Prologue
Ami, te
souviens-tu qu'en route pour Cologne,
Un dimanche, à
Dijon, au coeur de la Bourgogne,
Nous allions
admirant clochers, portraits et tours,
Et les vieilles
maisons dans les arrière-cours?
SAINTE-BEUVE. -
Les Consolations.
Gothique donjon
Et flèche
gothique (*),
Dans un ciel
d'optique,
Là-bas, c'est
Dijon.
Ses joyeuses
treilles
N'ont point leurs
pareilles;
Ses clochers
jadis
Se comptaient par
dix.
Là, plus d'une
pinte
Est sculptée ou
peinte;
Là, plus d'un
portail
S'ouvre en
éventail.
Dijon, moult te
tarde! (**)
Et mon luth
camard
Chante ta
moutarde
Et ton
jacquemart!
(*) Le donjon du
palais des ducs, et la flèche de la cathédrale, que
les voyageurs
aperçoivent de plusieurs lieues dans la plaine.
(**) Moult me tarde!
ancienne devise de la commune de Dijon.
J'aime Dijon
comme l'enfant sa nourrice dont il a sucé le lait,
comme le poète la
jouvencelle qui a initié son coeur. - Enfance et
poésie! Que l'une
est éphémère, et que l'autre est trompeuse! L'enfance
est un papillon
qui se hâte de brûler ses blanches ailes au flammes de
la jeunesse, et
la poésie est semblable à l'amandier: ses fleurs sont
parfumées et ses
fruits sont amers.
J'étais un jour
assis à l'écart dans le jardin de l'Arquebuse,
- ainsi nommé de
l'arme qui autrefois y signala si souvent l'adresse
des chevaliers du
Papeguay. Immobile sur un banc, on eût peu me
comparer à la
statue du bastion Bazire. Ce chef-d'oeuvre du figuriste
Sévallée et du
peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant.
Rien ne manquait
à son costume. De loin, on le prenait pour un
personnage; de
près, on voyait que c'était un plâtre.
La toux d'un
promeneur dissipa l'essaim de mes rêves. C'était
un pauvre diable
dont l'extérieur n'annonçait que misères et
souffrances.
J'avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote
râpée qui se
boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais
brosse n'avait
brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés
comme des
broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des
ossuaires, sa
physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait
une barbe
nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé
parmi ces
artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de
portraits, qu'une
faim irrassasiable et une soif inextinguible
condamnent à
courir le monde sur la trace du Juif-errant.
Nous étions
maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait
un livre des
pages duquel s'échappa à son insu une fleur desséchée. Je
la recueillis
pour la lui rendre. L'inconnu me saluant la porta à ses
lèvres flétries,
et la replaça dans le livre mystérieux.
- « Cette fleur,
me hasardai-je à lui dire, est sans doute le
symbole de
quelque doux amour enseveli? Hélas! nous avons tous dans le
passé un jour de
bonheur qui nous désenchante l'avenir.
- Vous êtes
poète? me répondit-il en souriant. »
Le fil de la
conversation s'était noué: maintenant, sur quelle
bobine allait-il
s'envider?
- « Poète, si
c'est poète que d'avoir cherché l'art!
- Vous avez
cherché l'art! Et l'avez-vous trouvé?
- Plût au ciel
que l'art ne fût pas une chimère!
- Une chimère!...
et moi aussi je l'ai cherché! » s'écria-t-il
avec
l'enthousiasme du génie et l'emphase du triomphe.
Je le priai de
m'apprendre à quel lunetier il devait sa
découverte, l'art
ayant été pour moi ce qu'est une aiguille dans une
meule de foin...
- « J'avais
résolu, dit-il, de chercher l'art comme au
moyen-âge les
rose-croix cherchèrent la pierre philosophale; l'art,
cette pierre
philosophale du dix-neuvième siècle!
« Une question
exerça d'abord ma scolastique. Je me demandai:
Qu'est-ce que
l'art? - L'art est la science du poète. - Définition
aussi limpide
qu'un diamant de la plus belle eau.
