VI
Sept ans s'étaient écoulés depuis
le succès des Tableaux poétiques, sans que Jules de Rességuier se fut
adressé de nouveau au public, sinon par quelques pièces de vers ou quelques
articles dans des Revues, comme le Boulevard, dans les Annales
Romantiques de 1831 (p.18). Quand il rompit ce silence en 1835, ce fut pour
publier un roman, dont l'annonce parut dans la Bibliographie de la France
du 15 août, n° 4297.
Almaria | par | le Comte Jules de
Rességuier. | Paris | Allardin, libraire-éditeur | 13, Place
Saint-André-des-Arts. | 1835, | in-8. Prix : 7 fr. 50.
VIII ff. pour le
faux-titre (au verso : Imprimerie de Félix Locquin, 16, rue
N.-D.-des-Victoires), le titre et la Préface ; plus 346 ff. ch., dont 24 pour
les Notes, et 2 pour la Table des chapitres. - En tête et hors texte, gravure
sur bois, signée H. Brown, représentant la présentation d'Almaria par le duc
d'Hermandarez, son père, à sa famille (p. 9) 38 - Au verso du
faux-titre sont annoncés : Du même auteur : Tableaux Poétiques, 4e
édition. - Pour paraître prochainement : Un nouveau volume de Poésies. - A la
fin du volume se trouve 8 pp. d'annonces de librairie : Histoire des Francs,
par M. le Comte de Peyronnet, 2 vol. in-8. Prix : 16 fr. - Histoire de Deux
Soeurs, par Jules Chabot de Bouin, auteur d'Elie Tobias, 2 vol. in-8.
Prix : 15 fr. - La Dixième Muse, par Jules Sandeau, 1 vol. in-8. Prix :
7 fr. 50. - Cinq mois en Italie, Scènes de terre et de mer, par A. Jal,
2 vol. in-8 - Le baron d'Holbach, par Claudon, 2 vol. in-8. Prix 15 fr.
- Un Secret, par Michel Raymond, 2e édit. 4 vol. in-12. Prix 10 fr. - Mademoiselle
de La Vallière, par Mme Laure Bernard, 1 vol. in-8. Prix : 7 fr. 50.
L'auteur a divisé son récit en
dix-sept chapitres, ayant pour titres : La Famille, Scrupule, La Mer,
Malheur, le Chevalier de Malte, le Prisonnier, l'ambassade, Mikaëla, le Chemin,
le Récit, Retour, Tunis, Lettre d'Almaria, Impressions, Mohamed, Sacrifice,
Conclusion. Dans une courte préface, après avoir rappelé au lecteur que le
nom d'Almaria, n'est pas autre chose que le nom chrétien de Marie, précédé de
l'article arabe, il explique ainsi le but moral qu'il s'est proposé :
«Si les
personnages de ce livre sont d'invention, leurs passions sont réelles : chaque
jour les voit renaître, et le coeur de l'homme, qui ne change pas comme nos
systèmes, en est secrètement et incessamment tourmenté. - A ceux qui pleurent,
nous voudrions qu'il fut donné de trouver, dans leur délaissement, les asiles
que Fernand et Almaria ont trouvés.» 39
Jules de Rességuier se flattait
en croyant qu'Almaria était un livre de passion ; c'est précisément la
passion qui lui manque le plus. Quant à la couleur locale, il y en a à peu près
autant que dans la Zaïde de Mme de La Fayette, c'est-à-dire pas du tout.
Le nom, pas plus que la chose, ne viendrait à la pensée, si l'auteur, à propos
d'un passage où il représente son héros - vers 1645 - «s'égarant dans des
pensées errantes et confuses, comme les légers nuages de fumée qui
s'échappaient de son cigare», n'avait écrit cette note :
«A l'époque dont
nous parlons, le tabac avait été depuis longtemps importé en Europe. Nous
aurions cru manquer à ce qu'on appelle la couleur locale, si nous n'avions
montré un Espagnol avec un cigare... Cette petitie vapeur brulante qu'on
respire presqu'à son insu, jette l'âme dans une sorte d'extase qui dispose à
l'inspiration et à la rêverie».
Ce cigare, s'il n'ajoute guère à
«la couleur locale», prouve du moins que Jules de Rességuier était un fumeur,
qui ne dédaignait pas de chercher l'inspiration et la rêverie dans ce
narcotique. Mais il ne les a guère trouvées dans la circonstance.
Almaria n'intéresse, en effet, ni par les
événements, ni par les passions. L'héroïne est une jeune et belle Espagnole
qui, élevée au couvent des Carmélites d'Avila dès l'âge de six ans, est
rappelée tout à coup par ses parents, le duc et la duchesse d'Hermandarez,
après la mort de leurs deux fils, tombés le même jour sur le champ de bataille
de Rocroi. Sans héritier mâle désormais, son père et sa mère désirent la marier
à un jeune parent éloigné, mais du même nom, Fernand d'Hermandarez, déjà
célèbre par ses exploits, beau parmi les jeunes hommes, comme elle est belle
entre les jeunes filles, et qui de plus est passionnément épris de sa cousine.
