LETTRE A M. PAUL EUDEL
Paris, Septembre 1884
MON CHER
COMPATRIOTE,
Ah ! quel monde de souvenirs vous venez de réveiller en moi avec votre petit
dictionnaire ! Toute mon enfance y a passé ; je me suis vu revivre dans la
partie de ma vie qui m'est la plus chère, et j'ai vu réapparaître aussi ma
ville natale, ma ville que j'aime tant et que je n'ai jamais oubliée après tant
d'autres cités parcourues. Une expression m'a rendu une sensation, un mot m'a
rappelé un quartier. On devrait faire pour chaque ville un vocabulaire intime ;
le coeur en battrait plus fort à quelques-uns, comme il vient de me battre tout
à l'heure, en lisant les épreuves du petit livre si curieux que vous avez bien
voulu me communiquer.
Eh ! oui, je suis né à Nantes, évènement de bien médiocre importance, que
j'ai cru cependant devoir consigner jadis dans les strophes parfaitement
oubliées qui commençaient ainsi :
On m'a
demandé, l'autre jour,
Vingt lignes de biographie
Au bas de ma photographie.
Le vilain mot ! Le vilain tour !
Les voici : la ville de Nantes,
A qui je n'en saurais vouloir,
M'a vu naître, sans s'émouvoir
De mes facultés étonnantes.
Le principal étant de vivre,
Fidèle au : « Tel père, tel fils »,
Ma ressource devint le livre ;
Mon père en vendait, - moi, j'en fis.
Je vous prive du reste du morceau.
Mon père en vendait - ou plutôt il en louait, car il tenait un cabinet de
lecture à un entre-sol de la place Graslin se prolongeant sur un coin de la rue
Jean-Jacques-Rousseau. C'est des fenêtres de cet entre-sol et du haut d'un
tabouret que j'ai vu « les trois glorieuses » de « 1830 », qui se résumèrent
pour moi en un grand bruit sur la place et par un va-et-vient de soldats à
cheval.
C'est encore de ces fenêtres qu'un peu plus tard je regardais passer, avec
un certain étonnement, quelques personnages vêtus d'une tunique bleue serrée à
la taille et d'un pantalon blanc, et coiffés d'un béret.
Lorsque je demandais qui étaient ces gens : - Ce sont des saint-simoniens,
me répondait-on.
Et je n'étais pas plus avancé qu'auparavant !
Mais les saint-simoniens et les soldats à cheval étaient réservés pour les
grands jours. Le reste du temps il fallait me contenter des exercices de
saltimbanques dont la place Graslin était le théâtre presque quotidien, des
montreurs d'ours assez fréquents, à cette époque, et des cavalcades que les
écuyers et les écuyères des cirques de passage avaient coutume de faire par la
ville, musique en tête et dans leurs costumes les plus magnifiques.
Mon père, qui était un lettré remarquable autant que modeste, comptait parmi
les habitués de son salon de lecture tout ce qu'il y avait à Nantes
d'intelligent et de distingué : Lajariette, le collectionneur émérite,
Mellinet-Malassis, le docteur Guépin, le docteur Aublanc (le médecin d'Elisa
Mercoeur), Emile Souvestre, Victor-Mangin père et fils, Allotte, etc...
1.
Mes premiers joujoux me furent donnés par l'excellent comédien Regnier,
alors dans toute la fleur de la jeunesse, et qui jouait les premiers comiques
au grand théâtre de la place Graslin.
Aussitôt que j'ai eu l'âge littéraire, je me suis enquis avec curiosité de
la période révolutionnaire à Nantes. Pourquoi ? je n'en sais rien. Les enfants
vont toujours aux énormités. Un jour j'interrogeai ma grand'mère sur Carrier,
l'homme effroyable. Ma grand'mère avait porté la cocarde au bonnet, comme
toutes les femmes d'alors, et elle aimait à rappeler que cela lui allait fort
bien.
- Tu as vu quelquefois Carrier, grand'mère ?
- Si j'ai vu « monsieur » Carrier ? Je le crois bien ! C'était un fort bel
homme ; il me saluait toujours lorsqu'il me rencontrait.
