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Théodore de Banville Les Cariatides IntraText CT - Lecture du Texte |
Auguste, mon très bon, qui toujours as fléchi
pour les yeux en amande,
sais-tu qu' hier matin j' ai beaucoup réfléchi
et que je me demande
pourquoi décidément ce monde où nous rions
a tant de choses sombres,
et pourquoi Dieu m' a mis que de faibles rayons
Pourquoi les champs, les prés, les montagnes, les
ne sont pas tout soleil, comme ces vases bleus
pleins de chinoiseries ?
Pourquoi près de l' éloge, ô mon alter ego !
près du Musset charmant et du Victor Hugo
Pourquoi la belle femme incessamment voudra
et pourquoi nous allons étonner Sumatra
Pourquoi de la cithare et du haut brodequin
et pourquoi c' est toujours ce vieux fat d' Arlequin
Pourquoi nous achetons avec un vrai transport
et pourquoi dans le lit, lorsque l' amour s' endort,
Pourquoi tout ce qui brille est, excepté l' argent,
Pourquoi rampe toujours au fond du lac changeant
Quand on aurait pu faire un monde jeune et beau
où tout serait zéphyr, où tout serait flambeau
Où sur des fleuves d' or et sur l' azur sans fin
des eaux mélancoliques,
on aurait à son gré l' épaule d' un dauphin
Où, comme telle Agnès avec un seul jupon
on verrait d' ici luire au pays du Japon
Comme on retrancherait le chemin du tombeau,
ce chemin où nous sommes,
et qu' en ce pays-là chacun serait très beau,
l' enfant amour saurait à l' âme de chacun
et viendrait caresser d' un céleste parfum
Au lieu de nos brigands dont le flâneur risqua
les routes n' auraient plus que des fleurs d' angsoka
On y verrait courir sous leurs diamants lourds,
en souliers de satin, en robes de velours,
Nous serions leurs amants et leurs amphitryons,
et pour nos équipages,
nous autres Orlandos, nous les habillerions
Alors elles iraient, en pourpoint mi-parti,
de ce nectar divin, le lacryma-christi,
Et comme elles seraient notre ange, notre amour
elle nous serviraient de compagnons le jour,
et la nuit d' autre chose.
Ou bien elles auraient des arcs et des carquois
nous diraient des chansons, rouleraient de leurs
nos molles cigarettes,
avec la soie et l' or feraient pour les amants
de merveilleuses trames,
déchireraient en bloc nos vers et nos romans
et brûleraient nos drames.
J' oubliais de te dire, à ce qu' il me paraît,
une chose importante !
Comme ici-bas, chacun, où bon lui semblerait,
et libre d' être gueux et de tenir son rang
sous la tiède atmosphère,
sans écrire de prose et sans verser de sang
y vivre à ne rien faire,
tous les gens que la mort a mis sur les genoux
pourraient se réveiller pour goûter avec nous
Alors, observateurs, refaisant un travail
nous pourrions ce jour-là choisir dans le sérail
faire avec Cléopâtre, ange, femme et bourreau,
et, comme Léander, aller chercher Héro
courtiser Messaline, infante aux sens troublés,
très belle, quoi qu' on fasse,
ou Camille, aux bras nus, qui courait sur les blés
avoir ève, Judith, Phèdre, Hélène, Thisbé,
Marion, cette fange où l' or pur est tombé,
Il me semble que tout serait rare et profond
et qu' on y trouverait son compte pour le fond
Pourquoi partout le mal vient-il donc à son tour ?
le bourbier près du flot de cristal, le vautour
Pourquoi l' abîme creux sous le gazon des champs,
Pourquoi sous les beaux yeux et les limpides chants
tant de choses mauvaises ?
C' est peut-être que Dieu, qui met le diamant
et le serpent sous l' herbe, a placé son aimant
au fond de chaque chose.
Et, comme en chaque rêve adorable ou fatal,
en tout ce qui respire,
c' est toujours sous le bien que se cache le mal,
et le beau sous le pire ;
où l' un trouve à plaisir des monstres effrayés
l' autre voit des gazons et des chemins frayés,
pleins d' harmonie et d' ombre.
Ainsi, quand des méchants contre le feu vainqueur
nous autres, nous savons au fond de notre coeur
Qu' ils voient dans l' avenir et couvent dans leur sein
le calcul soucieux de quelque noir dessein
Mais nous, insoucieux du mal et du tombeau,
vers ce que Dieu jeta de suave et de beau
Les chansons des oiseaux chez nous expatriés,
les transparentes gazes,
les tulipes en or, les champs coloriés,
les lyres, les chansons, les horizons de feu,
Pourquoi chercher ailleurs l' azur du pays bleu ?
Nous l' avons dans notre âme.