LE
JOURNAL DE L'AVENIR
Je suis arrivé
aux bureaux du Chat Noir et j'ai été si écrasé parle le luxe asiatique des
salons, que, roulant mon
chapeau entre mes doigts, je me suis tenu deux heures dans un couloir sillonné
par mille
employés affairés, vêtus des uniformes les plus polymorphes et polychromes.
On m'a poussé dans une salle d'attente. Les draperies,
les divans, les parfums qui brûlaient dans les coins,
redoublaient ma timidité.
Pourtant, vaincu par la fatigue et l'émotion, n'osant
me laisser choir dans les moelleuses ottomanes qui encombrent les
salons de la rédaction, j'avisai un petit tabouret canné à trois pieds et je
m'y assis, m'en jugeant à peine digne.
Immédiatement un vertige inconnu m'a saisi : M. Grévy
m'est apparu sous les traits de Jupiter, coureur de nymphes ;
Salis tenait la lyre en Apollon et, souriant d'un air mystérieux, m'a chanté :
Sur ce trépied, le moins habile
Acquiert le flair d'une sibylle.
En effet, les murs semblaient s'éloigner, les plafonds devenaient des dômes de verdure tropicale, les mouches
attardées de l'hiver se multipliaient sous forme de colibris gazouilleurs.
L'almanach-bloc (dont on décolle une feuille par jour) s'illuminait d'un éclat
électrique et la date s'y lisait, fatale :1er
mars 1986.
-- Pourquoi ce 9 à la place du 8 ?
-- C'est bien simple, susurra Rodolphe, nous sommes plus vieux de cent ans.
-- Mais alors, nous allons mourir ?
-- Ne fais pas le malin. Tu sais bien que depuis
l'invention du célèbre Américain Tadblagson, nos cervelles ont été
exécutées en platine par la galvanoplastie ; que,
quand elles seront usées, on nous en reposera un autre exemplaire
pareil, puisque les moules en sont conservés et catalogués à l'Hôtel de Ville.
-- Et où sommes-nous ?
- Aux bureaux du Chat Noir.
En effet, autour d'une immense table d'émeraude, sont assis
les rédacteurs. Ils ne sont pas beaux, les
rédacteurs ; ils
ont des figures de déménageurs ; ils sont tous vêtus de toile grise, avec un
numéro d'ordre au collet. Tous ont une
sorte de chapeau en forme de citrouille qui s'applique sur leur front par une
série de touches, comme dans l'appareil à
prendre mesure chez les chapeliers.
Cinq heures sonnent.
Les dix rédacteurs du bout se collent un téléphone à
l'oreille gauche et écrivent de leur main droite sur du papier en
bandes continues, qu'une machine déroule devant eux. À mesure que la
surface se couvre d'écriture, elle est entraînée,
à travers une rainure, dans le sous-sol où est l'imprimerie.
Alphonse Allais, en obligeant cicérone, m'expliquait les choses :
-- Ce sont les rédacteurs de l'actualité, les téléphones leur révèlent ce qui
se passe partout, et ils l'écrivent avec le
talent qu'ils puisent dans ces singuliers chapeaux.
« J'allais oublier de vous dire que ces chapeaux contiennent
des cervelles métalliques des meilleurs modèles, avec
pile et accessoires. Les pointes qui touchent le front
servent à envoyer les courants électriques, qui produisent le
talent dans la tête la plus obtuse.
« Cette invention, due au célèbre Tadblagson, a transformé l'ordre social en
rendant le talent proportionnel à la
fortune. C'est ainsi que le plus grand génie de notre
époque est le banquier Philipfill, qui a pu se donner le luxe de
collectionner les cervelles les plus chères. Entre autres, on
raconte qu'il a payé un million et demi la cervelle de Sarah
Bernhardt, garantie conforme.
« Il résulte de là qu'on en a fini avec les revendications
socialistes du siècle dernier. Maintenant l'axiome est
: Pas
d'argent, pas de talent. Il y a de très rares
exceptions de gens sans le sou qui naissent avec de l'esprit : mais nos
tribunaux en font prompte justice en les expropriant de leur cerveau, dont tout
modèle revient à l'État.
