avait prédit, l'égyptienne !
La sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras. -- Viens, que je te baise
! tu dis cela gentiment. Quand nous serons au pays, nous chausserons un
Enfant-Jésus d'église avec les petits souliers. Nous devons bien cela à la
bonne sainte Vierge. Mon Dieu ! que tu as une jolie voix ! Quand tu me parlais
tout à l'heure, c'était une musique ! Ah ! mon Dieu Seigneur ! J'ai retrouvé
mon enfant ! Mais est-ce croyable, cette histoire-là ? On ne meurt de rien, car
je ne suis pas morte de joie.
Et puis, elle se remit à battre des mains et à rire et à crier : -- Nous allons
être heureuses ! En ce moment la logette retentit d'un cliquetis d'armes et
d'un galop de chevaux qui semblait déboucher du Pont Notre-Dame et s'avancer de
plus en plus sur le quai. L'égyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de
la sachette.
-- Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ma mère ! les voilà qui viennent ! La recluse
devint pâle.
-- Ô ciel ! que dis-tu là ? J'avais oublié ! on te poursuit ! Qu'as-tu donc
fait ?
-- Je ne sais pas, répondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnée à
mourir.
.- Mourir ! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir !
reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son oeil fixe.
-- Oui, ma mère, reprit la jeune fille éperdue, ils veulent me tuer. Voilà
qu'on vient me prendre. Cette potence est pour moi ! Sauvez-moi ! sauvez-moi !
Ils arrivent ! sauvez-moi ! !
La recluse resta quelques instants immobile comme une pétrification, puis elle
remua la tête en signe de doute, et tout à coup partant d'un éclat de rire,
mais de son rire effrayant qui lui était revenu : -- Ho ! ho ! non ! c'est un
rêve que tu me dis là. Ah ! oui ! je l'aurais perdue, cela aurait duré quinze
ans, et puis je la retrouverais, et cela durerait une minute ! Et on me la
reprendrait ! et c'est maintenant qu'elle est belle, qu'elle est grande,
qu'elle me parle, qu'elle m'aime, c'est maintenant qu'ils viendraient me la
manger, sous mes yeux à moi qui suis la mère ! Oh non ! ces choses-là ne sont
pas possibles. Le bon Dieu n'en permet pas comme cela.
Ici la cavalcade parut s'arrêter, et l'on entendit une voix éloignée qui disait
: -- Par ici, messire Tristan ! Le prêtre dit que nous la trouverons au Trou
aux rats. - Le bruit de chevaux recommença.
La recluse se dressa debout avec un cri désespéré. -- Sauve-toi ! sauve-toi !
mon enfant ! Tout me revient. Tu as raison. C'est ta mort ! Horreur !
malédiction ! Sauve-toi !
Elle mit la tête à la lucarne, et la retira vite.
-- Reste, dit-elle d'une voix basse, brève et lugubre, en serrant
convulsivement la main de l'égyptienne plus morte que vive. Reste ! ne souffle
pas ! il y a des soldats partout. Tu ne peux sortir. Il fait trop de jour.
Ses yeux étaient secs et brûlants. Elle resta un moment sans parler. Seulement
elle marchait à grands pas dans la cellule, et s'arrêtait par intervalles pour
s'arracher des poignées de cheveux gris qu'elle déchirait ensuite avec ses
dents.
Tout à coup elle dit : -- Ils approchent. Je vais leur parler. Cache-toi dans
ce coin. Ils ne te verront pas. Je leur dirai que tu t'es échappée, que je t'ai
lâchée, ma foi !
Elle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la cellule
qu'on ne voyait pas du dehors. Elle l'accroupit, l'arrangea soigneusement de
manière que ni son pied ni sa main ne dépassassent l'ombre, lui dénoua ses
cheveux noirs qu'elle répandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit devant
elle sa cruche et son pavé, les seuls meubles qu'elle eût, s'imaginant que
cette cruche et ce pavé la cacheraient. Et quand ce fut fini, plus tranquille,
elle se mit à genoux, et pria. Le jour, qui ne faisait que de poindre, laissait
encore beaucoup de ténèbres dans le Trou aux Rats.