Ce mariage semblerait devoir être un mariage autant d'inclination réciproque,
que de convenance et d'intérêt de famille. Mais Almaria, dans un élan
d'enthousiasme religieux, s'est promis, si elle ne l'a pas encore juré au pied
des autels - car elle n'en avait pas encore l'âge - de n'être qu'à Dieu, et
malgré son penchant pour le jeune époux qu'on lui offre, elle résiste au désir
de sa famille. Elle n'est même qu'à demi persuadée par un vieil et saint
ermite, qui l'a baptisée et conduite le premier dans les voies du Christ, et
qui, la déliant du voeu prématuré qu'elle a fait, lui commande d'obéir à ses
parents en acceptant l'époux de leur choix. Le roman finirait là, par la
vieille phrase des contes d'autrefois «Ils furent heureux et eurent beaucoup
d'enfants», si Almaria, en revenant par mer de sa visite au saint homme, n'était
prise par des pirates, à point nommé pour fournir de nouveaux chapitres au
romancier. Conduite à Tunis par ses ravisseurs, elle est vendue au roi,
vieillard généreux autant que passionné, qui, follement épris de sa nouvelle
esclave, l'épouse et partage son trône avec elle. Pour une ex-carmélite
d'Avila, c'était une dure aventure ; et Almaria ne s'y résigne que par la
pensée du bien qu'elle fait, et aussi, neuf mois plus tard, pour l'enfant, un
fils, qu'elle a mis au monde. Cependant, en Espagne on croit à sa mort dans un
naufrage ; le duc et la duchesse d'Hermandarez tombent dans un désespoir
profond, Fernand, la mort dans l'âme, voulant rester à jamais fidèle à la
mémoire de celle qu'il a aimée, se fait chevalier de Malte. Il y a déjà
quelques années qu'il combat glorieusement sur les galères de l'ordre contre
les Infidèles, lorsqu'un prisonnier arabe qu'il a sauvé de la mort, lui apprend
en voyant un portrait d'Alméria qu'il couvre de ses larmes, que la reine de
Tunis est comme une vivante copie de ce portrait. Mis ainsi sur les traces
d'Almaria, Fernand lui fait parvenir un billet, dans lequel il l'engage à une
fuite pour laquelle il a tout préparé. Almaria qui déjà se reproche les pensées
qu'involontairement elle a laissé trop souvent aller vers son ancien fiancé,
refuse de quitter son époux, d'ailleurs presque mourant, mais elle envoie à sa
place son fils, dont elle veut mettre la foi chrétienne à l'abri de tout
danger. Le roi de Tunis meurt, Almaria, devenue reine et qui a abdiqué,
retourne en Espagne ; mais ses scrupules religieux, le voeu téméraire qu'elle a
autrefois formé, l'empêchent d'être la femme de Fernand, qui devrait d'ailleurs
se faire relever de ses voeux. Ces deux martyrs du serment achèvent leur vie
séparés l'un de l'autre, elle dans le cloître d'Avila, lui à Malte et sur les
galères de son ordre.
Voici quelques extraits de ce
roman : ils donneront une idée du style de Rességuier, comme prosateur.
Il décrit ainsi dona Almaria, son
héroïne.
«Cette enfant
joignait à des traits nobles et purs, des grâces naïves et élégantes ; elle se
montrait digne de soutenir par son éclat la réputation de sa famille ; et son
caractère ferme ne démentait pas le sang qui roulait dans ses veines...
Et quand, retirée du couvent
d'Avila, elle est présentée par son père à sa famille et à ses amis :
«Elle releva sa
mantille, découvrit une taille pleine de majesté, et ses yeux laissèrent voir
un regard angélique... Ses cheveux noirs étaient régulièrement partagés sur son
front candide, et ses grands cils tombaient de ses paupières, comme si la
nature avait voulu l'accoutumer au voile...
Et ailleurs encore :
» Un jour
qu'elle passait seule dans une galerie où, à travers les stores baissés, le
soleil animait les statues, colorait les arabesques, et se prolongeait dans
l'éclat des glaces, elle s'arrêta devant un grand miroir de Venise, et vit
toute sa personne, depuis son petit pied mince et bombé jusqu'à ses longs
cheveux plus noirs et plus brillants que le jais de sa ceinture ; elle regarda
sa taille haute et flexible, la pose harmonieuse de son cou, ces sourcils doux
et prononcés, ce feu des physionomies arabes qui animait la régularité de ses
traits moulés sur un type grec. Elle s'admira - Les voilà, dit-elle, ces
charmes si doux aux yeux du monde. Eh bien ! je serai fière de les lui cacher :
ce n'est qu'aux yeux de Dieu que je veux être belle.» 40
La France Littéraire, dans
un article de Théophile de Ferrière, sous le pseudonyme de Samuel Bach,
apprécia ainsi ce roman :
«Ce qui
caractérise le comte Jules de Rességuier, c'est une grande élégance de style ;
un style coquet, limé, lavé, parfumé, massé, comme la peau d'une sultane ; dans
les vers une rime riche ; dans la prose une phrase ciselée ; dans l'ensemble
une merveilleuse, et peut-être minutieuse unité de composition.
Le comte de Rességuier était le seul poète qui, après avoir répandu les
couleurs arabes et espagnoles, musulmanes et chrétiennes sur son roman, pût se
croire obligé à résumer cette double teinte par un nom à la fois occidental et
oriental : Almaria.
Dans ce mot Almaria, nous avons tout le comte de Rességuier.
D'une part, élégance : est-il dans aucune langue un vocable plus mélodieux ?
Et de l'autre, unité de composition, puisque ce nom sert d'enveloppe au drame,
en même temps catholique et musulman, espagnol et mauresque.
Sous cette forme élégante et harmonieuse, le comte de Rességuier garde une
pensée toujours chaste, une foi toujours pure à l'honneur, à l'amour, à la
religion !» 41
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