« Mais quels sont
les éléments de l'art? Seconde question à
laquelle
j'hésitai pendant plusieurs mois de répondre. - Un soir qu'à
la fumée d'une
lampe je fossoyais le poudreux charnier d'un
bouquiniste, j'y
déterrai un petit livre en langue baroque et
inintelligible,
dont le titre s'armoriait d'un amphistère déroulant sur
une banderole ces
deux mots: Gott - Liebe. Quelques sous payèrent ce
trésor.
J'escaladai ma mansarde, et là, comme j'épelais curieusement le
livre
énigmatique, devant la fenêtre baignée d'un clair de lune,
soudain il me
sembla que le doigt de Dieu effleurait le clavier de
l'orgue
universel. Ainsi les phalènes bourdonnantes se dégagent du sein
des fleurs qui
pâment leurs lèvres aux baisers de la nuit. J'enjambai
la fenêtre, et je
regardai en bas. O surprise! rêvais-je? Une terrasse
que je n'avais
pas soupçonnée aux suaves émanations de ses orangers,
une jeune fille
vêtue de blanc, qui jouait de la harpe, un vieillard
vêtu de noir qui
priait à genoux! - Le livre me tomba des mains.
« Je descendis
chez les locataires de la terrasse. Le vieillard
était un ministre
de la religion réformée qui avait échangé la froide
patrie de sa
Thuringe contre le tiède exil de notre Bourgogne. La
musicienne était
son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept
ans
qu'effeuillait un mal de langueur; et le livre par moi réclamé
était un eucologe
allemand à l'usage des églises du rite luthérien et
aux armes d'un
prince de la maison d'Anhalt-Coëthen.
« Ah! monsieur,
ne remuons pas une cendre encore inassoupie!
Élisabeth n'est
plus qu'une Béatrix à la robe azurée. Elle est morte,
monsieur, morte!
et voici l'eucologe où elle épanchait sa timide
prière, la rose
où elle a exhalé son âme innocente. - Fleur desséchée
en bouton comme
elle! - Livre fermé comme le livre de sa destinée! -
Reliques bénies
qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éternité, aux larmes
dont elles seront
trempées, quand la trompette de l'archange ayant
rompu la pierre
de mon tombeau, je m'élancerai par-delà tous les mondes
jusqu'à la vierge
adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sous les
regards de
Dieu!...
- Et l'art, lui
demandai-je?
- Ce qui dans
l'art est sentiment était ma douloureuse
conquête. J'avais
aimé, j'avais prié. Gott - Liebe, Dieu et Amour! -
Mais ce qui dans
l'art est idée leurrait encore ma curiosité. Je crus
que je trouverais
le complément de l'art dans la nature. J'étudiai donc
la nature.
« Je sortais le
matin de ma demeure et je n'y rentrais que le
soir. Tantôt,
accoudé sur le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais,
pendant de
longues heures, à respirer le parfum sauvage et pénétrant du
violier qui
mouchète de ses bouquets d'or la robe de lierre de la
féodale et
caduque cité de Louis XI (*); à voir s'accidenter le paysage
tranquille d'un
coup de vent, d'un rayon de soleil, ou d'une ondée de
pluie, le
bec-figue et les oisillons des haies se jouer dans la
pépinière
éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de la
montagne
vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf
de la fable, les
corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en
bandes fatiguées,
sur la carcasse d'un cheval abandonnée par le pialey
(**) dans quelque
bas-fond verdoyant; à écouter les lavandières qui
faisaient
retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon (***) et
l'enfant qui
chantait une mélodie plaintive en tournant sous la
muraille la roue
du cordier. - Tantôt je frayais à mes rêveries un
sentier de mousse
et de rosée, de silence et de quiétude, loin de la
ville. Que de
fois j'ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et
acides aux
halliers mal hantés de la fontaine de Jouvence et de
l'ermitage de
Notre-Dame-d'Étang, la fontaine des Esprits et des Fées,
l'ermitage du
Diable (****)! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié
et le corail
fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph,
ravinées par
l'orage! Que de fois j'ai pêché l'écrevisse dans les gués
échevelés des
Tilles (*****), parmi les cressons qui abritent la
salamandre glacée
et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs
indolentes! Que
de fois j'ai épié la couleuvre sur les plages
embourbées de Saulons,
qui n'entendent que le cri monotone de la
foulque et le
gémissement funèbre du grèbe! Que de fois j'ai étoilé
d'une bougie les
grottes souterraines d'Asnières où la stalactite
distille avec
lenteur l'éternelle goutte d'eau de la clepsydre des
siècles! Que de
fois j'ai hurlé de la corne, sur les rocs
perpendiculaires
de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement
le chemin à trois
cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards!