En cet instant, la voix du prêtre, cette voix infernale, passa très près de la
cellule en criant : -- Par ici, capitaine Phoebus de Châteaupers !
À ce nom, à cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un mouvement. --
Ne bouge pas ! dit Gudule.
Elle achevait à peine qu'un tumulte d'hommes, d'épées et de chevaux s'arrêta
autour de la cellule. La mère se leva bien vite et s'alla poster devant sa
lucarne pour la boucher. Elle vit une grande troupe d'hommes armés, de pied et
de cheval, rangée sur la Grève. Celui qui les commandait mit pied à terre et
vint vers elle. -- La vieille, dit cet homme, qui avait une figure atroce, nous
cherchons une sorcière pour la pendre : on nous a dit que tu l'avais.
La pauvre mère prit l'air le plus indifférent qu'elle put, et répondit : -- Je
ne sais pas trop ce que vous voulez dire.
L'autre reprit : -- Tête-Dieu ! que chantait donc cet effaré d'archidiacre ? Où
est-il ?
-- Monseigneur, dit un soldat, il a disparu.
-- Or çà, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. On t'a
donné une sorcière à garder. Qu'en as-tu bit ?
La recluse ne voulut pas tout nier, de peur d'éveiller des soupçons, et
répondit d'un accent sincère et bourru : -- Si vous parlez d'une grande jeune
fille qu'on m'a accrochée aux mains tout à l'heure, je vous dirai qu'elle m'a
mordue et que je l'ai lâchée. Voilà. Laissez-moi en repos.
Le commandant fit une grimace désappointée.
-- Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit-il. Je m'appelle Tristan
l'Hermite, et je suis le compère du roi. Tristan l'Hermite, entends-tu ? Il
ajouta, en regardant la place de Grève autour de lui : -- C'est un nom qui a de
l'écho ici.
-- Vous seriez Satan l'Hermite, répliqua Gudule qui reprenait espoir, que je
n'aurais pas autre chose à vous dire et que je n'aurais pas peur de vous.
-- Tête-Dieu ! dit Tristan, voilà une commère ! Ah ! la fille sorcière s'est
sauvée ! et par où a-t-elle pris ?
Gudule répondit d'un ton insouciant :
-- Par la rue du Mouton, je crois.
Tristan tourna la tête, et fit signe à sa troupe de se préparer à se remettre
en marche. La recluse respira.
-- Monseigneur, dit tout à coup un archer, demandez donc à la vieille fée
pourquoi les barreaux de sa lucarne sont défaits de la sorte.
Cette question fit rentrer l'angoisse au coeur de la misérable mère. Elle ne
perdit pourtant pas toute présence d'esprit. -- Ils ont toujours été ainsi,
bégaya-t-elle.
-- Bah ! repartir l'archer, hier encore ils faisaient une belle croix noire qui
donnait de la dévotion.
Tristan jeta un regard oblique à la recluse.
-- Je crois que la commère se trouble !
L'infortunée sentit que tout dépendait de sa bonne contenance, et la mort dans
l'âme elle se mit à ricaner. Les mères ont de ces forces-là. -- Bah ! dit-elle,
cet homme est ivre. Il y a plus d'un an que le cul d'une charrette de pierres a
donné dans ma lucarne et en a défoncé la grille. Que même j'ai injurié le
charretier !
-- C'est vrai, dit un autre archer, j'y étais.
Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce témoignage inespéré
de l'archer ranima la recluse, à qui cet interrogatoire faisait traverser un
abîme sur le tranchant d'un couteau.
Mais elle était condamnée à une alternative continuelle d'espérance et
d'alarme.
-- Si c'est une charrette qui a fait cela, repartit le premier soldat, les
tronçons des barres devraient être repoussés en dedans, tandis qu'ils sont
ramenés en dehors.
-- Hé ! hé ! dit Tristan au soldat, tu as un nez d'enquêteur au Châtelet.
Répondez à ce qu'il dit, la vieille !
