LE
CAILLOU MORT D'AMOUR
Histoire tombée de la lune
Le 24 tchoum-tchoum (comput de
Wéga, 7e série), un épouvantable tremblement de lune désola la Mer-de-la-
Tranquillité. Des
fissures horribles ou charmantes se produisirent sur ce sol vierge mais
infécond.
Un silex (rien d'abord de l'époque de la pierre éclatée, et à
plus forte raison de la pierre polie) se hasarda à rouler d'un
pic perdu, et, fier de sa rondeur, alla se loger à quelque phthwfg de la
fissure A. B. 33, nommée vulgairement
Moule-à-Singe.
L'aspect rosé de ce paysage, tout nouveau pour lui,
silex à peine débarqué de son pic, la mousse noire du manganèse
qui surplombait le frais abîme, affola le caillou téméraire, qui s'arrêta dur,
droit, bête.
La fissure éclata du rire silencieux, mais silencieux,
particulier aux Êtres de la Planète sans atmosphère. Sa
physionomie, en ce rire, loin de perdre de sa grâce, y gagne un
je-ne-sais-quoi d'exquise modernité. Agrandie, mais
plus coquette, elle semblait dire au caillou : «
Viens-y donc, Si tu l'oses !... »
Celui-ci (de son vrai nom Skkjro) jugea bon de faire précéder son amoureux assaut
par une aubade chantée dans le
vide embaumé d'oxyde magnétique.
Il employa les coefficients imaginaires d'une équation
du quatrième degré. On sait que dans l'espace éthéré on
obtient
sur ce mode des fugues sans pareilles. (Platon, liv. XV, § 13).
La fissure (son nom sélénieux veut dire « Augustine ») parut
d'abord sensible à cet hommage. Elle faiblissait
même, accueillante.
Le Caillou, enhardi, allait abuser de la situation, rouler
encore, pénétrer peut-être...
Ici le drame commence, drame bref. brutal,
vrai.
Un second tremblement de lune, jaloux de cette idylle, secoua le sol sec.
La fissure (Augustine) effarée se referma pour jamais, et le caillou (Alfred)
éclata de rage.
C'est de là que date l'âge de la Pierre Éclatée.
DIAMANT ENFUMÉ
Folle d'abord. Et j'ai employé toute ma puissance à la
rendre à la vie réelle. Je ne voulais pas l'aimer, je
ne l'aimais
pas ; mais je me suis ensuite attaché à elle comme à une oeuvre personnelle.
Sa folie était tourbillonnante, loquace, inquiète. Il m'a fallu dépenser une activité, une force immense à suivre et à
dompter cette folie. Vitesse exagérée, effrayante, du mouvement de la pensée ; et puis, un bagage d'impressions
fictives de vie parisienne, de journalisme, de cancans de coulisses. Avec cela
un sentiment inhérent à l'être, - toutes
les femmes l'ont plus ou moins, - le désir prépondérant de paraître, sans
presque de souci d'être en réalité. Être
connue, en bien ou en mal, qu'importe ! La réclame, la
réclame. Là est même l'origine de tout le mal qu'elle
m'a fait
Donc, séduit par les pittoresques mais malsaines profondeurs de son âme
désordonnée, j'ai conquis sa foi et celle de
son entourage. Je me suis chargé d'elle. Je l'ai sauvée de
mesures extrêmes, de la séquestration qui l'aurait tuée, en
promettant, contre l'avis des autorités, qu'elle guérirait C'est arrivé.
Mais ma tenue énergique, ma froideur voulue,
obligée, avaient irrité son amour-propre de femme. Et
elle s'est servie des forces qui lui étaient revenues pour me
soumettre, pour se faire aimer.
Plusieurs fois, j'étais assis à côté d'elle, et, comme cédant à la fatigue,
elle appuyait sa tête contre mon épaule. Je ne
voulais pas. Mais je me sentais prendre ; je la
sentais s'obstiner ; je savais où nous menait l'inexorable amour.
Une fois, en voiture, après je ne sais quelles paroles
prononcées par moi - y avait-il quelque aveu involontaire dans
ces paroles ? - elle me dit : « Alors, vous m'aimez ? » Et violemment, poussé
par un irrésistible ouragan intérieur, je
lui répondis en collant mes lèvres sur les siennes.
C'est le type qui ne m'attire pas d'abord, mais que la
fatalité rapproche de moi et dont je souffre.
Ensuite, domination, tyrannie. Elle me commandait de rêver à ceci ou cela, de faire tels vers. D'où ma stérilisation
J'échappais en cédant tout ce qui n'importe pas - et la femme ne voit que cela.