Mon grand-père, lui, qui avait été maître de poste, parlait plus
irrévérencieusement de l'homme des noyades. Il lui gardait une dent ; voici à
quelle occasion.
Une après-midi, mon grand-père menait boire quelques-uns de ses chevaux à la
Loire. Un individu se trouvait sur le passage qui conduisait à la berge.
- Veux-tu te ranger ? lui cria mon grand-père.
L'individu qui était Carrier, ne parut pas avoir entendu, car il ne se dérangea
pas.
Mon grand-père n'était pas patient.
- Attends ! attends !je vais te faire bouger ! dit-il en descendant de ses
chevaux.
Et se dirigeant vers le quidam, il lui détacha un grand coup de fouet à
travers les jambes.
Carrier sauta, en poussant un juron. Quelques personnes qui le connaissaient
accoururent vers lui.
- Empoignez-moi cet animal ! dit-il en désignant le maître de poste.
L'ordre fut immédiatement exécuté.
On emmena mon grand-père à la prison du Bouffay.
Vous le voyez déjà guillotiné ! Non. Il en fut quitte pour quinze jours de
cachot.
N'importe, il ne cessa, pendant toute sa vie, de se plaindre amèrement et de
maugréer contre l'infâme Carrier.
C'est ce Nantes-là, le vieux Nantes, que votre petit livre m'a rappelé, mon
cher compatriote ; le Nantes populaire des ponts, du Pilori, de la rue du
Petit-Bacchus, du Bois-Tortu, du Pas-Périlleux, de la Casserie ; le Nantes des
maisons disparues, de la maison des Enfants-Nantais (Donatien et Rogatien), du
Marchix, de l'Arche-Sèche, de la Tour de Sauve-tout, des Hauts-Pavés, de
Saint-Similien, de la rue Moquechien, du quartier du Roi-Baco ; le Nantes plus
pittoresque qu'on ne s'en doute, et qui parle encore journellement la langue de
votre dictionnaire.
Vous avez fait oeuvre pie en recueillant, de Barbin à Trentemoult, de la
Ville-en-Bois à Richebourg, du quai Moncousu au Port-Communeau, à la Petite
Hollande et partout, aux Salorges, à la Place Bretagne et à la place Viarmes,
des Dervalières aux Douves Saint-Nicolas, en recueillant, dis-je, ces humbles
vocables, sans famille, sans étymologie, enfants perdus de la parole et de la
tradition, et qui, sans vous, auraient fini par s'en aller insensiblement au
grand égoût de l'oubli.
Grâce à vous, et en dépit des splendides maisons neuves dont notre ville
natale s'embellit chaque jour, il deviendra possible de reconstituer l'histoire
de Nantes intime, et même d'y ajouter quelques types de la rue, comme ceux des
deux soeurs Amadou, par exemple, ces figures excentriques, si connues du
peuple, qui pinçaient inconsciemment de la guitare, habillées de toutes sortes
de haillons et de rubans prétentieux ramassés au hasard dans le ruisseau, si
sympathiques et si respectées même des polissons, ces demoiselles Amadou dont
vous avez si bien fait de consacrer les traits bizarres et légendaires.
Merci donc, au nom des Nantais épris de leur berceau, comme ils le sont
presque tous d'ailleurs. J'ajouterai deux mots à vos renseignements si
précieux. Ce serait mal me connaître, et ce serait même ne pas me connaître du
tout, que de croire que je n'aurai pas une mention pour la nourriture bretonne.
Elle a son caractère particulier, je parle surtout de la nourriture plébéienne,
je parle des galettes de blé noir, débrassées avec du lait, finement dentelées,
bien beurrées ; je parle des « caillebottes », blanches et frissonnantes,
enfermées dans de jolis pots de grès ; je parle des fouaces vantées par
Rabelais : « avec du raisin, c'est un délicieux mangier », a écrit l'illustre
maître ès gueule.
Je m'arrête, car je pourrais laisser courir ma plume jusqu'à demain sur un
tel sujet ; je préfère épuiser la matière lors de notre prochain dîner de la «
Pomme » à Paris, au restaurant Corazza, où les Bretons en exil se donnent rendez-vous
chaque mois.
Charles MONSELET.
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