-- Mon Dieu ! s'écria-t-elle aux abois et d'une voix malgré elle pleine de
larmes, je vous jure, monseigneur, que c'est une charrette qui a brisé ces
barreaux. Vous entendez que cet homme l'a vu. Et puis, qu'est-ce que cela fait
pour votre égyptienne ?
-- Hum ! grommela Tristan.
-- Diable ! reprit le soldat flatté de l'éloge du prévôt, les cassures du fer
sont toutes fraîches !
Tristan hocha la tête. Elle pâlit. -- Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de
cette charrette ?
-- Un mois, quinze jours peut-être, monseigneur. Je ne sais plus, moi.
-- Elle a d'abord dit plus d'un an, observa le soldat.
-- Voilà qui est louche ! dit le prévôt.
-- Monseigneur, cria-t-elle toujours collée devant la lucarne, et tremblant que
le soupçon ne les poussât à y passer la tête et à regarder dans la cellule,
monseigneur, je vous jure que c'est une charrette qui a brisé cette grille. Je
vous le jure par les saints anges du paradis. Si ce n'est pas une charrette, je
veux être éternellement damnée et je renie Dieu !
-- Tu mets bien de la chaleur à ce jurement ! dit Tristan avec son coup d'oeil
d'inquisiteur.
La pauvre femme sentait s'évanouir de plus en plus son assurance. Elle en était
à faire des maladresses, et elle comprenait avec terreur qu'elle ne disait pas
ce qu'il aurait fallu dire.
Ici, un autre soldat arriva en criant : -- Monseigneur, la vieille fée ment. La
sorcière ne s'est pas sauvée par la rue Mouton. La chaîne de la rue est restée
tendue toute la nuit, et le garde-chaîne n'a vu passer personne.
Tristan, dont la physionomie devenait à chaque instant plus sinistre,
interpella la recluse : -- Qu'as-tu à dire à cela ?
Elle essaya encore de faire tête à ce nouvel incident : -- Que je ne sais,
monseigneur, que j'ai pu me tromper. Je crois qu'elle a passé l'eau en effet.
-- C'est le côté opposé, dit le prévôt. Il n'y a pourtant pas grande apparence
qu'elle ait voulu rentrer dans la Cité où on la poursuivait. Tu mens, la
vieille !
-- Et puis, ajouta le premier soldat, il n'y a de bateau ni de ce côté de l'eau
ni de l'autre.
-- Elle aura passé à la nage, répliqua la recluse défendant le terrain pied à
pied.
-- Est-ce que les femmes nagent ? dit le soldat.
-- Tête-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec colère.
J'ai bonne envie de laisser là cette sorcière, et de te pendre, toi. Un quart
d'heure de question te tirera peut-être la vérité du gosier. Allons ! tu vas
nous suivre.
Elle saisit ces paroles avec avidité. -- Comme vous voudrez, monseigneur.
Faites. Faites. La question, je veux bien. Emmenez-moi. Vite, vite ! partons
tout de suite. - Pendant ce temps-là, pensait-elle, ma fille se sauvera.
-- Mort-Dieu ! dit le prévôt, quel appétit du chevalet ! Je ne comprends rien à
cette folle.
Un vieux sergent du guet à tête grise sortit des rangs, et s'adressant au
prévôt : -- Folle en effet, monseigneur ! Si elle a lâché l'égyptienne, ce
n'est pas sa faute, car elle n'aime pas les égyptiennes. Voilà quinze ans que
je fais le guet, et que je l'entends tous les soirs maugréer les femmes bohèmes
avec des exécrations sans fin. Si celle que nous poursuivons est, comme je le
crois, la petite danseuse à la chèvre, elle déteste celle-là surtout.
Gudule fit un effort et dit : -- Celle-là surtout.
Le témoignage unanime des hommes du guet confirma au prévôt les paroles du
vieux sergent. Tristan l'Hermite, désespérant de rien tirer de la recluse, lui
tourna le dos, et elle le vit avec une anxiété inexprimable se diriger
lentement vers son cheval. -- Allons, disait-il entre ses dents, en route !
remettons-nous à l'enquête. Je ne dormirai pas que l'égyptienne ne soit pendue.
