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Théodore de Banville
Les Cariatides

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- 166 -


A Victor Hugo 1842

sur ton front brun comme la nuit,

maître, aucun fil d' argent ne luit,

et nul décembre sacrilège,

ne met sa neige.

Pourtant, dans ton labeur sacré,

tu te vois déjà vénéré,

ô génie immense et tranquille,

comme un Eschyle.


- 167 -


 

à ta lèvre où passe un rayon

de la charmante illusion,

la gloire, innocente comme elle,

tend sa mamelle.

Tu braves l' oubli meurtrier,

car l' ombre noire du laurier,

que rien ne ternit et n' efface,

est sur ta face.

Près de toi, sous un clair manteau

veille la chanteuse érato,

qui tourmente la sainte lyre

de son délire ;

vers Oreste, son louveteau,

fuyant sous le sombre couteau,

la tragédie aux yeux de spectre

conduit électre,

et se mirant dans tes yeux clairs

avec sa foudre et ses éclairs,

la mystérieuse épopée

tient son épée.

Ces muses se penchent vers toi

en te disant : tu seras roi,

et leurs yeux baignent de lumière

ta face altière.

Cependant tu souris au jour !

Le souffle embrasé de l' amour

caresse encor de sa brûlure

ta chevelure ;


- 168 -


 

ta lèvre, faite pour oser,

n' a pas épuisé le baiser

délicieux de la jeunesse,

cette faunesse,

et ta joue heureuse, où nul pli

n' a creusé de sillon pâli,

peut encore à la Piéride

s' offrir sans ride.

Tel celui qu' on divinisa,

Lyoeus, partait de Nysa,

enfant encor, jeune et superbe,

la joue imberbe,

pour dompter l' Inde au ciel de feu,

qui respire le lotus bleu

et qui prend les poses subtiles

de ses reptiles ;

et qui près des flots radieux

caresse et nourrit mille dieux,

parmi ses fleurs où l' écarlate

partout éclate !

Mais toi, maître aux voeux absolus,

tu poursuis une amante plus

charmante qu' elle, une martyre

qui nous attire ;

c' est la vierge à l' oeil irrité,

l' inéluctable vérité

qui montre sa blancheur d' étoile

nue et sans voile.


- 169 -


 

Captive dans la tour d' airain,

comme une perle en son écrin,

mille eunuques hideux la gardent

et la regardent.

Pour aller jusqu' à sa prison

qu' on voit au bout de l' horizon,

il faut franchir des monts, des cimes

et des abîmes ;

roi, pour gravir jusqu' à son coeur,

il faudra terrasser, vainqueur,

des hydres, des géants colosses,

de noirs molosses ;

mais elle tend ses blanches mains

vers toi, qui viens par ses chemins

et dont l' armure d' or flamboie

ivre de joie ;

et toi, désir âpre et vivant,

tu ne peux t' arrêter avant

d' avoir sur sa lèvre farouche

posé ta bouche !

janvier 1842.

à ma mère

Madame élisabeth Zélie De Banville

mère, si peu qu' il soit, l' audacieux rêveur

qui poursuit sa chimère,

toute sa poésie, ô céleste faveur !

Appartient à sa mère.


- 170 -


 

L' artiste, le héros amoureux des dangers

et des luttes fécondes,

et ceux qui, se fiant aux navires légers,

s' en vont chercher des mondes,

l' apôtre qui parfois peut comme un séraphin

épeler dans la nue,

le savant qui dévoile Isis, et peut enfin

l' entrevoir demi-nue,

tous ces hommes sacrés, élus mystérieux

que l' univers écoute,

ont eu dans le passé d' héroïques aïeux

qui leur tracent la route.

Mais nous qui pour donner l' impérissable amour

aux âmes étouffées,

devons être ingénus comme à leur premier jour

les antiques orphées,

nous qui, sans nous lasser, dans nos coeurs même

ouvrant

comme une source vive,

devons désaltérer le faible et l' ignorant

pleins d' une foi naïve,

nous qui devons garder sur nos fronts éclatants,

comme de frais dictames,

le sourire immortel et fleuri du printemps

et la douceur des femmes,

n' est-ce pas, n' est-ce pas, dis-le, toi qui me vois

rire aux peines amères,

que le souffle attendri qui passe dans nos voix

est celui de nos mères ?


- 171 -


 

Petits, leurs mains calmaient nos plus vives douleurs,

patientes et sûres :

elles nous ont donné des mains comme les leurs

pour toucher aux blessures.

Notre mère enchantait notre calme sommeil,

et comme elle, sans trêve,

quand la foule s' endort dans un espoir vermeil,

nous enchantons son rêve.

Notre mère berçait d' un refrain triomphant

notre âme alors si belle,

et nous, c' est pour bercer l' homme toujours enfant

que nous chantons comme elle.

Tout poëte, ébloui par le but solennel

pour lequel il conspire,

est brûlé d' un amour céleste et maternel

pour tout ce qui respire.

Et ce martyr, qui porte une blessure au flanc

et qui n' a pas de haines,

doit cette extase immense à celle dont le sang

ruisselle dans ses veines.

ô toi dont les baisers, sublime et pur lien !

à défaut de génie

m' ont donné le désir ineffable du bien,

ma mère, sois bénie.

Et, puisque celle enfin qui l' a reçu des cieux

et qui n' est jamais lasse,

sait encore se faire un joyau précieux

d' un pauvre enfant sans grâce,


- 172 -


 

va, tu peux te parer de l' objet de tes soins

au gré de ton envie,

car ce peu que je vaux est bien à toi du moins,

ô moitié de ma vie !

février 1842.

 




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