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- Et depuis quand, dites-moi, les
serpents ont-ils des filles?
- Mais ils en ont toujours eu, chère madame, ou du moins, ils ont toujours eu
le droit d'en avoir. D'ailleurs, soyez sans crainte, les serpents n'auront
bientôt plus ni filles ni garçons, car il n'y aura plus de serpents. La race
disparaît.
- Je vous comprends de moins de moins.
- Cela se voit. Vous me comprendrez mieux dans un instant.
C'était pendant la chouannerie,
en cette horrible guerre civile qui abreuva si longtemps de sang français le
sol de la France. Il y eut de part et d'autre, du côté des bleus comme du côté
des blancs, bien des actes de courage, d'héroïsme même, que l'histoire n'a pas
conservés, qu'elle ne cite pas; bien des cruautés aussi.
Et cela vaut mieux ainsi. Car
jamais il ne fut d'héroïsme plus stérile, de courage plus déplorable, de
cruautés plus inutiles. - Luttes fratricides qui laissent derrière elles, des
siècles d'amertunes et de rancoeurs.
La riche région dont la ville
d'A… occupe le centre était le foyer de l'insurrection vendéenne. Défendue par
une barrière de collines abruptes, pleines de défilés étroits et dangereux,
toutes couvertes de forêts propices aux embuscades et où il ne faisait pas bon
s'aventurer, il semblait que la nature en eût fait comme un camp retranché que
n'oseraient jamais forcer les troupes républicaines.
Aussi c'était à A… que les chefs
chouans avaient établi leur quartier général. Là se tenait leur état-major.
Lescure, d'Elbée, Larochejaquelin, Charrette, y avaient de secrets et
redoutables conciliabules. De là partaient d'insoupçonnés mots d'ordre qui sous
levaient des contrées entières, jetaient horde de leurs chaumières des milliers
de paysans armés de faux et cocardés de blanc.
On était bien tranquille. Jamais
les bleus n'oseraient s'aventurer jusque-là, à travers les rochers et les
halliers traîtres, au milieu de populations passionnément dévouées à Dieu et au
roi. Et du reste rien ne menaçait de ce côté. Les troupes des mécréants étaient
bien loin, occupées en Poitou, et laissaient pour le moment en repos le
Bas-Maine.
Une certaine nuit d'hiver, il
pleuvait à torrents sur tout le pays. Jamais on n'avait vu plus exécrable
temps. Le vent soufflait par rafales fantastiques, entraînant en vertigineux
tourbillons des paquets de pluie, de grêle et des feuilles mortes arrachées à
la forêt voisine. Sur les toits de chaumes du petit village de Clarières,
adossé à la forêt, s'abattaient des trombes d'eau, et la vieille route, qui en
formait l'unique rue, était transformée en torrent boueux. Des fourrés
sortaient des hurlements rauques, et sur la grande sylve, sur tous les villages
de la plaine passait comme l'haleine furieuse d'un géant courroucé.
Le paysan est accoutumé à ces
caprices de la nature. Sous l'ouragan tout dormait à Clarières. Le village
semblait mort. Mort aussi le hameau que faisaient, à une portée de fusil du
village, la masse noire de l'église avec sa haute vieille tour en forme de
bâtière et deux ou trois humbles demeures blotties à ses pieds, tout contre le
cimetière.
Dans une de ces chaumières
demeurait le bonhomme Tourouve, à la fois fossoyeur, jardinier, sacristain et
serpent de la paroisse.
Le serpent, peu connu des
jeunes générations, était un instrument bizarre, de la forme et de la taille
d'une grosse anguille, rendant des sons boiseux et pâteux, et qui accompagnait
les chantres à l'office, ramenant dans la bonne voie ceux dont la voix s'en
écartait par trop. Ces fonctions étaient dévolues de temps immémorial à Pierre
Tourouve, qu'on ne connaissait dans le pays que sous le nom du serpent ou
plutôt sarpent, car ainsi prononce-t-on par là.
Le sarpent avait une fille, une
belle fille de vingt ans, Catherine.
Catherine, cette nuit-là, comme
mue par un secret pressentiment, se réveilla en sursaut.
La tempête commençait à se
calmer. C'était maintenant la pluie seulement, la pluie drue, serrée,
impitoyable, intarissable, la pluie qui ne s'arrêtera jamais, la pluie du
déluge, la pluie des quarante nuits.
Catherine l'écouter tomber, en se
disant qu'on était tout de même joliment bien, par ce temps-là, entre ses draps
de grosse toile et se rencognait frileusement.
Tout à coup, elle se dressa sur
son matelas de feuilles sêches, et prêta l'oreille.