Cependant il hésita encore quelque temps avant de monter à cheval. Gudule
palpitait entre la vie et la mort en le voyant promener autour de la place
cette mine inquiète d'un chien de chasse qui sent près de lui le gîte de la
bête et résiste à s'éloigner. Enfin il secoua la tête et sauta en selle. Le
coeur si horriblement comprimé de Gudule se dilata, et elle dit à voix basse en
jetant un coup d'oeil sur sa fille, qu'elle n'avait pas encore osé regarder
depuis qu'ils étaient là : -- Sauvée !
La pauvre enfant était restée tout ce temps dans son coin, sans souffler, sans
remuer, avec l'idée de la mort debout devant elle. Elle n'avait rien perdu de
la scène entre Gudule et Tristan, et chacune des angoisses de sa mère avait
retenti en elle. Elle avait entendu tous les craquements successifs du fil qui
la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le voir se
briser, et commençait enfin à respirer et à se sentir le pied en terre ferme.
En ce moment, elle entendit une voix qui disait au prévôt :
-- Corboeuf ! monsieur le prévôt, ce n'est pas mon affaire, à moi homme
d'armes, de pendre les sorcières. La quenaille de peuple est à bas. Je vous
laisse besogner tout seul. Vous trouverez bon que j'aille rejoindre ma
compagnie, pour ce qu'elle est sans capitaine. - Cette voix, c'était celle de
Phoebus de Châteaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. Il était donc
là, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phoebus ! Elle se leva,
et avant que sa mère eût pu l'en empêcher, elle s'était jetée à la lucarne en
criant : -- Phoebus ! à moi, mon Phoebus !
Phoebus n'y était plus. Il venait de tourner au galop l'angle de la rue de la
Coutellerie. Mais Tristan n'était pas encore parti.
La recluse se précipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la retira
violemment en arrière en lui enfonçant ses ongles dans le cou. Une mère
tigresse n'y regarde pas de si près. Mais il était trop tard, Tristan avait vu.
-- Hé ! hé ! s'écria-t-il avec un rire qui déchaussait toutes ses dents et
faisait ressembler sa figure au museau d'un loup, deux souris dans la
souricière !
-- Je m'en doutais, dit le soldat.
Tristan lui frappa sur l'épaule : -- Tu es un bon chat ! - Allons, ajouta-t-il,
où est Henriet Cousin ?
Un homme qui n'avait ni le vêtement ni la mine des soldats sortit de leurs
rangs. Il portait un costume mi-parti gris et brun, les cheveux plats, des
manches de cuir, et un paquet de cordes à sa grosse main. Cet homme
accompagnait toujours Tristan, qui accompagnait toujours Louis XI.
-- L'ami, dit Tristan l'Hermite, je présume que voilà la sorcière que nous
cherchions. Tu vas me pendre cela. As-tu ton échelle ?
-- Il y en a une là sous le hangar de la Maison-aux-Piliers, répondit l'homme.
Est-ce à cette justice-là que nous ferons la chose ? poursuivit-il en montrant
le gibet de pierre.
-- Oui.
-- Ho hé ! reprit l'homme avec un gros rire plus bestial encore que celui du
prévôt, nous n'aurons pas beaucoup de chemin à faire.
-- Dépêche ! dit Tristan. Tu riras après.
Cependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout espoir était perdu,
la recluse n'avait pas encore dit une parole. Elle avait jeté la pauvre
égyptienne à demi morte dans le coin du caveau, et s'était replacée à la
lucarne, ses deux mains appuyées à l'angle de l'entablement comme deux griffes.
Dans cette attitude, on la voyait promener intrépidement sur tous ces soldats
son regard, qui était redevenu fauve et insensé. Au moment où Henriet Cousin
s'approcha de la loge, elle lui fit une figure tellement sauvage qu'il recula.
-- Monseigneur, dit-il en revenant au prévôt, laquelle faut-il prendre ?
-- La jeune.
-- Tant mieux. Car la vieille paraît malaisée.
-- Pauvre petite danseuse à la chèvre ! dit le vieux sergent du guet.
Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L'oeil de la mère fit baisser le
sien. Il dit assez timidement : -- Madame...
