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Charles Philippe Marquis de Chennevières-Pointel
Lettres de Madame De Scudéry

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  • Lettre deuxième. A Marseille.
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Lettre deuxième.

A Marseille.

Je n'étais pas sans quelque espoir, ma chère tante, de trouver ici une lettre de vous dont j'ai grand besoin ; mais, dans un tel éloignement, il ne faut pas compter sur l'exactitude des messagers qui sont gens fort insouciants, et n'allant jamais leur droit chemin. Nos affaires à Apt se sont promptement accommodées à nos souhaits, et après visites rendues à tout le cousinage de M. de Scudéry, nous sommes partis avec précipitation pour le dernier terme de notre voyage. Nous allons maintenant en moins triste équipage. Berthelet nous a rejoints à cheval sur le coffre dont nous nous étions allégés par force ; et si, en réalité, notre fortune n'est pas de beaucoup meilleure, du moins, sommes-nous des misérables d'assez bon air. Comment vous raconter, ma chère tante, la burlesque rencontre que nous fimes hier dans la ville d'Aix ; je ne sais si j'en ris ou si le coeur m'en bat encore. Nous promenant sur le cours nouveau, nous vimes passer une superbe calège que remplissait une vieille dame fort parée. Après qu'elle nous êut regardés à grand renfort de bésicles, elle envoya un de ses laquais demander à notre page qui nous étions. Berhtelet ne manqua pas de répondre : c'est Monseigneur le gouverneur du fameux château de Notre-Dame de la Garde. Ce qu'ayant appris la vieille dame, elle fit arrêter la calège et me considéra avec des yeux plus curieux. M. de Scudéry, l'ayant observée un moment, car il eut quelque peine à la reconnaître, m'apprit que nous avions affaire à madame de Pigenat. Toute la France sait que M. de Scudéry a chanté sous ses fenêtres ses premières chansons, et qu'elle s'appelait alors la belle Catherine de Rouyère. C'est vraiment une grande misère d'avoir un poète offensé à ses jupons. Celle-là a failli mourir de dépit quand M. de Scudéry écrivit, il y a douze ans de cela, que sa première maîtresse n'était plus belle ; et j'estime une grâce de Dieu de n'avoir point à perdre une beauté devenue fameuse ; dure que pourra ma grosseur et ma rougeur de Normande. La calège a repris sa tranquille allure, et nous a débarrassés de la vieille dame de Pigenat. Depuis que nous étions en Provence, le temps n'avait cessé d'être divin, et je croyais bonnement que le soleil voulait me faire ainsi fête, tant que je demeurerais en ce pays ; mais je vois bien qu'il ne faut guère plus donner de confiance à ce soleil là qu'au nôtre, quoiqu'il promette davantage. Nous nous sommes acheminés de nuit pour Marseille, car la coutume ici est d'épargner aux chevaux de coche les heures de chaleur, et les gens ont si grand peur d'étouffer qu'ils ne s'en plaignent pas. Nous sommes donc arrivés dès le point du jour à un endroit fort élevé d'où l'on découvre la mer, les montagnes, les îles et une foule de maisons éparses dans la vallée. On nomme ces maisons des bastides et elles annoncent le voisinage de la ville. Les abords de toutes les villes de ce pays en sont ainsi semés. Ce spectacle vous surprendrait, vous qui n'avez jamais rencontré que champs et prés découverts à l'entour des nôtres. Comme dans tout cela, je ne voyais point de ville, on m'a montré à l'autre bout de la vallée je ne sais quoi à demi caché par des hauteurs et mal dépêtré de vapeurs. De cette première distance, M. de Scudéry m'a fait apercevoir la tour si longtemps espérée. Je l'ai régalé avant toute parole d'un grand éclat de rire dont je me suis excusée en disant que la colline sur laquelle je la voyais posée, étant isolée et plus basse que les montagnes qui ferment de toutes parts la grande vallée, j'avais pris, dès le commencement, cette importante place pour la tour décoiffée de l'un de ces moulins à vent qui couronnent toutes les buttes de la Provence. Les approches de Marseille m'ont ravie. De grands arbres tout fleuris de violet, et passant leurs têtes dans la verdure des marronniers ; les bastides peintes avec des ornements mauresques et des fenêtres si habilement simulées, qu'elles m'ont trompé les deux yeux ; des grenades rouges se glissant au travers des haies, des orangers et des lauriers, des myrtes, et jusqu'à des palmiers que je croyais tous arbres plantés seulement dans l'imagination des poètes ; et de ci, de là, des bouquets de pins agréablement éparpillés dans la plaine et sur les côteaux ; la mer bleue comme votre robe de cour, et dessus, les voiles blanches de quelques esquifs : tout est ici, même sans l'assistance du soleil, couleur, resplendissement, bariolage ; j'en ai mal aux yeux et demeure aussi étonnée que si j'eusse suivi M. de Bergerac en quelque autre monde. Le vent mauvais qui avait commencé dans la nuit à souffler derrière nous, avait mis les nuages en branle, et le brouillard paraissait trop lourd pour se lever. Cependant le coche ne s'était point arrêté, et quand nous avons été descendus de