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Jacques Cazotte
Le Diable amoureux

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VIII

Pendant qu'on écoutait ces chansons aussi simples que ceux pour qui elles semblaient être faites, tous les valets de la ferme, n'étant plus nécessaires au service, s'assemblaient gaiement pour manger les reliefs du repas ; mêlés avec des Égyptiens et des Égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête, ils formaient sous les arbres de l'avenue des groupes aussi agissants que variés, et embellissaient notre perspective.

Biondetta cherchait continuellement mes regards, et les forçait à se porter vers ces objets dont elle paraissait agréablement occupée, semblant me reprocher de ne point partager avec elle tout l'amusement qu'ils lui procuraient.

Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse, elle attend le bal. C'est aux gens d'un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue, sont repoussées au fond de la feuillée ; devenues tréteaux, elles servent d'amphithéâtre aux symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes Égyptiennes l'exécutent avec leurs castagnettes et leurs tambours de basque ; la noce se mêle avec elles et les imite : la danse est devenue générale.

Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa place, elle essaie tous les mouvements qu'elle voit faire.

"Je crois, dit elle, que j'aimerais le bal à la fureur." Bientôt elle s'y engage et me force à danser.

D'abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse : bientôt elle semble s'aguerrir et unir la grâce et la force à la légèreté, à la précision. Elle s'échauffe : il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui tombe sous la main : elle ne s'arrête que pour s'essuyer.

La danse ne fut jamais ma passion ; et mon âme n'était point assez à son aise pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m'échappe et gagne un des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir et rêver.

Un caquet très bruyant me distrait, et arrête presque malgré moi mon attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. "Oui, oui, disait l'une, c'est un enfant de la planète. Il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il est né le trois mai à trois heures du matin...

-- Oh ! vraiment, Lélagise, répondait l'autre, malheur aux enfants de Saturne, celui-ci a Jupiter à l'ascendant, Mars et Mercure en conjonction trine avec Vénus. O le beau jeune homme ! quels avantages naturels ! quelles espérances il pourrait concevoir ! quelle fortune il devrait faire ! mais..."

Je connaissais l'heure de ma naissance, et je l'entendais détailler avec la plus singulière précision. Je me retourne et fixe ces babillardes.

Je vois deux vieilles Égyptiennes moins assises qu'accroupies sur leurs talons. Un teint plus qu'olivâtre, des yeux creux et ardents, une bouche enfoncée, un nez mince et démesuré qui, partant du haut de la tête, vient en se recourbant toucher au menton ; un morceau d'étoffe qui fut rayé de blanc et de bleu tourne deux fois autour d'un crâne à demi pelé, tombe en écharpe sur l'épaule, et de là sur les reins, de manière qu'ils ne soient qu'à demi nus ; en un mot, des objets presque aussi révoltants que ridicules.

Je les aborde. "Parliez-vous de moi, mesdames ? leur dis-je, voyant qu'elles continuaient à me fixer et à se faire des signes...

-- Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier ?

-- Sans doute, répliquai-je ; et qui vous a si bien instruites de l'heure de ma nativité ?...

-- Nous aurions bien d'autres choses à vous dire, heureux jeune homme ; mais il faut commencer par mettre le signe dans la main.

-- Qu'à cela ne tienne, repris-je, et sur-le-champ je leur donne un doublon.

-- Vois, Zoradille, dit la plus âgée, vois comme il est noble, comme il est fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la guitare, et suis-moi." Elle chante :

L'Espagne vous donna l'être,

Mais Parthénope vous a nourri :

La terre en vous voit son maître,

Du ciel, si vous voulez l'être,

Vous serez le favori.

Le bonheur qu'on vous présage

Est volage, et pourrait vous quitter.

Vous le tenez au passage :

Il faut, si vous êtes sage,

Le saisir sans hésiter.

Quel est cet objet aimable ?

Qui s'est soumis à votre pouvoir ?

Est-il...

Les vieilles étaient en train. J'étais tout oreilles. Biondetta a quitté la danse : elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m'éloigner.

"Pourquoi m'avez-vous abandonnée, Alvare ? Que faites-vous ici ?

-- J'écoutais, repris-je...

-- Quoi ! me dit-elle, en m'entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres ?...

-- En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières : elles ont plus de connaissances qu'on ne leur en suppose ; elles me disaient...

-- Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisaient leur métier, elles vous disaient votre bonne aventure : et vous les croiriez ? Vous êtes, avec beaucoup d'esprit, d'une simplicité d'enfant. Et ce sont là des objets qui vous empêchent de vous occuper de moi ?...

-- Au contraire, ma chère Biondetta, elles allaient me parler de vous.

-- Parler de moi ! reprit-elle vivement, avec une sorte d'inquiétude, qu'en savent-elles ? qu'en peuvent-elles dire ? Vous extravaguez. Vous danserez toute la soirée pour me faire oublier cet écart."