Et les nuits
mêmes, les nuits d'été, balsamiques et diaphanes, que de
fois j'ai gigué
comme un lycanthrope autour d'un feu allumé dans le val
herbu et désert,
jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du
bûcheron
ébranlassent les chênes! Ah! monsieur, combien la solitude a
d'attraits pour
le poète! J'aurais été heureux de vivre dans les bois
et de ne faire
pas plus de bruit que l'oiseau qui se désaltère à la
source, que
l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland dont la
chute crève la
feuillée!...
(*) Ce château,
imposé à Dijon par la tyrannique défiance de Louis XI,
lorsqu'après la
mort de Charles-le-Téméraire il s'empara du duché au
détriment de
l'héritière légitime Marie de Bourgogne, a plus d'une fois
tiré contre la
ville, qui, il est vrai, lui a bien rendu ses
gracieusetés.
Aujourd'hui, ses tours chenues servent de retraite à une
compagnie de
gendarmes.
(**) L'écorcheur
de chevaux morts.
(***) Torrent qui
parcourait autrefois Dijon à ciel découvert. Ses eaux
sont reçues
aujourd'hui au pied des remparts dans des canaux voûtés. -
Les truites du
Val-de-Suzon ont de la renommée en Bourgogne.
(****) La
chapelle aujourd'hui fermée de Notre-Dame-d'Étang était
habitée en 1630
par un chapelain et par un ermite. Ce dernier ayant
assassiné son
confrère, un arrêt du parlement de Dijon le condamna à
être roué vif en place
de Morimont.
(*****) Nom
générique de plusieurs petites rivières qui arrosent le
pays de la
plaine, entre Dijon et la Saône.
- Et l'art, lui
demandai-je?
- Patience! l'art
était encore dans les limbes. J'avais étudié
le spectacle de
la nature, j'étudiai les monuments des hommes.
« Dijon n'a pas
toujours parfilé ses heures oisives aux
concerts de ses
philharmoniques enfants. Il a endossé le haubert -
coiffé le morion
- brandi la pertuisane - dégaîné l'épée - amorcé
l'arquebuse -
braqué le canon sur ses remparts - couru les champs
tambour battant
et enseignes déchirées, et, comme le ménestrel gris de
la barbe qui
emboucha la trompette avant de racler du rebec, il aurait
de merveilleuses
histoires à vous raconter, ou plutôt, ses bastions
croulants, qui encaissent
dans une terre mêlée de débris les racines
feuilleuses de
ses marronniers d'Inde, et son château démantelé dont le
pont tremble sous
le pas éreinté de la jument du gendarme regagnant la
caserne, - tout
atteste deux Dijons: un Dijon d'aujourd'hui, un Dijon
d'autrefois.