« Le Chat Noir de 1986, qui veut à tout prix intéresser ses lecteurs, a fait
les plus grands sacrifices pour enrichir sa
collection cérébrale. Ainsi les dix rédacteurs de fond, dont
deux écrivent en vers, ont une valeur de plus de cinq
millions sur la tête. Celui-là, à gauche, a un
cerveau Victor Hugo ; voyez-le du reste. Cinq heures dix... il a écrit déjà
deux cents vers, vingt par minute. »
Je me penche avidement pour lire quelques vers ; le
papier courait si vite que je n'ai pu lire que ceci :
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La roue en grès rugueux entraîne l'eau de l'auge,
Et la lame d'acier chuinte, siffle et se tord
Il faut que l'acier cède au silex qui le mord,
Il faut que l'éclair brille en ce contact suprême
Comme l'éclair des yeux de l'amante à qui l'aime.
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« Oh ! ceci sera probablement coupé à la correction. La
cervelle du porteur influe, et quelquefois un peu trop, sur le
travail. Celui-ci est émouleur et il a mis des choses
de son métier.
« Nous prenons, comme vous voyez, nos rédacteurs dans les classes les plus
modestes ; ils sont plus réguliers, moins
chers, et mettent moins de leur propre fond dans le travail.
« Nous groupons parfois, pour avoir des effets inattendus,
deux ou trois cerveaux différents. Voyez par exemple
ce
rédacteur qui ploie sous ses deux chapeaux superposés. Il porte outre son cerveau à lui (qui n'a que peu d'effet)
celui
de Th. de Banville le poète, combiné avec celui d un avocat connu de quelques
érudits.
« Je vais, avec mes ciseaux, couper ce qu'il vient d
écrire, - il ne s'en apercevra pas - et vous jugerez de l'effet. »
Voici ce qu'il y avait sur la bande coupée :
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Je l'eus par un beau soir (toutes choses égales
D'ailleurs).
Or, ses parents étaient de vulgaires et pâles
Tailleurs.
J'avais le coeur, bien qu'elle eût horreur de l'étude
Féru...
Mais nul, alléguant, dit Cujas, sa turpitude,
N'est cru.
Qui lui fit ce regard, sous ces éclairs de poudre,
Profond ?
Poser la question, mon coeur, c 'est la résoudre
Au fond.
Je lui dis : -- Tu n 'auras de moi pas une pierre,
Pas un
Diamant, ni louis, ni franc, ni bock de bière,
Corps brun !
Payer ? Jamais ! Si son corps amoureux qui vibre
Changeait ?...
J'aime mieux sagement garder ton équilibre,
Budget !
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« Ce soir, ça n'a pas de sens ;
mais quelquefois ça étonne le lecteur.
« Cinq heures et quart... Stop ! La
copie est finie. Tous les rédacteurs posent plumes et téléphones. Tous remettent
leurs chapeaux dans des cases numérotées et s'en vont, idiots comme avant de
s'être coiffés, toucher chacun 3 fr. 50 à
la caisse.
La rédaction n'est rien, comme frais, comparativement aux
dépenses de personnel administratif et de matériel.
« Le matériel ? ça ne m'étonne pas qu'il soit cher. Figurez-vous des serres immenses, remplies de palmiers,
d'orchidées, sillonnées d'oiseaux-mouches et de colibris ! - ces colibris sont
même gênants.
« L'Américain Humbugson vient heureusement d'inventer une poudre colibricide.
« Et les murs qu'on voit si loin, là-bas, et ces
rochers abrupts, sont en béton aggloméré lumineux pendant la nuit.
« Je ne vous parle pas du sous-sol pour l'imprimerie,
où l'on n'imprime pas ; Car ce sont des personnes d'une voix
exquise qui dictent la copie à des phonographes dont les traces reproduites à
des millions d'exemplaires vont porter le
journal parlé aux abonnés.
« Personne ne sait plus lire ni écrire - c'est le
progrès ! - à cause dudit phonographe. On ne trouve que quelques gens
arriérés dans ce sens parmi la lie du peuple ; - ce
sont ces gens qu'on emploie à la rédaction... »
Crac ! mon tabouret canné à trois pieds s'est cassé sous mes contorsions.
Et je retombe dans notre triste époque, dans les bureaux d'un
journal en 1886.
Quelle piètre installation que la tienne, mon pauvre CHAT NOIR !
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