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Jacques Cazotte
Le Diable amoureux

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  • V
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V

Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l'espèce de la première. Je reconnus l'air d'une barcarolle fort en vogue alors à Venise. Elle le répéta deux fois ; puis, d'une voix plus distincte et plus assurée, elle chanta les paroles suivantes :

Hélas ! quelle est ma chimère !

Fille du ciel et des airs,

Pour Alvare et pour la terre,

J'abandonne l'univers ;

Sans éclat et sans puissance,

Je m'abaisse jusqu'aux fers ;

Et quelle est ma récompense ?

On me dédaigne et je sers.

Coursier, la main qui vous mène

S'empresse à vous caresser ;

On vous captive, on vous gêne,

Mais on craint de vous blesser.

Des efforts qu'on vous fait faire,

Sur vous l'honneur rejaillit,

Et le frein qui vous modère,

Jamais ne vous avilit.

Alvare, une autre t'engage,

Et m'éloigne de ton coeur :

Dis-moi par quel avantage

Elle a vaincu ta froideur ?

On pense qu'elle est sincère,

On s'en rapporte à sa foi ;

Elle plaît, je ne puis plaire :

Le soupçon est fait pour moi.

La cruelle défiance

Empoisonne le bienfait.

On me craint en ma présence ;

En mon absence on me hait.

Mes tourments, je les suppose ;

Je gémis, mais sans raison ;

Si je parle, j'en impose...

Je me tais, c'est trahison.

Amour, tu fis l'imposture,

Je passe pour l'imposteur ;

Ah ! pour venger notre injure,

Dissipe enfin son erreur.

Fais que l'ingrat me connaisse ;

Et quel qu'en soit le sujet,

Qu'il déteste une faiblesse

Dont je ne suis pas l'objet.

Ma rivale est triomphante,

Elle ordonne de mon sort,

Et je me vois dans l'attente

De l'exil ou de la mort.

Ne brisez pas votre chaîne,

Mouvements d'un coeur jaloux ;

Vous éveilleriez la haine...

Je me contrains : taisez-vous !

Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans un désordre que je ne puis exprimer. "Etre fantastique, dangereuse imposture ! m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'étais demeuré trop longtemps : peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature ? Que je suis heureux de n'avoir connu que d'aujourd'hui le trou de cette serrure ! comme je serais venu m'enivrer, combien j'aurais aidé à me tromper moi-même ! Sortons d'ici. Allons sur la Brenta dès demain. Allons-y ce soir..."

J'appelle sur-le-champ un domestique, et fais dépêcher, dans une gondole, ce qui m'était nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.

Il m'eût été trop difficile d'attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis. Je marchai au hasard. Au détour d'une rue, je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnait Soberano dans notre promenade à Portici. "Autre fantôme ! dis-je ; ils me poursuivent." J'entrai dans ma gondole, et courus tout Venise de canal en canal : il était onze heures quand je rentrai. Je voulus partir pour la Brenta, et mes gondoliers fatigués refusant le service, je fus obligé d'en faire appeler d'autres : ils arrivèrent, et mes gens, prévenus de mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets. Biondetta me suivait.

A peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me retourner. Un masque poignardait Biondetta : "Tu l'emportes sur moi ! meurs, meurs, odieuse rivale !"

L'exécution fut si prompte, qu'un des gondoliers resté sur le rivage ne put l'empêcher. Il voulut attaquer l'assassin en lui portant le flambeau dans les yeux ; un autre masque accourt, et le repousse avec une action menaçante, une voix tonnante que je crus reconnaître pour celle de Bernadillo. Hors de moi, je m'élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. A l'aide du flambeau je vois Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.

Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s'efface. Je ne vois plus qu'une femme adorée, victime d'une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et extravagante confiance, et accablée par moi, jusque-là, des plus cruels outrages.

Je me précipite ; j'appelle en même temps le secours et la vengeance. Un chirurgien, attiré par l'éclat de cette aventure, se présente. Je fais transporter la blessée dans mon appartement ; et, crainte qu'on ne la ménage point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.

Quant on l'eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources de la vie, je dis, je fis mille extravagances.

Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre ; mais l'aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu'il était dangereux pour la blessée qu'on me laissât auprès d'elle. On m'entraîna hors de la chambre.

On laissa mes gens près de moi ; mais un d'eux ayant eu la maladresse de me dire que la faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris aigus.

Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut suivi du sommeil.

Je crus voir ma mère en rêve, je lui racontais mon aventure, et pour la lui rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.

"N'allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger évident." Comme nous passions dans un défilé étroit où je m'engageais avec sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice ; je la reconnais, c'est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère ! m'écriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve.

Biondetta ! vous voulez me perdre ? Mais ce songe est l'effet du trouble de mon imagination. Ah ! chassons des idées qui me feraient manquer à la reconnaissance, à l'humanité.

J'appelle un domestique et fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent : on a beaucoup tiré de sang ; on craint la fièvre.

Le lendemain, après l'appareil levé, on décida que les blessures n'étaient dangereuses que par la profondeur ; mais la fièvre survient, redouble, et il faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.

Je fis tant d'instances pour entrer dans l'appartement, qu'il ne fut pas possible de s'y refuser.

Biondetta avait le transport ; et répétait sans cesse mon nom. Je la regardai ; elle ne m'avait jamais paru si belle.

Est-ce là, me disais-je, ce que je prenais pour un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens ?

Elle avait la vie comme je l'ai, et la perd, parce que je n'ai jamais voulu l'entendre, parce que je l'ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un monstre.