« J'eus bientôt
déblayé le Dijon des quatorzième et quinzième
siècles, autour
duquel courait un branle de dix-huit tours, de huit
portes et de
quatre poternes ou portelles, - le Dijon de
Philippe-le-Hardi,
de Jean-sans-Peur, de Philippe-le-Bon et de
Charles-le-Téméraire,
avec ses maisons de torchis à pignons pointus
comme le bonnet
d'un fou, à façades barrées de croix de Saint-André;
avec ses hôtels
embastillés, à étroites barbacanes, à doubles guichets,
à préaux pavés de
hallebardes: - avec ses églises, sa sainte chapelle,
ses abbayes, ses
monastères, qui faisaient des processions de clochers,
de flèches,
d'aiguilles, déployant pour bannières leurs vitraux d'or et
d'azur, promenant
leurs reliques miraculeuses, s'agenouillant aux
cryptes sombres
de leurs martyrs, ou au reposoir fleuri de leurs
jardins; - avec
son torrent de Suzon dont le cours, chargé de poncels
de bois et de
moulins à farine, séparait le territoire de l'abbé de
Saint-Bénigne du
territoire de l'abbé de Saint-Étienne, comme un
huissier au
parlement jetait sa verge et son holà entre deux plaideurs
bouffis de colère
(*); - et enfin avec ses faubourg populeux dont l'un,
celui de
St-Nicolas, étalait ses douze rues au soleil, ni plus ni moins
qu'une grasse
truie en gésine ses douze mamelles. - J'avais galvanisé
un cadavre et ce
cadavre s'était levé.
(*) Les deux
abbayes de St-Étienne et de St-Bénigne, dont les
contestations
fatiguèrent si souvent la patience du parlement, étaient
si anciennes, si
puissantes, et jouissaient de tant de privilèges
accordés par les
ducs et les papes, qu'il n'y avait à Dijon aucun
établissement
religieux qui ne relevât de l'une au de l'autre. Les sept
églises de la
ville étaient leurs filles, et chacune des deux abbayes
avait en outre
son église particulière. - L'abbaye de Saint-Étienne
battait monnaie.
« Dijon se lève;
il se lève, il marche, il court! trente
dindelles
carillonnent dans un ciel bleu d'outremer comme en peignait
le vieil Albert
Dürer. La foule se presse aux hôtelleries de la rue
Bouchepot, aux
étuves de la porte aux Chanoines, au mail de la rue
St-Guillaume, au
change de la rue Notre-Dame, aux fabriques d'armes de
la rue des
Forges, à la fontaine de la place des Cordeliers, au four
banal de la rue
de Bèze, aux halles de la place Champeaux, au gibet de
la place
Morimont; bourgeois, nobles, vilains, soudrilles, prêtres,
moines, clercs,
marchands, varlets, juifs, lombards, pèlerins,
ménestrels,
officiers du parlement et de la chambre des comptes,
officiers des gabelles,
officiers de la maison du duc: qui clament, qui
sifflent, qui
chantent, qui geignent, qui prient, qui maugréent, - dans
les basternes,
dans des litières, à cheval, sur des mules, sur la
haquenée de saint
François. - Et comment douter de cette résurrection?
Voici flotter aux
vents l'étendard de soie, moitié vert, moitié jaune,
broché des
armoiries de la ville qui sont de gueules au pampre d'or
feuillé de
sinople (*).
(*) Telles
auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes
armoiries de la
commune de Dijon; mais l'abbé Boulemier (Mém. de
l'acad. de Dijon,
1771) a prétendu qu'elles n'étaient que de gueules
plein. Ces deux
savants ne feraient-ils pas confusion de temps, et les
armoiries de
Dijon n'auraient-elles pas été de gueules plein avant de
porter au pampre
d'or feuillé de sinople? C'est ce que je n'ai pas le
loisir d'examiner
ici.
« Mais quelle est
cette cavalcade? c'est le duc qui va
s'ébattre à la
chasse. Déjà la duchesse l'a précédé au château de
Rouvres. Le
magnifique équipage et le nombreux cortège! Monseigneur le
duc éperonne un
gris pommelé qui frissonne à l'air vif et piquant du
matin. Derrière
lui caracolent et se pavanent les Riches de Châlons,
les Nobles de
Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neuchâtel,
les bons Barons
de Beaufremont. - Et ces deux personnages qui
chevauchent à la
queue de la file? Le plus jeune, que distinguent son
juste-au-corps de
velours sang-de-boeuf et sa marotte grelottante,
s'égosille de
rire; le plus vieux, accoutré d'une cape de drap noir
sous laquelle il
retrait un volumineux psautier, baisse la tête d'un
air confus: l'un
est le roi des Ribauds, l'autre est le chapelain du
duc (*). Le fou
propose au sage des questions que celui-ci ne peut
résoudre; et
tandis que la populace crie Noël! - que les palefrois
hennissent, que
les limiers aboient, que les cors fanfarent, eux, la
bride sur le cou
de leurs montures à l'amble, devisent familièrement de
la sage dame
Judith et du prudhomme Machabée.