Qu'entendait-elle ? C'était bien
le clapotis précipité de la pluie sur le sol et sur les herbes détrempées. C'était
bien le glouglou des mille petits ruisseaux qui tombaient de chaque brin de
chaume de la toiture.
Mais il y avait autre chose.
Comme un bruit mou de foule
silencieuse. Comme un frôlement mystérieux. Comme le piétinement muet de
fantômes qui passent.
Catherine crut d'abord que
c'étaient les morts qui revenaient et qui se promenaient dans le cimetière.
Le bruit continuait, sourd,
inquiétant ; parfois l'averse dominait tout ; parfois des gouttes de pluie, en
tombant, rendaient un son métallique. La fille du sarpent était une gaillarde
qui n'avait pas peur.
Silencieusement elle se leva et
alla à la fenêtre.
Dans la nuit noire quelque chose
se mouvait.
Ecarquillant les yeux, peu à peu
se faisant aux ténèbres, elle vit enfin et comprit, et le cri qu'elle allait
pousser, refoulé vers son coeur, le serra d'angoisse.
Des hommes passaient dans le
noir, en foule, en foule. Ils avaient des chapeaux à cornes ; sur leurs épaules
ils portaient leurs fusils et leurs souliers, car ils marchaient nu-pieds, pour
ne pas être entendus. Quelques-uns étaient à cheval, et ceux-là ne faisaient
pas plus de bruit que le cheval de la Mort, dont nul n'entend le galop, car les
fers de leurs chevaux étaient emmaillotés de laine.
Et ils passaient, ils passaient
toujours, sans un mot, sans un chuchotement. Un défilé d'ombres.
Nul doute. C'était les bleus !
Les bleus qui s'en allaient surprendre à A…, à quatre lieues de là, les chefs
blancs endormis. Et s'ils passaient par l'église, au lieu de traverser le
village, c'était pour être plus sûrs de n'être pas vus.
Catherine enfila vivement une
jupe, enveloppa dans son châle, -le châle brun et vert des paysannes mancelles,
-sa tête et ses épaules, prit à un clou une grosse clef, et nu-pieds elle
aussi, insouciante de la pluie qui tombait toujours, sortit de la maison par la
porte de derrière, qui donnait sur le cimetière.
Les derniers soldats bleus
étaient à peine passés et s'enfonçaient dans le noir de la plaine, que du
clocher de Clarières, s'éleva la clameur de la cloche, éveillant tous les
échos, brisant le lourd silence de la nuit.
La cloche sonnait, pressée,
pressée, à grands coups. Ce n'était pas la lente sonnerie triste des trépassés,
ni le grave rythme des offices, ni la gaie cadence des épousailles ; c'était le
coup précipité des terreurs et des calamités, le battement affolé, l'appel aux
armes !
Le tocsin !!
Puis subitement il s'arrêta net.
Et peu après la cloche sonna
encore deux ou trois coups, mais violents, heurtés, convulsifs, étranges, comme
une cloche agonisante qui pousserait un cri d'horreur.
A ce cri d'agonie voilà que la
plaine, de la plaine noire et ruisselante, d'autres voix répondent. D'autres
clochers clament leur tocsin.
Voilà que le tocsin sonne à
Branville, et à Bouissières et aux Ormaux, et partout. On ne les entend pas
d'ici, mais les six paroisses d'A.. sonnent aussi. Clarières seul ne sonne
plus.
Et toute la plaine se lève. Les
faux surgissent dans la nuit. Les chemins sont pleins de gars qui courent en
criant : " Aux bleus, aux bleus ! Tue ! tue ! Vive le roi ! "
Et les bleus sont pris comme des
loups en piège. Ils se défendent mal. La pluie mouille la poudre, mais n'ébrèche
pas les faux. Presque tous y passent ; aux premières lueurs de l'aube on y voit
les autres s'enfoncer en désordre dans la forêt, suivis de près par les
chouans. Il ne dut pas en réchapper un seul. Ce fut un beau carnage.
Le serpent courut à l'église pour
voir qui avait bien pu sonner le tocsin.
La porte était ouverte.
Il entra, leva les bras et tomba
à la renverse.
Au milieu de l'église le corps de
sa fille se balançait, pendu à la corde de la cloche.
Aux premières volées, les bleus
d'arrière-garde avaient rebroussé chemin et s'étaient précipités sur elle. -Ah
! tu veux sonner vermine ! Eh bien, sonne à ton aise, maintenant !
Et ils l'avaient pendue sans
autre forme de procès.
Les guerres civiles comptaient
une héroïne de plus.
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