Si tu meurs, objet le plus digne d'être chéri, et dont j'ai si indignement reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai après avoir sacrifié sur ta tombe la barbare Olympia !

Si tu m'es rendue, je serai à toi ; je reconnaîtrai tes bienfaits ; je couronnerai tes vertus, ta patience, je me lie par des liens indissolubles, et ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes sentiments et de mes volontés.

Je ne peindrai point les efforts pénibles de l'art et de la nature, pour rappeler à la vie un corps qui semblait devoir succomber sous les ressources mises en oeuvre pour le soulager.

Vingt et un jours se passèrent sans qu'on pût se décider entre la crainte et l'espérance : enfin, la fièvre se dissipa, et il parut que la malade reprenait connaissance.

Je l'appelais ma chère Biondetta, elle me serra la main. Depuis cet instant, elle reconnut tout ce qui était autour d'elle. J'étais à son chevet : ses yeux se tournèrent sur moi ; les miens étaient baignés de larmes. Je ne saurais peindre, quand elle me regarda, les grâces, l'expression de son sourire. "Chère Biondetta ! reprit-elle ; je suis la chère Biondetta d'Alvare."

Elle voulait m'en dire davantage : on me força encore une fois de m'éloigner.

Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût pas me voir. Enfin, j'eus la permission d'en approcher. "Biondetta, lui dis-je, je fais poursuivre vos assassins.

-- Ah ! ménagez-les, dit-elle : ils ont fait mon bonheur.

Si je meurs, ce sera pour vous ; si je vis, ce sera pour vous aimer."

J'ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre nous jusqu'au temps où les médecins m'assurèrent que je pouvais faire transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l'air serait plus propre à lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes. Je lui avais donné deux femmes pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré par la nécessité de panser ses blessures. Je rassemblai autour d'elle tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité, et ne m'occupai qu'à la soulager, l'amuser et lui plaire.

Ses forces se rétablissaient à vue d'oeil, et sa beauté semblait prendre chaque jour un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir l'engager dans une conversation assez longue, sans intéresser sa santé : "O Biondetta ! lui dis-je, je suis comblé d'amour, persuadé que vous n'êtes point un être fantastique, convaincu que vous m'aimez, malgré les procédés révoltants que j'ai eus pour vous jusqu'ici. Mais vous savez si mes inquiétudes furent fondées. Développez-moi le mystère de l'étrange apparition qui affligea mes regards dans la voûte de Portici. D'où venaient, que devinrent ce monstre affreux, cette petite chienne qui précédèrent votre arrivée ? Comment, pourquoi les avez-vous remplacés pour vous attacher à moi ? Qui étaient-ils ? Qui êtes-vous ! Achevez de rassurer un coeur tout à vous, et qui veut se dévouer pour la vie.

-- Alvare, répondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace, voulurent se faire un jeu de votre humiliation, et parvenir par la voie de la terreur à vous réduire à l'état de vil esclave de leurs volontés. Ils vous préparaient d'avance à la frayeur, en vous provoquant à l'évocation du plus puissant et du plus redoutable de tous les esprits ; et par le secours de ceux dont la catégorie leur est soumise, ils vous présentèrent un spectacle qui vous eût fait mourir d'effroi, si la vigueur de votre âme n'eût fait tourner contre eux leur propre stratagème.

"A votre contenance héroïque, les Sylphes, les Salamandres, les Gnomes, les Ondins, enchantés de votre courage, résolurent de vous donner tout l'avantage sur vos ennemis.

"Je suis Sylphide d'origine, et une des plus considérables d'entre elles. Je parus sous la forme de la petite chienne ; je reçus vos ordres, et nous nous empressâmes tous à l'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de résolution, d'aisance, d'intelligence à régler nos mouvements, plus nous redoublions d'admiration pour vous et de zèle.

"Vous m'ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je me soumis avec joie, et goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je résolus de vous la vouer pour toujours.

"Décidons, me disais-je, mon état et mon bonheur. Abandonnée dans le vague de l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissances, esclave des évocations des cabalistes, jouet de leurs fantaisies, nécessairement bornée dans mes prérogatives comme dans mes connaissances, balancerais-je davantage sur le choix des moyens par lesquels je puis ennoblir mon essence ?

"Il m'est permis de prendre un corps pour m'associer à un sage : le voilà. Si je me réduis au simple état de femme, si je perds par ce changement volontaire le droit naturel des Sylphides et l'assistance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d'aimer et d'être aimée. Je servirai mon vainqueur ; je l'instruirai de la sublimité de son être dont il ignore les prérogatives : il nous soumettra, avec les éléments dont j'aurai abandonné l'empire, les esprits de toutes les sphères. Il est fait pour être le roi du monde, et j'en serai la reine, et la reine adorée de lui.

"Ces réflexions, plus subites que vous ne pouvez le croire dans une substance débarrassée d'organes, me décidèrent sur-le-champ. En conservant ma figure, je prends un corps de femme pour ne le quitter qu'avec la vie.

"Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'aperçus que j'avais un coeur. Je vous admirais, je vous aimais ; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous que de la répugnance, de la haine ! Je ne pouvais ni changer, ni même me repentir ; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de votre espèce, m'étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l'être le plus malheureux qui fût sous le ciel : que dis-je ? je le serais encore sans votre amour."

Mille grâces répandues dans la figure, l'action, le son de la voix, ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que j'entendais. Mais qu'y avait-il de concevable dans mon aventure ?




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