(*)
Philippe-le-Hardi avait son roi des Ribauds. Il lui donna 200
liv. en 1396
(Courtépée).
« Cependant un
héraut sonne de la buccine sur la tour du logis
du duc. Il
signale dans la plaine les chasseurs lançant leurs faucons.
Le temps est
pluvieux; une bruine grisâtre lui dérobe au loin l'abbaye
de Cîteaux qui
baigne ses bois dans les marécages; mais un rayon de
soleil lui montre
plus rapprochés et plus distincts le château de
Talant, dont les
terrasses et les plates-formes se crénèlent dans la
nue, - les
manoirs du sire de Ventoux et du seigneur de Fontaine, dont
les girouettes
percent des massifs de verdure, - le monastère de
Saint-Maur dont
les colombiers s'aiguisent au milieu d'une volée de
pigeons, - la
léproserie de St-Apollinaire qui n'a qu'une porte et n'a
point de
fenêtres, - la chapelle de St-Jacques de Trimolois, qu'on
dirait un pèlerin
cousu de coquilles; - et sous les murs de Dijon,
au-delà des meix
de l'abbaye de St-Bénigne, le cloître de la
Chartreuse, blanc
comme le froc des disciples de saint Bruno.
« La Chartreuse
de Dijon! le Saint-Denis des ducs de Bourgogne
(*)! Ah! pourquoi
faut-il que les enfants soient jaloux des
chefs-d'oeuvres
de leurs pères! Allez maintenant où fut la Chartreuse,
vos pas y
heurteront sous l'herbe des pierres qui ont été des clefs de
voûtes, des
tabernacles d'autels, des chevets de tombeaux, des dalles
d'oratoires; des
pierres où l'encens a fumé, où la cire a brûlé, où
l'orgue a
murmuré, où les ducs morts ont posé le front. - O néant de la
grandeur et de la
gloire! on plante des calebasses dans la cendre de
Philippe-le-Bon!
- Plus rien de la Chartreuse! Je me trompe. - Le
portail de
l'église et la tourelle du clocher sont debout; la tourelle
élancée et
légère, une touffe de giroflée sur l'oreille, ressemble à un
jouvenceau qui
mène en laisse un lévrier; le portail martelé serait
encore un joyau à
pendre au cou d'une cathédrale. Il y a outre cela,
dans le préau du
cloître, un piédestal gigantesque dont la croix est
absente et autour
duquel sont nichées six statues de prophètes,
admirables de
désolation. - Et que pleurent-ils? Ils pleurent la croix
que les anges ont
reportée dans le ciel.
(*) Je ne compare
la Chartreuse de Dijon à l'abbaye de St-Denis que
sous le rapport
de la magnificence et de la richesse de ses sépultures.
Trois ducs
seulement ont été inhumés à la Chartreuse,
Philippe-le-Hardi,
Jean-sans-Peur, et Philippe-le-Bon; et je n'ignore
pas que l'Église
de Cîteaux avait communément reçu, depuis Eudes Ier,
les dépouilles
des ducs de la première et de la seconde race royale. -
C'est
Philippe-le-Hardi qui fonda la Chartreuse en 1383. Tout n'y était
que lambris de
bois d'Irlande, que chasubles et tapis de drap d'or, que
courtines
d'étoffes de Chypre et de Damas, que bénitiers et chandeliers
d'argent, que
lampes de vermeil, que chapelles portatives à personnages
d'ivoire, que peinture
et sculptures exécutées par les premiers
artistes du
temps. La vaisselle pour le service de l'autel pesait 55
marcs. - Le
marteau de la révolution en jetant en bas la Chartreuse
avait dispersé
dans les cabinets de quelques curieux les débris des
tombeaux de
Philippe-le-Hardi, de Jean-sans-Peur et de Marguerite de
Bavière, femme de
ce dernier. (Charles-le-Téméraire n'avait point fait
élever de
monument à son père Philippe-le-Bon.) Ces chefs-d'oeuvres de
l'art du XVe
siècle ont été restaurés et placés dans une des salles du
musée de Dijon.