Je la suis : je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeais qu'à m'échapper pour rejoindre, où je le pourrais, mes diseuses de bonne aventure. Enfin je crois voir un moment favorable : je le saisis. En un clin d'oeil j'ai volé vers mes sorcières, les ai retrouvées et conduites sous un petit berceau qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire, en prose, sans énigme, très succinctement, enfin, tout ce qu'elles peuvent savoir d'intéressant sur mon compte. La conjuration était forte, car j'avais les mains pleines d'or. Elles brûlaient de parler, comme moi de les entendre. Bientôt je ne puis douter qu'elles ne soient instruites des particularités les plus secrètes de ma famille, et confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes craintes, de mes espérances ; je croyais apprendre bien des choses, je me flattais d'en apprendre de plus importantes encore ; mais notre Argus est sur mes talons.

Biondetta n'est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. "Point d'excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable...

-- Ah ! vous me la pardonnerez, lui dis-je : j'en suis sûr, quoique vous m'ayez empêché de m'instruire comme je pouvais l'être, dès à présent j'en sais assez...

-- Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n'est pas ici le temps de quereller ; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards, nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m'y assieds à côté de vous : je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez."

Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée ; Marcos a les regards brûlants, Luisia les a moins timides : la pudeur s'en venge et lui couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table, et semble en avoir banni jusqu'à un certain point la réserve : les vieillards même, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avais ce tableau sous les yeux ; j'en avais un plus mouvant, plus varié à côté de moi.

Biondetta paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçait, me boudait, me pinçait jusqu'au sang, et finissait par me marcher doucement sur les pieds. En un mot c'était en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une caresse : de sorte que livré à cette vicissitude de sensations, j'étais dans un désordre inconcevable.

Les mariés ont disparu : une partie des convives les a suivis pour une raison ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c'était la tante du fermier et nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, et en la suivant nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré : un lit qui n'en a pas quatre de largeur, une table et deux sièges en font l'ameublement. "Monsieur et madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul appartement que nous puissions vous donner." Elle pose son flambeau sur la table et on nous laisse seuls.

Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole : "Vous avez donc dit que nous étions mariés ?

-- Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J'ai votre parole, vous avez la mienne. Voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions prises contre la mauvaise foi, et je n'en fais point de cas. Le reste n'a pas dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à votre aise. J'ai besoin de repos : je suis plus que fatiguée, je suis excédée de toutes les manières" ; en prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle s'étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. "Eh quoi ! m'écriai-je, Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée ! comment puis-je expier ma faute ? demandez ma vie.

-- Alvare, me répond-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes sur les moyens de rétablir le repos dans mon coeur et dans le vôtre.

-- Quoi ! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre colère ? Ah ! vous allez m'excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, et qu'elles m'ont enfin décidé à ne point retourner au château de Maravillas ! Oui, c'en est fait, demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous. Nous y attendrons l'aveu de ma famille..."

A ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même sévère. "Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j'attendais de vous, ce que je vous conseillais de faire ? Quoi ! lorsqu'en me servant avec discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos de deux êtres, les plus dangereux pour vous et pour moi, s'ils ne sont pas les plus méprisables ! Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai toujours craint les hommes ; j'ai balancé pendant des siècles à faire un choix ; il est fait, il est sans retour : je suis bien malheureuse !" Alors elle fond en larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.

Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux : "O Biondetta ! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon coeur ! vous cesseriez de le déchirer.

-- Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant de me connaître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, et ravisse si bien et votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée à des partages humiliants ou dangereux ; vos pythonisses sont trop d'accord avec moi pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano, Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques ? Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils n'attendent sans doute pas de moi. Demain, j'arrive à Maravillas dont leur politique cherche à m'éloigner ; les plus avilissants, les plus accablants de tous les soupçons vont m'y accueillir : mais dona Mencia est une femme juste, estimable ; votre frère a l'âme noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience, j'irai au-devant des épreuves."

Elle s'arrête un moment. "Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide ?" s'écrie-t-elle d'un ton douloureux.

Elle veut poursuivre ; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la parole.

Que devins-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d'un courage que je regardais comme héroïque ! Je m'assieds auprès d'elle : j'essaie de la calmer par mes caresses ; mais d'abord on me repousse : bientôt après je n'éprouve plus de résistance sans avoir sujet de m'en applaudir ; la respiration l'embarrasse, les yeux sont à demi fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvements convulsifs, une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé, si les pleurs ne coulaient pas avec la même abondance.

O pouvoir des larmes ! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits de l'amour ! Mes défiances, mes résolutions, mes serments, tout est oublié. En voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose ; et si je voulais m'en éloigner, deux bras dont je ne saurais peindre la blancheur, la douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager

"O mon Alvare ! s'écrie Biondetta ; j'ai triomphé : je suis le plus heureux de tous les êtres."

Je n'avais pas la force de parler : j'éprouvais un trouble extraordinaire : je dirai plus ; j'étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit : elle est à mes genoux : elle me déchausse. "Quoi ! chère Biondetta, m'écriai-je, quoi ! vous vous abaissez ?...

-- Ah ! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n'étais que mon despote : laisse-moi servir mon amant."

Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes : mes cheveux, ramassés avec ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer. Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.




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