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Jacques Cazotte Le Diable amoureux IntraText CT - Lecture du Texte |
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III Je me reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras ; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens : enfin, je suis rangé contre le mur. "Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment. "Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde de servir toute ma vie les femmes, et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense que c'est aujourd'hui... -- Eh bien ! cruel, à quelque titre que ce soit, permettez-moi de rester dans votre chambre. -- Je le veux pour la rareté du fait, et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous entende ; au premier mot, au premier mouvement capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour, Che vuoi ?" Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. "Vous aiderai-je ? me dit-on. -- Non, je suis militaire et me sers moi-même." Je me couche. A travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui était sur un siège, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment ; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil. Il semblait que le portrait du page fût attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes ; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu ; la première apparition servait à relever le charme de la dernière. Ce chant mélodieux, que j'avais entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui semblait venir du coeur, retentissaient encore dans le mien, et y excitaient un frémissement singulier. Ah ! Biondetta ! disais-je, si vous n'étiez pas un être fantastique, si vous n'étiez pas ce vilain dromadaire ! Mais à quel mouvement me laissai-je emporter ? J'ai triomphé de la frayeur, déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre ? Ne tiendrait-il pas toujours de son origine ? Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche, et en apparence si naïve, ne s'ouvre que pour des impostures. Ce coeur, si c'en était un, ne s'échaufferait que pour une trahison. Pendant que je m'abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements divers dont j'étais agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère et dans un ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées. Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit ; il n'était pas neuf ; le bois s'écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec fracas. Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. "Don Alvare, quel malheur vient de vous arriver ?" Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir ; sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la lune, ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet. Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposait qu'à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta. "Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous ; vous courez sur le carreau sans pantoufles, vous allez vous enrhumer, retirez-vous... -- Mais, vous êtes mal à votre aise... -- Oui, vous m'y mettez actuellement ; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être couchée chez moi et près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre." Elle n'attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte, en sanglotant tout bas. La nuit s'achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques moments de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour. On devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page. Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret ; il avait étalé ses cheveux qui tombaient jusqu'à terre, en couvrant, à boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement son visage. Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blonds cendrés ; leur finesse était égale à toutes leurs autres perfections ; un petit mouvement que j'avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l'aurore au printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et tous ses parfums. "Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne ; il y en a dans le tiroir de ce bureau." Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, et s'assied sur son siège d'un air timide, embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion. S'il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas ; amenons le dénouement, s'il est possible. Je lui adresse la parole. "Le jour est venu, Biondetta, les bienséances sont remplies, vous pouvez sortir de ma chambre sans craindre le ridicule. -- Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur ; mais vos intérêts et les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée : ils ne permettent pas que nous nous séparions. -- Vous vous expliquerez ? lui dis-je. -- Je vais le faire, Alvare. "Votre jeunesse, votre imprudence, vous ferment les yeux sur les périls que nous avons rassemblés autour de nous. A peine vous vis-je sous la