« Le sort de la
Chartreuse a été celui de la plupart des
monuments qui
embellissaient Dijon à l'époque de la réunion du duché au
domaine royal.
Cette ville n'est plus que l'ombre d'elle-même. Louis XI
l'avait découronnée
de sa puissance, la révolution l'a décapitée de ses
clochers. Il ne
lui reste plus que trois églises, de sept églises,
d'une sainte
chapelle (*), de deux abbayes et d'une douzaine de
monastères. Trois
de ses portes sont bouchées, ses poternes ont été
démolies, ses
faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon s'est
précipité aux
égouts, sa population a secoué ses feuilles, et sa
noblesse est
tombée en quenouille. - Hélas! on voit bien que le duc
Charles et sa
chevalerie parties, - il y aura bientôt quatre siècles
(**) - pour la
bataille, n'en sont pas revenus.
(*) Elle n'a pas
plus échappé que la Chartreuse et tant d'autres
chefs-d'oeuvres à
la fureur des réactions. On n'en a pas laissé pierre
sur pierre. Cette
sainte chapelle, élevée par le duc Hugues III au
retour de la
croisade, vers 1171, était riche de mille objets d'art et
de piété. Que
sont devenus, par exemple, ses vitraux et ses statues
historiques;
cette boiserie de choeur où étaient appendues les armoiries
des trente-et-un
premiers chevaliers de la Toison d'Or institués par
Philippe-le-Bon;
le beau vaissel où l'on conservait une hostie
miraculeuse et
sur lequel brillait, aux jours de fêtes, la couronne
d'or que le roi
Louis XII, relevant d'une dangereuse maladie, en 1505,
avait envoyée au
chapitre par deux hérauts? - Le temps a fait un pas et
la terre a été
renouvelée, dit quelque part M. de Chateaubriand.
(**)
Charles-le-Téméraire, dernier duc de Bourgogne, fut tué à la
bataille de
Nancy, le dimanche 5 janvier 1476.
« Et moi,
j'errais parmi ces ruines comme l'antiquaire qui
cherche des
médailles romaines dans les sillons d'un castrum, après
une grosse pluie
d'orage. Dijon expiré conserve encore quelque chose de
ce qu'il fut,
semblable à ces riches Gaulois qu'on ensevelissait une
pièce d'or à la bouche
et une autre dans la main droite.
- Et l'art, lui
demandai-je?
- J'étais un jour
occupé, devant l'église Notre-Dame, à
considérer
Jacquemart, sa femme et son enfant, qui martelaient midi. -
L'exactitude, la pesanteur,
le flegme de Jacquemart seraient le
certificat de son
origine flamande, quand même on ignorerait qu'il
dispensait les
heures aux bons bourgeois de Courtrai, lors du sac de
cette ville, en
1383. Gargantua escamota les cloches de Paris,
Philippe-le-Hardi
l'horloge de Courtrai; chaque prince à sa taille. -
Un éclat de rire
se fit entendre là-haut et j'aperçus, dans un angle du
gothique édifice,
une de ces figures monstrueuses que les sculpteurs du
moyen-âge ont
attachées par les épaules aux gouttières des cathédrales;
une atroce figure
de damné qui, en proie aux souffrances, tirait la
langue, grinçait
des dents et se tordait les mains. - C'était elle qui
avait ri.
- Vous aviez un
fétu dans l'oeil! m'écriai-je.
- Ni fétu dans
l'oeil, ni coton dans l'oreille. - La figure de
pierre avait ri,
- ri d'un rire grimaçant, effroyable, infernal - mais
sarcastique -
incisif - pittoresque. »
J'eus honte pour
moi d'avoir eu si longtemps affaire à un
monomane.
Cependant j'encourageai d'un sourire le rose-croix de l'art à
poursuivre sa
drôlatique histoire.