Elle l'interrompit d'une voix très basse et furieuse : -- Que demandes-tu ?
-- Ce n'est pas vous, dit-il, c'est l'autre.
-- Quelle autre ?
-- La jeune.
Elle se mit à secouer la tête en criant : -- Il n'y a personne ! Il n'y a
personne ! Il n'y a personne !
-- Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez-moi prendre la jeune.
Je ne veux pas vous faire de mal, à vous.
Elle dit avec un ricanement étrange : -- Ah ! tu ne veux pas me faire de mal, à
moi !
-- Laissez-moi l'autre, madame ; c'est monsieur le prévôt qui le veut.
Elle répéta d'un air de folie : -- Il n'y a personne.
-- Je vous dis que si ! répliqua le bourreau. Nous avons tous vu que vous étiez
deux.
-- Regarde plutôt ! dit la recluse en ricanant. Fourre ta tête par la lucarne.
Le bourreau examina les ongles de la mère, et n'osa pas.
-- Dépêche ! cria Tristan qui venait de ranger sa troupe en cercle autour du
Trou aux Rats et qui se tenait à cheval près du gibet.
Henriet revint au prévôt encore une fois, tout embarrassé. Il avait posé sa
corde à terre, et roulait d'un air gauche son chapeau dans ses mains. --
Monseigneur, demanda-t-il, par où entrer ?
-- Par la porte.
-- Il n'y en a pas.
-- Par la fenêtre.
-- Elle est trop étroite.
-- Élargis-la, dit Tristan avec colère. N'as-tu pas des pioches ?
Du fond de son antre, la mère, toujours en arrêt, regardait. Elle n'espérait
plus rien, elle ne savait plus ce qu'elle voulait, mais elle ne voulait pas
qu'on lui prit sa fille.
Henriet Cousin alla chercher la caisse d'outils des basses oeuvres sous le
hangar de la Maison-aux-Piliers. Il en retira aussi la double échelle qu'il
appliqua sur-le-champ au gibet. Cinq ou six hommes de la prévôté s'armèrent de
pics et de leviers, et Tristan se dirigea avec eux vers la lucarne.
-- La vieille, dit le prévôt d'un ton sévère, livre-nous cette fille de bonne
grâce.
Elle le regarda comme quand on ne comprend pas.
-- Tête-Dieu ! reprit Tristan, qu'as-tu donc à empêcher cette sorcière d'être
pendue comme il plaît au roi ?
La misérable se mit à rire de son rire farouche.
-- Ce que j'y ai ? C'est ma fille.
L'accent dont elle prononça ce mot fit frissonner jusqu'à Henriet Cousin
lui-même.
-- J'en suis fâché, repartit le prévôt. Mais c'est le bon plaisir du roi.
Elle cria en redoublant son rire terrible : -- Qu'est-ce que cela me fait, ton
roi ? Je te dis que c'est ma fille !
-- Percez le mur, dit Tristan.
Il suffisait, pour pratiquer une ouverture assez large, de desceller une assise
de pierre au-dessous de la lucarne. Quand la mère entendit les pics et les
leviers saper sa forteresse, elle poussa un cri épouvantable, puis elle se mit
à tourner avec une vitesse effrayante autour de sa loge, habitude de bête fauve
que la cage lui avait donnée. Elle ne disait plus rien, mais ses yeux
flamboyaient. Les soldats étaient glacés au fond du coeur.
Tout à coup elle prit son pavé, rit, et le jeta à deux poings sur les
travailleurs. Le pavé, mal lancé, car ses mains tremblaient, ne toucha
personne, et vint s'arrêter sous les pieds du cheval de Tristan. Elle grinça
des dents.
Cependant, quoique le soleil ne fût pas encore levé, il faisait grand jour, une
belle teinte rose égayait les vieilles cheminées vermoulues de la
Maison-aux-Piliers. C'était l'heure où les fenêtres les plus matinales de la
grande ville s'ouvrent joyeusement sur les toits. Quelques manants, quelques
fruitiers allant aux halles sur leur âne, commençaient à traverser la Grève,
ils s'arrêtaient un moment devant ce groupe de soldats amoncelés autour du Trou
aux Rats, le considéraient d'un air étonné, et passaient outre.
