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Théodore de Banville
Les Cariatides

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- 84 -


Phyllis

églogue

Daphnis, Damète, Palemon

 

Daphnis

tandis que mollement étendu sous les chênes

tu t' endors aux doux bruits des cascades prochaines,

dis, as-tu vu s' enfuir ma rieuse Phyllis,

souple comme le lierre et blanche comme un lys ?

Damète

je ne sais. Il se peut que sa tunique ouverte

ait sous ses pas légers effleuré l' herbe verte,

mais je ne l' ai pas vue, et je n' écoute pas

le chant d' une bergère ou le bruit de ses pas.

Daphnis

quel rêve ambitieux te poursuit, ô Damète !

Et verse des poisons dans ton âme inquiète ?

Pourquoi ne plus unir nos deux pipeaux, formés

de sept roseaux divers sous la cire enfermés ?


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Damète

parce que l' aigle altier ne rase pas la terre,

que dans le nectar seul un dieu se désaltère,

et que, comme Phyllis et la nymphe des bois,

je puis chanter les dieux sur la lyre à dix voix.

Daphnis

cet orgueil ne convient qu' aux poëtes des villes.

Pan ne dédaigne pas les muses les plus viles,

et, berger comme nous, aime de simples chants.

 

Damète

que m' importent les vers qu' il faut aux dieux des

champs

il en est de plus hauts dont la troupe choisie

sur l' Olympe neigeux s' enivre d' ambroisie.

 

Daphnis

Pâris, l' enfant royal dont la voix décida

entre les trois splendeurs au sommet de l' Ida,

chantait près du troupeau qui lui donnait sa laine.

 

Damète

ambitieux déjà de la couche d' Hélène,

et dans ses chastes nuits s' abîmant à songer,

son coeur de roi battait sous l' habit du berger !

Quelle reine, ô Pâris ! Va devenir ta proie,

et faire de nos champs une nouvelle Troie ?

 

Damète

quelle nymphe, aveuglée en son amour fatal,

ouvrira sous tes pas son palais de cristal ?

 

Daphnis

j' ai du moins le secret de leur chant doux et tendre.


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Damète

va, rustique pasteur, tu ne peux me comprendre,

écoute. Un jour, poussé par cette voix des dieux

qui conduisit jadis nos héros glorieux,

j' ai quitté nos troupeaux, nos prés, nos champs

fertiles,

pour ce souffle brûlant qui consume les villes.

J' ai vu Rome aux sept monts, la ville des Césars,

avec ses palais d' or, avec ses bruits de chars,

ses temples, ses tombeaux, son fleuve, ses arènes,

et ses reines d' amour plus belles que les reines ;

et la grande cité d' esclaves et de rois

avec ses chants divins a fécondé ma voix !

 

Daphnis

malgré cette fierté dont ton âme est si vaine

et le sang orgueilleux qui coule dans ta veine,

j' ose te provoquer à la lutte des vers

au bruit de ce torrent et sous ces arbres verts.

Invoque, si tu veux, les neuf soeurs de permesse,

consacre-leur tes chants et crois à leur promesse ;

pour moi, j' appellerai la nymphe au bras nerveux,

qui près du fleuve aimé tresse ses longs cheveux,

la naïade qui dort dans son lit de porphyre,

et celle qui palpite au baiser de Zéphyre !

 

Damète

offres-tu quelque gage ou quelque riche don ?

 

Daphnis

cette coupe de hêtre où l' art d' Alcimédon

sut courber sur les bords, par un savoir insigne,

le lierre pâlissant et l' amoureuse vigne.

 

Damète

et moi, cette houlette où son art souverain

autour des noeuds égaux a fait courir l' airain


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Daphnis

je vois venir ici Palaemon le vieux pâtre,

que le dieu Pan lui-même et la nymphe folâtre

instruisirent jadis à leur métier divin,

Palaemon le bon juge et le sage devin.

 

Damète

viens. Décide entre nous. Il s' agit d' un prix digne

des amours de Sicile et du dieu de la vigne.

De tous ceux qu' a chéris l' harmonieux démon,

tu restes le meilleur, ô sage Palaemon !

 

Palaemon

tandis que mollement reposés sur cette herbe,

le chêne étend sur nous son ombrage superbe,

disputez les présents que vous vous destinez,

car la muse se plaît à ces chants alternés.

