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Théodore de Banville Les Cariatides IntraText CT - Lecture du Texte |
Phyllis
églogue
Daphnis, Damète, Palemon
Daphnis
tandis que mollement étendu sous les chênes
tu t' endors aux doux bruits des cascades prochaines,
dis, as-tu vu s' enfuir ma rieuse Phyllis,
souple comme le lierre et blanche comme un lys ?
Damète
je ne sais. Il se peut que sa tunique ouverte
ait sous ses pas légers effleuré l' herbe verte,
mais je ne l' ai pas vue, et je n' écoute pas
le chant d' une bergère ou le bruit de ses pas.
Daphnis
quel rêve ambitieux te poursuit, ô Damète !
Et verse des poisons dans ton âme inquiète ?
Pourquoi ne plus unir nos deux pipeaux, formés
de sept roseaux divers sous la cire enfermés ?
Damète
parce que l' aigle altier ne rase pas la terre,
que dans le nectar seul un dieu se désaltère,
et que, comme Phyllis et la nymphe des bois,
je puis chanter les dieux sur la lyre à dix voix.
Daphnis
cet orgueil ne convient qu' aux poëtes des villes.
Pan ne dédaigne pas les muses les plus viles,
et, berger comme nous, aime de simples chants.
Damète
que m' importent les vers qu' il faut aux dieux des
champs
il en est de plus hauts dont la troupe choisie
sur l' Olympe neigeux s' enivre d' ambroisie.
Daphnis
Pâris, l' enfant royal dont la voix décida
entre les trois splendeurs au sommet de l' Ida,
chantait près du troupeau qui lui donnait sa laine.
Damète
ambitieux déjà de la couche d' Hélène,
et dans ses chastes nuits s' abîmant à songer,
son coeur de roi battait sous l' habit du berger !
Quelle reine, ô Pâris ! Va devenir ta proie,
et faire de nos champs une nouvelle Troie ?
Damète
quelle nymphe, aveuglée en son amour fatal,
ouvrira sous tes pas son palais de cristal ?
Daphnis
j' ai du moins le secret de leur chant doux et tendre.
Damète
va, rustique pasteur, tu ne peux me comprendre,
écoute. Un jour, poussé par cette voix des dieux
qui conduisit jadis nos héros glorieux,
j' ai quitté nos troupeaux, nos prés, nos champs
fertiles,
pour ce souffle brûlant qui consume les villes.
J' ai vu Rome aux sept monts, la ville des Césars,
avec ses palais d' or, avec ses bruits de chars,
ses temples, ses tombeaux, son fleuve, ses arènes,
et ses reines d' amour plus belles que les reines ;
et la grande cité d' esclaves et de rois
avec ses chants divins a fécondé ma voix !
Daphnis
malgré cette fierté dont ton âme est si vaine
et le sang orgueilleux qui coule dans ta veine,
j' ose te provoquer à la lutte des vers
au bruit de ce torrent et sous ces arbres verts.
Invoque, si tu veux, les neuf soeurs de permesse,
consacre-leur tes chants et crois à leur promesse ;
pour moi, j' appellerai la nymphe au bras nerveux,
qui près du fleuve aimé tresse ses longs cheveux,
la naïade qui dort dans son lit de porphyre,
et celle qui palpite au baiser de Zéphyre !
Damète
offres-tu quelque gage ou quelque riche don ?
Daphnis
cette coupe de hêtre où l' art d' Alcimédon
sut courber sur les bords, par un savoir insigne,
le lierre pâlissant et l' amoureuse vigne.
Damète
et moi, cette houlette où son art souverain
autour des noeuds égaux a fait courir l' airain
Daphnis
je vois venir ici Palaemon le vieux pâtre,
que le dieu Pan lui-même et la nymphe folâtre
instruisirent jadis à leur métier divin,
Palaemon le bon juge et le sage devin.
Damète
viens. Décide entre nous. Il s' agit d' un prix digne
des amours de Sicile et du dieu de la vigne.
De tous ceux qu' a chéris l' harmonieux démon,
tu restes le meilleur, ô sage Palaemon !
Palaemon
tandis que mollement reposés sur cette herbe,
le chêne étend sur nous son ombrage superbe,
disputez les présents que vous vous destinez,
car la muse se plaît à ces chants alternés.