La recluse était allée s'asseoir près de sa fille, la couvrant de son corps,
devant elle, l'oeil fixe, écoutant la pauvre enfant qui ne bougeait pas, et qui
murmurait à voix basse pour toute parole : -- Phoebus ! Phoebus ! À mesure que
le travail des démolisseurs semblait s'avancer, la mère se reculait
machinalement, et serrait de plus en plus la jeune fille contre le mur. Tout à
coup la recluse vit la pierre (car elle faisait sentinelle et ne la quittait pas
du regard) s'ébranler, et elle entendit la voix de Tristan qui encourageait les
travailleurs. Alors elle sortit de l'affaissement où elle était tombée depuis
quelques instants, et s'écria, et tandis qu'elle parlait sa voix tantôt
déchirait l'oreille comme une scie, tantôt balbutiait comme si toutes les
malédictions se fussent pressées sur ses lèvres pour éclater à la fois. -- Ho !
ho ! ho ! Mais c'est horrible ! Vous êtes des brigands ! Est-ce que vous allez
vraiment me pendre ma fille ? je vous dis que c'est ma fille ! Oh ! les lâches
! Oh ! les laquais bourreaux ! les misérables goujats assassins ! Au secours !
au secours ! au feu ! Mais est-ce qu'ils me prendront mon enfant comme cela ?
Qui est-ce donc qu'on appelle le bon Dieu ?
Alors s'adressant à Tristan, écumante, l'oeil hagard, à quatre pattes comme une
panthère, et toute hérissée :
-- Approche un peu me prendre ma fille ! Est-ce que tu ne comprends pas que
cette femme te dit que c'est sa fille ? Sais-tu ce que c'est qu'un enfant qu'on
a ? Hé ! loup-cervier, n'as-tu jamais gîté avec ta louve ? n'en as-tu jamais eu
un louveteau ? et si tu as des petits, quand ils hurlent, est-ce que tu n'as
rien dans le ventre que cela remue ?
-- Mettez bas la pierre, dit Tristan, elle ne tient plus.
Les leviers soulevèrent la lourde assise. C'était, nous l'avons dit, le dernier
rempart de la mère. Elle se jeta dessus, elle voulut la retenir, elle égratigna
la pierre avec ses ongles, mais le bloc massif, mis en mouvement par six
hommes, lui échappa et glissa doucement jusqu'à terre le long des leviers de
fer.
La mère, voyant l'entrée faite, tomba devant l'ouverture en travers,
barricadant la brèche avec son corps, tordant ses heurtant la dalle de sa tête,
et criant d'une voix enrouée de fatigue qu'on entendait à peine : -- Au secours
! au feu ! au feu !
-- Maintenant, prenez la fille, dit Tristan toujours impassible.
La mère regarda les soldats d'une manière si formidable qu'ils avaient plus
envie de reculer que d'avancer.
-- Allons donc, reprit le prévôt. Henriet Cousin, toi !
Personne ne fit un pas.
Le prévôt jura : -- Tête-Christ ! mes gens de guerre ! peur d'une femme !
-- Monseigneur, dit Henriet, vous appelez cela une femme ?
-- Elle a une crinière de lion ! dit un autre.
-- Allons ! repartit le prévôt, la baie est assez large. Entrez-y trois de
front, comme à la brèche de Pontoise. Finissons, mort-Mahom ! Le premier qui
recule, j'en fais deux morceaux !
Placés entre le prévôt et la mère, tous deux menaçants, les soldats hésitèrent
un moment, puis, prenant leur parti, s'avancèrent vers le Trou aux Rats.
Quand la recluse vit cela, elle se dressa brusquement sur les genoux, écarta
ses cheveux de son visage, puis laissa retomber ses mains maigres et écorchées
sur ses cuisses. Alors de grosses larmes sortirent une à une de ses yeux, elles
descendaient par une ride le long de ses joues comme un torrent par le lit
qu'il s'est creusé. En même temps elle se mit à parler, mais d'une voix si
suppliante, si douce, si soumise et si poignante, qu'à l'entour de Tristan plus
d'un vieil argousin qui aurait mangé de la chair humaine s'essuyait les yeux.