nos élévations, notre montagne de la Garde et son donjon se sont trouvés à certain moment transfigurés en une merveille ; car suspendus entre le brouillard et les nuages, et semblant prêt à se fondre en eux comme une vision d'enchanteur, le château, qui était d'un même gris que la montagne, et ne se distinguait point d'elle, se montrait à nos yeux comme la crête hérissée du rocher. J'entends fort bien que vous trouvez mes descriptions fort impertinentes, parce que vous pensez ne connaître point ce que c'est qu'une montagne. Mais je m'assure que de près et de loin vous avez vu le Saint-Michel, et tant que nous resterons sur le chapitre de Notre-Dame de la Garde, cela nous suffira à toutes deux, puisque notre château tient tout justement sur le mont d'ici la place que l'abbaye occupe sur votre rocher là-bas, et y fait, ou peu s'en faut, la même figure. Comme nous arrivions aux portes de la ville, les nuages ont crevé en torrents, et il a fait le reste du jour un temps abominable. Aucune ville, quand elle est crottée et dégoutante de pluie n'a qualité pour plaire. Malgré tout, celle-ci m'a semblé bien jolie, mais j'attends pour la mieux juger que les maisons ne flottent plus dans les rues, et que le soleil lui ait refait un peu de parure. Une fois débarqués du coche, nous nous sommes vus en un grand embarras. Car, de là au château, c'était encore un fort long voyage et fort téméraire, le vent et la pluie s'en mêlant. M. de Scudéry a envoyé quérir une chaise chez un louager, dans laquelle je suis entrée avec l'enfant. Jamais je n'ai rien vu de plus extraordinaire que notre troupe à ce dernier moment. M. de Scudéry marchait à côté de la chaise. L'eau rabattait son chapeau, et collait ses cheveux plats et mal peignés le long de ses joues creuses. Il portait sous le bras sa grande épée pour ne point s'en embarrasser les jambes dans ces rochers. Son collet et ses manches étaient à tordre. L'impatience où il était de cette pluie qui lui ruisselait par tout le visage, ses sourcils épais, ses yeux chagrins, sa longue mine, son nez cassé, lui donnaient l'air tout à fait scélérat ; on eut dit un fripon à barbe grise qui enlève une pauvre demoiselle. Un escadron de faquins suivait chargé de notre bagage. Les quatre porteurs se remettaient la chaise de station en station. Berthelet tenait mon parasol sur l'une de ses épaules, et sur l'autre, le mousquet de M. de Scudéry. Ce triomphe comique a gravi la montage, à l'entour de laquelle il a fallu biaiser, car elle est plus rude et plus haute qu'elle ne paraît. Enfin, nous avons passé le pont-levis de la citadelle, et j'ai pris un air de reine pour mettre pied à terre en notre gouvernement. Toute chétive apparence qu'eût le logis du gouverneur, je ne me tenais pas d'aise d'en toucher le seuil, mais je ne l'eus pas plutôt franchi, que le coeur m'a manqué. Jamais, de si plein contentement, on n'a passé à tristesse et abattement semblable. Il y avait huit soldats dans un horrible corps-de-garde enfumé, qui nous ont voulu rendre quelques honneurs. Je n'ai pu supporter l'odeur de leur vieux harnais et de leur tabac, et j'ai prié M. de Scudéry qu'il fit ouvrir les cabinets que nous devions occuper. Oh ! quelle piperie que ce voyage ! quelle misère et quel abandon, et quel délabrement en ce château ! Les clefs étaient rouillées, et n'avaient point tourné dans la serrure depuis vingt ans. Les rats couraient par la chambre, et ils avaient mangé les vieux sièges. Il m'a sauté au nez une puanteur fade qui m'a renversée. Les araignées et toutes sortes de malignes bêtes couvraient les murs. Je n'ai senti de ma vie un ennui pareil. Moi qui ai tant de peur de la pauvreté, et qui la fuis comme je peux, son horrible image me suit partout. Nous avons fait un diner d'aventure. Je n'ai ni faim, ni soif. Je ne sens que fatigue et désolation ; et, s'il faut tout vous dire, je n'ai pas le courage de prendre du repos. Le vent a tant de force et de furie, et le château est si vieux, que la maison, la tour et la chapelle me semblent prêtes à s'écrouler à chaque fois que l'ouragan passe. La pluie bat le toît d'une violence effroyable, et quelques gouttes en traversent nos planchers. M. de Scudéry se plaint fort de ce que j'aie le coeur et l'esprit en un tel désordre. Lui, à l'opposé, se redresse, s'agite ; je lui trouve, depuis ce matin, la moustache plus guerrière. Il gourmande les soldats, et la pluie qui ne m'a point permis un instant de mettre le nez à la fenêtre, n'a su l'empêcher de faire cent fois le tour de la place, et de s'assurer que son état n'est pas meilleur qu'il y a vingt ans. J'ai travaillé toute cette soirée et un peu de la nuit, ma chère tante, à m'égayer en votre compagnie. Comme je crois fermement que sous les ébranlements de cette tempête, qui va pourtant en s'appaisant, chaque heure qui commence va être la dernière de ma vie, j'ai voulu que vous me vissiez jusqu'au bout occupée de votre pensée, et témoigner une fois encore que je suis, avec le juste respect que je vous dois, votre, etc.




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