Vos dociles troupeaux, que le mien accompagne,
déchirent au hasard, dans la verte campagne,
les cytises fleuris et les saules amers ;
un parfum de printemps enveloppe les airs ;
pour écouter vos chants, les naïades craintives
montrent leurs blonds cheveux sur le sable des rives,
la nymphe écarte au loin les branches des ormeaux,
et la jeune Dryade agite ses rameaux.
Damète
commençons par chanter les neuf soeurs dont la lyre
assoupit l' Olmius dans un vague délire,
et Vénus Astarté, mère de tout amour !
Daphnis
Phoebus le dieu pasteur, Phoebus le dieu du jour
par son regard doré m' inspire une hymne sainte,
et je tresse pour lui la palme et l' hyacinthe.
Cypris, fille des flots, ton culte me lia
à ta plus belle enfant, la jeune Délia,
dont le palais splendide est fait d' or et de marbres.
Daphnis
j' ai souvent poursuivi, le soir, sous les grands
arbres,
Phyllis, rieuse enfant, Phyllis aux blonds cheveux,
qui souriait à tous et riait de mes voeux.
Damète
Dieu qui peux du Pactole enrichir l' Hippocrène,
donne-moi des trésors pour acheter ma reine !
Le jour à tes autels me verra le premier.
Daphnis
j' ai découvert au bois le nid d' un blanc ramier
que je garde à Phyllis, dont les pieds sont des
ailes
et dont le sein est blanc comme les tourterelles !
Damète
heureux qui, s' enivrant de nectar, peut sentir
battre des seins aimés sous la pourpre de Tyr !
Daphnis
heureux qui, rappelant le poëte champêtre,
ne verse qu' un lait pur dans sa coupe de hêtre !
Damète
quand je vis Délia pour la première fois,
elle avait sur le Tibre un cortège de rois,
on délaissait pour elle Aglaé De Phalère,
et ses rameurs portaient la pourpre consulaire !
Daphnis
quand j' aperçus Phyllis, elle cueillait ces fleurs
que la nuit, en fuyant, arrose de ses pleurs ;
c' était près du ruisseau, sous l' ombrage des saules.
Ses cheveux déroulés inondaient ses épaules.
Damète
écho suivait de loin les lyres à dix voix.
Daphnis
la brise et les oiseaux se parlaient dans les bois.
Damète
hélas ! Comment trouver le bonheur que j' espère ?
J' ai vendu l' héritage et le champ de mon père,
j' ai possédé trois jours la jeune Délia,
qui trois jours m' endormit près d' elle, et m' oublia.
Daphnis
Phyllis sera bientôt mon épouse chérie,
reine dans ma chaumière, et nymphe en ma prairie,
de son sourire d' or éclairant mon verger,
et redira tout bas les chants de son berger.
Damète
et moi, je pense encore à l' esclave romaine
qui m' a bercé trois jours dans sa couche inhumaine.
Daphnis
Phyllis se sent émue à mes tendres accords
et des frissons divins enveloppent son corps.
Damète
mais Délia, qui montre un ciel dans ses prunelles,
est comme les vénus aux blancheurs éternelles.
Daphnis
gazons touffus ! Ruisseaux murmurants ! Bois épais !
Il vivra doucement dans la tranquille paix,
celui qui, loin du faste et des riches portiques,
ne parle de bonheur qu' à ses dieux domestiques.
Damète
heureux l' audacieux qui dans un songe vain,
comme Ixion, caresse un fantôme divin !
Palaemon
fermez l' arène, enfants. Sur l' azur de ses voiles
jetant de chastes lys et des milliers d' étoiles,
voici la douce nuit qui vient, et sans effort
sous le baiser du soir la nature s' endort.
La nature pâmée est plus jeune et plus belle
que la vénus de marbre et la nymphe d' Apelle :
à toi donc, ô Daphnis ! La victoire et le prix
du combat que tous deux vous avez entrepris.
Car si belle que soit une anadyomène
sortie en marbre blanc des mains de Cléomène,
mieux vaut la chaste enfant dont l' oeil sourit au
jour,
dont le sein est de chair, et palpite d' amour !
juillet 1842.