-- Messeigneurs ! messieurs les sergents, un mot ! C'est une chose qu'il faut
que je vous dise. C'est ma fille, voyez-vous ? ma chère petite fille que j'avais
perdue ! Écoutez. C'est une histoire. Figurez-vous que je connais très bien
messieurs les sergents. Ils ont toujours été bons pour moi dans le temps que
les petits garçons me jetaient des pierres parce que je faisais la vie d'amour.
Voyez-vous ? vous me laisserez mon enfant, quand vous saurez ! je suis une
pauvre fille de joie. Ce sont les bohémiennes qui me l'ont volée. Même que j'ai
gardé son soulier quinze ans. Tenez, le voilà. Elle avait ce pied-là. À Reims !
La Chantefleurie ! rue Folle-Peine ! Vous avez connu cela peut-être. C'était
moi. Dans votre jeunesse, alors, c'était un beau temps. On passait de bons
quarts d'heure. Vous aurez pitié de moi, n'est-ce pas, messeigneurs ? Les
égyptiennes me l'ont volée, elles me l'ont cachée quinze ans. Je la croyais
morte. Figurez-vous, mes bons amis, que je la croyais morte, j'ai passé quinze
ans ici, dans cette cave, sans feu l'hiver. C'est dur, cela. Le pauvre cher
petit soulier ! j'ai tant crié que le bon Dieu m'a entendue. Cette nuit, il m'a
rendu ma fille. C'est un miracle du bon Dieu. Elle n'était pas morte. Vous ne
me la prendrez pas, j'en suis sûre. Encore si c'était moi, je ne dirais pas,
mais elle, une enfant de seize ans ! laissez-lui le temps de voir le soleil ! -
Qu'est-ce qu'elle vous a fait ? rien du tout. Moi non plus. Si vous saviez que
je n'ai qu'elle, que je suis vieille, que c'est une bénédiction que la sainte
Vierge m'envoie. Et puis, vous êtes si bons tous ! Vous ne saviez pas que
c'était ma fille, à présent vous le savez. Oh ! je l'aime ! Monsieur le grand
prévôt, j'aimerais mieux un trou à mes entrailles qu'une égratignure à son
doigt ! C'est vous qui avez l'air d'un bon seigneur ! Ce que je vous dis là
vous explique la chose, n'est-il pas vrai ? Oh ! si vous avez eu une mère,
monseigneur ! vous êtes le capitaine, laissez-moi mon enfant ! Considérez que
je vous prie à genoux, comme on prie un Jésus-Christ ! Je ne demande rien à
personne, je suis de Reims, messeigneurs, j'ai un petit champ de mon oncle
Mahiet Pradon. Je ne suis pas une mendiante. Je ne veux rien, mais je veux mon
enfant ! Oh ! je veux garder mon enfant ! Le bon Dieu, qui est le maître, ne me
l'a pas rendue pour rien ! Le roi ! vous dites le roi ! Cela ne lui fera déjà
pas beaucoup de plaisir qu'on tue ma petite fille ! Et puis le roi est bon !
C'est ma fille ! c'est ma fille, à moi ! elle n'est pas au roi ! elle n'est pas
à vous ! je veux m'en aller ! nous voulons nous en aller ! Enfin, deux femmes
qui passent, dont l'une est la mère et l'autre la fille, on les laisse passer !
Laissez-nous passer ! nous sommes de Reims. Oh ! vous êtes bien bons, messieurs
les sergents, je vous aime tous. Vous ne me prendrez pas ma chère petite, c'est
impossible ! N'est-ce pas que c'est tout à fait impossible ? Mon enfant ! mon
enfant !
Nous n'essaierons pas de donner une idée de son geste, de son accent, des
larmes qu'elle buvait en parlant, des mains qu'elle joignait et puis tordait,
des sourires navrants, des regards noyés, des gémissements, des soupirs, des
cris misérables et saisissants qu'elle mêlait à ses paroles désordonnées,
folles et décousues. Quand elle se tut, Tristan l'Hermite fronça le sourcil,
mais c'était pour cacher une larme qui roulait dans son oeil de tigre. Il
surmonta pourtant cette faiblesse, et dit d'un ton bref : -- Le roi le veut.