Et puis, m'obsédant de citations à propos de chaque parole,
de chaque caresse. Je l'aimais, pourtant ; car
j'avais réussi
à réveiller chez elle un ravissant fond de nature, masqué par tout ce plâtrage
de fiction. J'y avais réussi en me faisant
naïf et primitif, - il paraît que je le suis réellement, - en m'obstinant à ne voir en elle que la vierge éternelle, la fleur
intacte.
J'ai mal fait, peut-être ; j'en savais assez pour ne
pas croire à cette pureté. Mais je n'ai pas de regrets. Mon
rêve l'avait
transformée et embellie en fait. Ma naïveté la charmait, et ne voulant pas la troubler, elle se mettait à l'unisson.
Puis, parfois elle croyait, plus naïve que moi encore, me
déguster en connaisseuse. Je feignais de ne pas
le voir.
Elle se plaignit d'abord du peu d'influence qu'elle avait sur
moi, reprochant les amours antérieures et les rêves
possibles. Je lui faisais tout faire, affirmait-elle sans jamais dire «
je veux ». Elle sentait quelque chose d'immodifié en
moi, sous l'obéissance extérieure absolue, exagérée. Cela a grandi et
elle est devenue mon ennemie intellectuelle.
Mais l'âme et le corps - sinon l'esprit - étaient à
moi. Pénible période, cependant. Je rêvais par instant
l'éloignement et
la liberté.
Mais nos âmes étaient et seront toujours d'accord ; ma
lassitude était toute physique. J'ai pensé qu'elle en sentait peut-
être autant, et j'ai exigé qu'elle fît son voyage
d'été habituel. J'étais tenu à Paris ; le sachant elle
consentit à partir sans
moi.
Alors ont eu lieu un ou deux faits de fatalité qu'on ne
met pas dans les romans, mais qui sont de toutes les histoires
réelles.
Je ne me justifie pas ; j'ai eu tort, puisque notre
histoire était un roman naïf et pur. Mais l'irritation antérieure, la
fatigue qu'elle et son entourage m'avaient donnée !
Elle aurait dû ne pas me demander ce serment que j'ai
refusé de
donner par horreur du faux et par espoir d'expier en froideurs momentanées et en
persécutions - dures souffrances
pour moi ! - ce qu'il y avait eu de fautes de ma part.
Elle l'a fait, cherchant des raisons de m'éloigner nonobstant une
réconciliation ultérieure, pour mal faire plus
librement. Car j'ai trouvé qu'à son ressentiment s'ajoutait
un intérêt de paraître. S'alléguant le talion, elle a vendu
ses sourires, pour la gloriole mensongère de signer l'oeuvre
d'autrui. Et elle tenait encore à moi puisqu'elle ne
m'avait
pas dit : « C'est fini. »
Eût-elle aimé l'acheteur, j'aurais subi le sort changeant, j'aurais courbé la
tête en lui disant adieu. Mais, elle m'aimait ;
elle m'aime encore à présent, comme moi je l'aime ; elle m'aimait encore
puisqu'elle se cachait de moi pour se vendre.
La folie était horrible ; je me suis enfui en la
maudissant.
Puis, j'ai voulu écraser le salisseur de rêve, espérant me
briser moi-même à la vengeance. Sa vanité, à elle, eût été
satisfaite d'un semblant de drame, même d'un drame
vrai. Aussi de feintes préférences pour accroître ma colère. J'ai
agi, mais je voyais tout. Je voyais qu'elle m'aimait toujours, et je
n'étais que plus désolé, plus épouvanté de sa folie.
J'ai agi, parce qu'il méritait tout. Il s'est dérobé, il s'est effondré sans la résistance que demandait
ma rage.
Oh ! l'horreur de mon âme en ce temps ! Voici un
projet de lettre pour elle (je ne lui ai jamais écrit)
:
« Vous avez préféré une gloire de mensonge (et quelle gloire !) à la pureté, à
la justice, à l'amour. Vous êtes maudite.
Vous êtes damnée. Restez le coeur vide. Pour moi, je ne reviendrai plus. Votre
acte est si trivial, si laid, qu'il m'a ôté
même ces défaillances de raison, ces vagues désirs qu'on a toujours de revenir
vers l'aimée d'hier. Je reverrais en vous
celle qui n'a jamais été ce que j'avais cru.
« Préférer la joie inepte d'arriver à passer pour ce
que vous n'êtes pas aux ivresses sacrées de l'amour, c'est de la
démence vulgaire, c'est de l'immoralité de carrefour.
« Je ne vous regrette pas ; car vous n'avez jamais été
une vraie amoureuse. Je m'étais trompé. Je ne vous
hais pas, je
vous plains. »
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