- « Cette
aventure, continua-t-il, me donna a réfléchir. - Je
réfléchis que,
puisque Dieu et l'amour étaient les premières conditions
de l'art, ce qui
dans l'art est sentiment, - Satan pourrait bien être
la seconde de ces
conditions, ce qui dans l'art est idée. - N'est-ce
pas le diable qui
a bâti la cathédrale de Cologne?
« Me voilà en
quête du diable. Je blémis sur les livres
magiques de
Cornelius Agrippa et j'égorge la poule noire du maître
d'école mon
voisin. Pas plus de diable qu'au bout du rosaire d'une
dévote! Néanmoins
il existe: - saint Augustin en a, de sa plume,
légalisé le signalement: Daemones sunt genere animalia,
ingenio
rationabilia, animo passiva, corpore aerea, tempore aeterna.
Cela est
positif. Le diable
existe. Il pérore à la chambre, il plaide au palais,
il agiote à la
bourse. On le grave en vignettes, on le broche en
romans, on
l'habille en drames. On le voit partout, comme je vous vois.
C'est pour lui
épiler mieux la barbe que les miroirs de poche ont été
inventés.
Polichinelle a manqué son ennemi et le nôtre. Oh! que ne
l'a-t-il assommé
d'un coup de bâton sur la nuque!
« Je bus l'élixir
de Paracelse, le soir avant de me coucher.
J'eus la colique.
Nulle part le diable en cornes et en queue.
« Encore un
désappointement: - l'orage, cette nuit-là,
mouillait
jusqu'aux os la vieille cité accroupie dans le sommeil.
Comment je rôdais
à tâtons, n'y voyant goutte, dans les anfractuosités
de Notre-Dame,
c'est ce que vous expliquera un sacrilège. Il n'y a pas
de serrure dont
le crime n'ait la clef. - Ayez pitié de moi! j'avais
besoin d'une
hostie et d'une relique. - Une clarté piqua les ténèbres,
plusieurs autres
se montrèrent successivement, de sorte que je
distinguai
bientôt quelqu'un dont la main affûtée d'un long allumoir
distribuait la
flamme aux chandelles du maître-autel. C'était
Jacquemart qui,
non moins imperturbable que de coutume sous sa caule
de fer rapiécée,
acheva sa besogne sans paraître s'inquiéter ni même
s'apercevoir de
la présence d'un témoin profane. Jacqueline,
agenouillée aux
degrés, gardait une immobilité parfaite, la pluie
découlant de sa
jupe de plomb attournée à la mode brabançonne, de sa
gorgerette de
tôle tuyautée comme une dentelle de Bruges, de son visage
de bois verni
comme les joues d'une poupée de Nuremberg. Je lui
bégayais une
humble question sur le diable et sur l'art, quand le bras
de Maritorne se
débanda avec la précipitation soudaine et brutale d'un
ressort, et, au
bruit cent fois répercuté du lourd marteau, qu'elle
serrait du poing,
la foule des abbés, des chevaliers, des bienfaiteurs
qui peuplent de
leurs gothiques momies les caveaux gothiques de
l'église, afflua
processionnellement autour de l'autel éblouissant de
splendeurs vives et
ailées de la crèche de Noël. La vierge noire (*),
la vierge des
temps barbares, haute d'une coudée, à la tremblante
couronne de fil
d'or, à la robe raide d'empois et de perle, la vierge
miraculeuse
devant qui grésille une lampe d'argent sauta en bas de sa
chaire et courut
sur les dalles, de la vitesse d'un toton. Elle
s'avançait des
nefs profondes, à bonds gracieux et inégaux, accompagnée
d'un petit saint
Jean de cire et de laine qu'embrasa une étincelle et
qui se fondit
bleu et rouge. Jacqueline s'était armée de ciseaux pour
tondre l'occiput
de son enfançon emmailloté; un cierge éclaira au loin
la chapelle du
baptistère, et alors...
(*) Cette image
était déjà en grande vénération au XIIe siècle. Elle
est d'un bois
noir, dur et pesant, qu'on croit être du châtaignier.
- Et alors?
