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Jacques Cazotte
Le Diable amoureux

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  • IX
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IX

Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer : "Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le veux ; je l'enivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l'élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon coeur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière ?

-- O ma chère Biondetta ! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'effort sur moi-même, tu me suffis : tu remplis tous les voeux de mon coeur...

-- Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire : ce n'est pas là mon nom : tu me l'avais donné : il me flattait ; je le portais avec plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis... Je suis le Diable, mon cher Alvare, je suis le Diable..."

En prononçant ce mot avec un accent d'une douceur enchanteresse, elle fermait, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurais voulu lui faire. Dès que je pus rompre le silence : "Cesse, lui dis-je, ma chère Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une erreur abjurée depuis longtemps.

-- Non, mon cher Alvare, non ce n'était point une erreur ; j'ai te le faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité : ce n'est qu'en vous aveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah ! tu le seras beaucoup si tu veux l'être ! je prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que l'on me fait noir."

Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m'y refusais, et l'ivresse de mes sens aidait à ma distraction volontaire.

"Mais, réponds-moi donc, me disait-elle.

-- Eh ! que voulez-vous que je réponde ?...

-- Ingrat, place la main sur ce coeur qui t'adore ; que le tien s'anime, s'il est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien. Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à inspirer l'amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ; dis-moi, enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour toi : Mon cher Béelzébuth, je t'adore..."

A ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me saisit ; l'étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon coeur. Cependant, la révolte de mes sens subsiste d'autant plus impérieusement qu'elle ne peut être réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et me rend aisément sa conquête.

Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont il est beaucoup plus l'auteur que le complice. "Nos affaires sont arrangées, me dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avait habitué. Tu es venu me chercher : je t'ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j'ai fait ce que tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j'y parvinsse, que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques artifices la première complaisance ; quant à la seconde, je m'étais nommé : tu savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance. Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble, mais pour cimenter notre société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque par coeur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel que je suis."

On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un coup de sifflet très aigu part à côté de moi. A l'instant l'obscurité qui m'environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons : leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement et en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement. Presque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je ? O ciel ! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m'avait tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore, tire une langue démesurée...

Je me précipite ; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre terre. Je sentais battre mon coeur avec une force terrible : j'éprouvais un suffoquement comme si j'allais perdre la respiration.

Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras ; mon épouvante s'accroît : forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les aveugle.

Ce n'était point celle des escargots, il n'y en avait plus sur les corniches ; mais le soleil me donnait d'aplomb sur le visage. On me tire encore par le bras : on redouble ; je reconnais Marcos.

"Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ? Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à perdre, il est près de midi."

Je ne répondais pas : il m'examine : "Comment ? vous êtes resté tout habillé sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller ? Il fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est doutée : c'est sans doute dans la crainte de vous gêner qu'elle a été passer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici : nous lui avons donné une bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède, et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre route."

Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés... Elle est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille : la rosette y tient. Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n'eût été qu'un songe ? Je lui ai vu éteindre la lumière... Elle l'a éteinte... La voilà...

Marcos rentre. "Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est préparé. Votre voiture est attelée."

Je descends du lit ; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible. Alors, voulant remercier le fermier et l'indemniser de la dépense que je lui ai occasionnée, il refuse.

"Madame, me répond-il, nous a satisfaits et plus que noblement ; vous et moi, seigneur cavalier, avons deux braves femmes." A ce propos, sans rien répondre, je monte dans ma chaise : elle chemine.

Je ne peindrai point la confusion de mes pensées : elle était telle, que l'idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s'y retraçait que faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j'étais moins un homme qu'un automate.

Mon conducteur me réveille. "Seigneur cavalier, nous devons trouver madame dans ce village-ci."

Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade ; à chaque maison il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel et tel équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne, comme voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s'il n'en savait pas plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.

Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l'objet actuel de mes frayeurs s'est éloigné au moins pour quelque temps. Ah ! si je puis arriver, tomber aux genoux de dona Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile ? J'y retrouverai avec les sentiments de la nature les principes salutaires dont je m'étais écarté, je m'en ferai un rempart contre vous.

Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange tutélaire... Ah ! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je m'ensevelirai dans un cloître... Eh ! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau ? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je renonce à vous : une larve infernale s'est revêtue de toutes les grâces dont j'étais idolâtre ; ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait...

Au milieu de ces réflexions, dans lesquelles mon attention est concentrée, la voiture est entrée dans la grande cour du château. J'entends une voix : "C'est Alvare ! c'est mon fils !" J'élève la vue et reconnais ma mère sur le balcon de son appartement.

Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon âme semble renaître : mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite, je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. Ah ! m'écriai-je les yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère ! ma mère ! je ne suis donc pas votre assassin ? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils ? Ah ! ma mère, vous m'embrassez

La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré mes traits et le son de ma voix, que dona Mencia en conçoit de l'inquiétude. Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je voulais parler : cela m'était impossible ; je me jetais sur ses mains en les baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.

Dona Mencia me considère d'un air d'étonnement : elle suppose qu'il doit m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire ; elle appréhende même quelque dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté, sa tendresse se peignent dans ses complaisances et dans ses regards, sa prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d'un voyageur fatigué par une route longue et pénible.

Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par complaisance : mes regards distraits cherchent mon frère ; alarmé de ne le pas voir : "Madame, dis-je, où est l'estimable don Juan ?

-- Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avait écrit de vous y rendre ; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes colonel du régiment qu'il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté dans les Indes.

-- Ciel ! m'écriai-je. Tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens de faire ? Mais il est impossible...

-- De quel songe parlez-vous, Alvare ?...

-- Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire." Alors, surmontant l'orgueil et la honte, je lui fais le détail de ce qui m'était arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici, jusqu'au moment heureux où j'avais pu embrasser ses genoux.

Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connaissais l'étendue de ma faute, elle vit qu'il était inutile de me l'exagérer.

"Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et, dès le moment même vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous envoyer deux cents sequins au-delà de votre pension. J'aurais craint, ou d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les Espagnes, il n'a pas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez : je le connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.

-- Ah ! madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi. Il a dansé à la noce."

Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier, mais il avait dételé en arrivant, sans demander son salaire.

Cette fuite précipitée, qui ne laissait point de traces, jeta ma mère en quelques soupçons. "Nugnès, dit-elle à un page qui traversait l'appartement, allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l'attendons ici.

"C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque ; il a ma confiance et la mérite : vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une particularité qui m'embarrasse ; don Quebracuernos connaît les termes, et définira ces choses beaucoup mieux que moi."

Le vénérable docteur ne se fit pas attendre ; il en imposait, même avant de parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui l'aveu sincère de mon étourderie et des suites qu'elle avait eues. Il m'écoutait avec une attention mêlée d'étonnement et sans m'interrompre. Lorsque j'eus achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes :

"Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l'esprit malin, et lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisements dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre aventure est bien extraordinaire ; je n'ai rien lu de semblable dans la Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre. Il copie la nature fidèlement et avec choix ; il emploie la ressource des talents aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus séduisant langage ; il imite même jusqu'à un certain point la vertu. Cela m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent ; je vois d'ici bien des grottes plus dangereuses que celles de Portici, et une multitude d'obsédés qui malheureusement ne se doutent pas de l'être. A votre égard, en prenant des précautions sages pour le présent et pour l'avenir, je vous crois entièrement délivré. Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit, il est vrai, mais il n'a pu parvenir à vous corrompre ; vos intentions, vos remords vous ont préservé à l'aide des secours extraordinaires que vous avez reçus ; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n'ont été pour vous et pour lui qu'une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui, une retraite forcée a été son partage ; mais admirez comme il a su la couvrir ; et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans votre coeur pour pouvoir renouveler l'attaque, si vous lui en fournissez l'occasion. Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l'être, contraint de se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite la révolte ; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte, mêlant le grotesque au terrible, le puéril de ses escargots lumineux à la découverte effrayante de son horrible tête, enfin le mensonge à la vérité, le repos à la veille ; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l'effet de sa malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau : mais il a soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est longtemps servi pour vous égarer ; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée ; les gens instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez des liens légitimes avec une personne du sexe ; que votre respectable mère préside à votre choix : et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le Diable.




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