Puis, il se pencha à l'oreille d'Henriet Cousin, et lui dit tout bas : -- Finis
vite ! Le redoutable prévôt sentait peut-être le coeur lui manquer, à lui
aussi.
Le bourreau et les sergents entrèrent dans la logette. La mère ne fit aucune
résistance, seulement elle se traîna vers sa fille et se jeta à corps perdu sur
elle. L'égyptienne vit les soldats s'approcher. L'horreur de la mort la ranima.
-- Ma mère ! cria-t-elle avec un inexprimable accent de détresse, ma mère ! ils
viennent ! défendez-moi ! -- Oui, mon amour, je te défends ! répondit la mère
d'une voix éteinte, et, la serrant étroitement dans ses bras, elle la couvrit
de baisers. Toutes deux ainsi à terre, la mère sur la fille, faisaient un
spectacle digne de pitié.
Henriet Cousin prit la jeune fille par le milieu du corps sous ses belles
épaules. Quand elle sentit cette main, elle fit : Heuh ! et s'évanouit. Le
bourreau, qui laissait tomber goutte à goutte de grosses larmes sur elle,
voulut l'enlever dans ses bras. Il essaya de détacher la mère, qui avait pour
ainsi dire noué ses deux mains autour de la ceinture de sa fille, mais elle
était si puissamment cramponnée à son enfant qu'il fut impossible de l'en
séparer. Henriet Cousin alors traîna la jeune fille hors de la loge, et la mère
après elle. La mère aussi tenait ses yeux fermés.
Le soleil se levait en ce moment, et il y avait déjà sur la place un assez bon
amas de peuple qui regardait à distance ce qu'on traînait ainsi sur le pavé
vers le gibet. Car c'était la mode du prévôt Tristan aux exécutions. Il avait
la manie d'empêcher les curieux d'approcher.
Il n'y avait personne aux fenêtres. On voyait seulement de loin, au sommet de
celle des tours de Notre-Dame qui domine la Grève, deux hommes détachés en noir
sur le ciel clair du matin, qui semblaient regarder.
Henriet Cousin s'arrêta avec ce qu'il traînait au pied de la fatale échelle,
et, respirant à peine, tant la chose l'apitoyait, il passa la corde autour du
cou adorable de la jeune fille. La malheureuse enfant sentit l'horrible
attouchement du chanvre. Elle souleva ses paupières, et vit le bras décharné du
gibet de pierre, étendu au-dessus de sa tête. Alors elle se secoua, et cria
d'une voix haute et déchirante : -- Non ! non ! je ne veux pas ! La mère, dont
la tête était enfouie et perdue sous les vêtements de sa fille, ne dit pas une
parole ; seulement on vit frémir tout son corps et on l'entendit redoubler ses
baisers sur son enfant. Le bourreau profita de ce moment pour dénouer vivement
les bras dont elle étreignait la condamnée. Soit épuisement, soit désespoir,
elle le laissa faire. Alors il prit la jeune fille sur son épaule, d'où la
charmante créature retombait gracieusement pliée en deux sur sa large tête.
Puis il mit le pied sur l'échelle pour monter.
En ce moment la mère, accroupie sur le pavé, ouvrit tout à fait les yeux. Sans
jeter un cri, elle se redressa avec une expression terrible, puis, comme une
bête sur sa proie, elle se jeta sur la main du bourreau et le mordit. Ce fut un
éclair. Le bourreau hurla de douleur. On accourut. On retira avec peine sa main
sanglante d'entre les dents de la mère. Elle gardait un profond silence. On la
repoussa assez brutalement, et l'on remarqua que sa tête retombait lourdement
sur le pavé. On la releva. Elle se laissa de nouveau retomber. C'est qu'elle
était morte.
Le bourreau, qui n'avait pas lâché la jeune fille, se remit à monter l'échelle.