voûte, que cette contenance héroïque à l'aspect de la plus hideuse apparition décida mon penchant. Si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m'unir à un mortel, prenons un corps, il en est temps. Voilà le héros digne de moi. Dussent s'en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice ; dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance, que m'importe ? Aimée d'Alvare, unie avec Alvare, eux et la nature nous serons soumis. Vous avez vu la suite ; voici les conséquences. "L'envie, la jalousie, le dépit, la rage me préparent les châtiments les plus cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix, et vous seul pouvez m'en garantir. A peine est-il jour, et déjà les délateurs sont en chemin pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous connaissez. Dans une heure... -- Arrêtez, m'écriai-je, en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d'amour, vous en présentez l'image, vous en empoisonnez l'idée, je vous défends de m'en dire un mot. Laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de prendre une résolution. "S'il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour ce moment-ci, entre vous et lui ; mais si vous m'aidez à me tirer d'ici, à quoi m'engagerai-je ? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai ? Je vous somme de me répondre avec clarté et précision. -- Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d'un acte de votre volonté. J'ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnaissez mon zèle par la suite, vous serez imprudent, ingrat... -- Je ne crois rien, sinon qu'il faut que je parte. Je vais éveiller mon valet de chambre ; il faut qu'il me trouve de l'argent, qu'il aille à la poste. Je me rendrai à Venise près de Bentinelli, banquier de ma mère. -- Il vous faut de l'argent ? Heureusement je m'en suis précautionnée ; j'en ai à votre service... -- Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l'acceptant je ferais une bassesse... -- Ce n'est pas un don, c'est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un mandement sur le banquier ; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous par lettre auprès de votre commandant, sur une affaire indispensable qui vous force à partir sans congé. J'irai à la poste vous chercher une voiture et des chevaux ; mais auparavant, Alvare, forcée à m'écarter de vous, je retombe dans toutes mes frayeurs ; dites : Esprit qui ne t'es lié à un corps que pour moi, et pour moi seul, j'accepte ton vasselage et t'accorde ma protection." En me prescrivant cette formule, elle s'était jetée à mes genoux, me tenait la main, la pressait, la mouillait de larmes. J'étais hors de moi, ne sachant quel parti prendre ; je lui laisse ma main qu'elle baise, et je balbutie les mots qui lui semblaient si importants ; à peine ai-je fini qu'elle se relève : "Je suis à vous, s'écrie-t-elle avec transport ; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures." En un moment, elle s'affuble d'un long manteau, rabat un grand chapeau sur ses yeux, et sort de ma chambre. J'étais dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets au bas l'ordre à Carle de le payer ; je compte l'argent nécessaire ; j'écris au commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu'ils durent trouver très extraordinaires. Déjà la voiture et le fouet du postillon se faisaient entendre à la porte. Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient et m'entraîne. Carle, éveillé par le bruit, paraît en chemise. "Allez, lui dis-je, à mon bureau, vous y trouverez mes ordres." Je monte en voiture. Je pars. Biondetta était entrée avec moi dans la voiture ; elle était sur le devant. Quand nous fûmes sortis de la ville, elle ôta le chapeau qui la tenait à l'ombre. Ses cheveux étaient renfermés dans un filet cramoisi ; on n'en voyait que la pointe, c'étaient des perles dans du corail. Son visage, dépouillé de tout autre ornement, brillait de ses seules perfections. On croyait voir un transparent sur son teint. On ne pouvait concevoir comment la douceur, la candeur, la naïveté pouvaient s'allier au caractère de finesse qui brillait dans ses regards. Je me surpris faisant malgré moi ces remarques ; et les jugeant dangereuses pour mon repos, je fermai les yeux pour essayer de dormir. Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s'empara de mes sens et m'offrit les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon âme des idées effrayantes et bizarres dont elle avait été fatiguée. Il fut d'ailleurs très long, et ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures, prétendit que cet assoupissement n'avait pas été naturel. Enfin, quand je m'éveillai, j'étais sur les bords du canal sur lequel on s'embarque pour aller à Venise. La nuit était avancée ; je me sens tirer par ma manche, c'était un portefaix ; il voulait se charger de mes ballots. Je n'avais pas même un bonnet de nuit. Biondetta se présenta à une autre portière, pour me dire que le bâtiment qui devait me conduire était prêt. Je descends machinalement, j'entre dans la felouque et retombe dans ma léthargie. Que dirai-je ? le lendemain matin je me trouvai logé sur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le connaissais. Je le reconnus sur-le-champ. Je vois du linge, une robe de chambre assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvait être une attention de l'hôte chez qui j'étais arrivé dénué de tout. Je me lève et regarde si je suis le seul objet vivant qui soit dans la chambre ; je cherchais Biondetta. Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet esprit et moi ne sommes donc pas inséparables ; j'en suis délivré ; et après mon imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m'estimer très heureux. Courage, Alvare, continuai-je ; il y a d'autres cours, d'autres souverains que celui de Naples ; ceci doit te corriger si tu n'es pas incorrigible, et tu te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l'Estramadure et un patrimoine honnête te tendent les bras. Mais que te voulait ce lutin, qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre heures ? Il avait pris une figure bien séduisante ; il m'a donné de l'argent, je veux le lui rendre. Comme je parlais encore, je vois arriver mon créancier ; il m'amenait deux domestiques et deux gondoliers. "Il faut, dit-il, que vous soyez servi, en attendant l'arrivée de Carle. On m'a répondu dans l'auberge de l'intelligence et de la fidélité de ces gens-ci, et voici les plus hardis patrons de la république. -- Je suis content de votre choix, Biondetta, lui dis-je ; vous êtes-vous logée ici ? -- J'ai pris, me répond le page, les yeux baissés, dans l'appartement même de Votre Excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez, pour vous causer le moins d'embarras qu'il sera possible." Je trouvai du ménagement, de la délicatesse, dans cette attention à mettre de l'espace entre elle et moi. Je lui en sus gré. Au pis aller, disais-je, je ne saurais la chasser du vague de l'air, s'il lui plaît de s'y tenir invisible pour m'obséder. Quand elle sera dans une chambre connue, je pourrai calculer ma distance. Content de mes raisons, je donnai légèrement mon approbation à tout. Je voulais sortir pour aller chez le correspondant de ma mère. Biondetta donna ses ordres pour ma toilette, et quand elle fut achevée, je me rendis où j'avais dessein d'aller. Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être surpris. Il était à sa banque ; de loin il me caresse de l'oeil, vient à moi : "Don Alvare, me dit-il, je ne vous croyais pas ici. Vous arrivez très à propos pour m'empêcher de faire une bévue ; j'allais vous envoyer deux lettres et de l'argent. -- Celui de mon quartier ? répondis-je. -- Oui, répliqua-t-il, et quelque chose de plus. Voilà deux cents sequins en sus qui sont arrivés ce matin. Un vieux gentilhomme à qui j'en ai donné le reçu me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle vous a cru malade, et a chargé un Espagnol de votre connaissance de me les remettre pour vous les faire passer. -- Vous a-t-il dit son nom ? -- Je l'ai écrit dans le reçu ; c'est don Miguel Pimientos, qui dit avoir été écuyer dans votre maison. Ignorant votre arrivée ici, je ne lui ai pas demandé son adresse." Je pris l'argent. J'ouvris les lettres : ma mère se plaignait de sa santé, de ma négligence, et ne parlait pas des sequins qu'elle envoyait ; je n'en fus que plus sensible à ses bontés. Me voyant la bourse aussi à propos et aussi bien garnie, je revins gaiement à l'auberge ; j'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où elle s'était réfugiée. Elle y entrait par un dégagement distant de ma porte ; je m'y aventurai par hasard, et la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à rassembler et recoller les débris d'un clavecin. "J'ai de l'argent, lui dis-je, et vous rapporte celui que vous m'avez prêté." Elle rougit, ce qui lui arrivait toujours avant de parler ; elle chercha mon obligation, me la remit, prit la somme et se contenta de me dire que j'étais trop exact, et qu'elle eût désiré jouir plus longtemps du plaisir de m'avoir obligé. "Mais je vous dois encore, lui dis-je, car vous avez payé les postes." Elle en avait l'état sur la table. Je l'acquittai. Je sortais avec un sang-froid apparent ; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, et elle se remit tranquillement à son ouvrage ; elle me tournait le dos. Je l'observai quelque temps ; elle semblait très occupée, et apportait à son travail autant d'adresse que d'activité. Je revins rêver dans ma chambre. "Voilà, disais-je, le pair de ce Calderón, qui allumait la pipe à Soberano, et quoiqu'il ait l'air très distingué, il n'est pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions, pourquoi ne le garderais-je pas ? Il m'assure, d'ailleurs, que pour le renvoyer il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instants du jour ?" On interrompit mes réflexions en m'annonçant que j'étais servi.
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