- Et alors le
soleil qui luisait par un pertuis, les moineaux
qui becquetaient
mes vitres, et les cloches qui marmonnaient une
antienne dans la
rue m'éveillèrent. J'avais fait un rêve.
- Et le diable?
- Il n'existe
pas.
- Et l'art?
- Il existe.
- Mais où donc?
- Au sein de
Dieu! » - Et son oeil où germait une larme sondait
le ciel. - « Nous
ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du
créateur. La plus
magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de
nos oeuvres
éphémères n'est jamais que l'indigne contrefaçon, que le
rayonnement
éteint de la moindre de ses oeuvres immortelles. Toute
originalité est
un aiglon qui ne brise la coquille de son oeuf que dans
les aires
sublimes et foudroyantes du Sinaï. - Oui, monsieur, j'ai
longtemps cherché
l'art absolu! O délire! ô folie! Regardez ce front
ridé par la
couronne de fer du malheur! Trente ans! et l'arcane que
j'ai sollicité de
tant de veilles opiniâtres, à qui j'ai immolé
jeunesse, amour,
plaisir, fortune, l'arcane gît, inerte et insensible,
comme le vil
caillou, dans la cendre de mes illusions! Le néant ne
vivifie point le
néant. »
Il se levait. Je
lui témoignai ma commisération par un soupir
hypocrite et
banal.
- « Ce manuscrit,
ajouta-t-il, vous dira combien d'instruments
ont essayés mes
lèvres avant d'arriver à celui qui rend la note pure et
expressive,
combien de pinceaux j'ai usés sur la toile avant d'y voir
naître la vague
aurore du clair-obscur. Là sont consignés divers
procédés nouveaux
peut-être d'harmonie et de couleur, seul résultat et
seule récompense
qu'eussent obtenus mes élucubrations. Lisez-le; vous
me le rendrez
demain. Six heures sonnent à la cathédrale; elles
chantent le
soleil qui s'esquive le long de ces lilas. Je vais
m'enfermer pour
écrire mon testament. Bonsoir.
- Monsieur! »
Bah! il était
loin. Je demeurai aussi coi et penaud qu'un
président à qui
son greffier aurait pris une puce chevauchant sur le
nez. Le manuscrit
était intitulé Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la
manière de
Rembrandt et de Callot.
Le lendemain
était un samedi. Personne à l'Arquebuse;
quelques juifs
qui festoyaient le jour du Sabbat. Je courus par la
ville m'informant
de M. Gaspard de la Nuit à chaque passant. Les uns me
répondaient: - «
Oh! vous plaisantez! » - Les autres: - « Eh qu'il vous
torde le cou! » -
Et tous aussitôt me plantaient là. J'abordai un
vigneron de lai
rue sain-felebar, nabot et bossu, qui se carrait sur
sa porte en riant
de mon embarras.
- «
Connaissez-vous M. Gaspard de la Nuit?
- Que lui voulez-vous,
à ce garçon-là?
- Je veux lui
rendre un livre qu'il m'a prêté.
- Un grimoire!
- Comment! un
grimoire!... Enseignez-moi, je vous prie, son
domicile.
- Là-bas, où pend
ce pied de biche.
- Mais cette
maison... vous m'adressez à monsieur le curé.
- C'est que je
viens de voir entrer chez lui la grande brune
qui blanchit ses
aubes et ses rabats.
- Qu'est-ce que
cela signifie?
- Cela signifie
que M. Gaspard de la Nuit s'attife quelquefois
en jeune et jolie
fille pour tenter les dévots personnages, - témoin
son aventure avec
saint Antoine, mon patron.
- Faites-moi
grâce de vos malignetés et dites-moi où est M.
Gaspard de la
Nuit.
- Il est en
enfer, supposé qu'il ne soit pas ailleurs.
- Ah! je m'avise
enfin de comprendre! Quoi! Gaspard de la Nuit
serait...?
- Eh! oui... le
diable!
- Merci, mon
brave!... Si Gaspard de la Nuit est en enfer,
qu'il y rôtisse!
J'imprime son livre. »
Louis Bertrand
|