Vos dociles troupeaux, que le mien accompagne,

déchirent au hasard, dans la verte campagne,

les cytises fleuris et les saules amers ;

un parfum de printemps enveloppe les airs ;

pour écouter vos chants, les naïades craintives

montrent leurs blonds cheveux sur le sable des rives,

la nymphe écarte au loin les branches des ormeaux,

et la jeune Dryade agite ses rameaux.

 

Damète

commençons par chanter les neuf soeurs dont la lyre

assoupit l' Olmius dans un vague délire,

et Vénus Astarté, mère de tout amour !

 

Daphnis

Phoebus le dieu pasteur, Phoebus le dieu du jour

par son regard doré m' inspire une hymne sainte,

et je tresse pour lui la palme et l' hyacinthe.


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Cypris, fille des flots, ton culte me lia

à ta plus belle enfant, la jeune Délia,

dont le palais splendide est fait d' or et de marbres.

Daphnis

j' ai souvent poursuivi, le soir, sous les grands

arbres,

Phyllis, rieuse enfant, Phyllis aux blonds cheveux,

qui souriait à tous et riait de mes voeux.

 

Damète

Dieu qui peux du Pactole enrichir l' Hippocrène,

donne-moi des trésors pour acheter ma reine !

Le jour à tes autels me verra le premier.

Daphnis

j' ai découvert au bois le nid d' un blanc ramier

que je garde à Phyllis, dont les pieds sont des

ailes

et dont le sein est blanc comme les tourterelles !

 

Damète

heureux qui, s' enivrant de nectar, peut sentir

battre des seins aimés sous la pourpre de Tyr !

 

Daphnis

heureux qui, rappelant le poëte champêtre,

ne verse qu' un lait pur dans sa coupe de hêtre !

 

Damète

quand je vis Délia pour la première fois,

elle avait sur le Tibre un cortège de rois,

on délaissait pour elle Aglaé De Phalère,

et ses rameurs portaient la pourpre consulaire !

 

Daphnis

quand j' aperçus Phyllis, elle cueillait ces fleurs

que la nuit, en fuyant, arrose de ses pleurs ;

c' était près du ruisseau, sous l' ombrage des saules.

Ses cheveux déroulés inondaient ses épaules.


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Damète

écho suivait de loin les lyres à dix voix.

 

Daphnis

la brise et les oiseaux se parlaient dans les bois.

 

Damète

hélas ! Comment trouver le bonheur que j' espère ?

J' ai vendu l' héritage et le champ de mon père,

j' ai possédé trois jours la jeune Délia,

qui trois jours m' endormit près d' elle, et m' oublia.

 

Daphnis

Phyllis sera bientôt mon épouse chérie,

reine dans ma chaumière, et nymphe en ma prairie,

de son sourire d' or éclairant mon verger,

et redira tout bas les chants de son berger.

 

Damète

et moi, je pense encore à l' esclave romaine

qui m' a bercé trois jours dans sa couche inhumaine.

 

Daphnis

Phyllis se sent émue à mes tendres accords

et des frissons divins enveloppent son corps.

 

Damète

mais Délia, qui montre un ciel dans ses prunelles,

est comme les vénus aux blancheurs éternelles.

Daphnis

gazons touffus ! Ruisseaux murmurants ! Bois épais !

Il vivra doucement dans la tranquille paix,

celui qui, loin du faste et des riches portiques,

ne parle de bonheur qu' à ses dieux domestiques.


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Damète

heureux l' audacieux qui dans un songe vain,

comme Ixion, caresse un fantôme divin !

 

Palaemon

fermez l' arène, enfants. Sur l' azur de ses voiles

jetant de chastes lys et des milliers d' étoiles,

voici la douce nuit qui vient, et sans effort

sous le baiser du soir la nature s' endort.

La nature pâmée est plus jeune et plus belle

que la vénus de marbre et la nymphe d' Apelle :

à toi donc, ô Daphnis ! La victoire et le prix

du combat que tous deux vous avez entrepris.

Car si belle que soit une anadyomène

sortie en marbre blanc des mains de Cléomène,

mieux vaut la chaste enfant dont l' oeil sourit au

jour,

dont le sein est de chair, et palpite d' amour !

juillet 1842.

 




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