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Charles Philippe Marquis de Chennevières-Pointel
Lettres de Madame De Scudéry

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  • Lettre troisième. A Marseille.
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Lettre troisième.

A Marseille.

La poste me donne donc enfin, ma chère tante, quelques nouvelles de vous. Depuis que nous vous avons quittée, se peut-il que rien n'aille bien en notre province. Vos enfants vous tourmentent : ayez de la fermeté, et surmontez votre impatience. Ils sont jaloux de l'amitié que vous avez pour nous. Ce n'est point en vous comblant d'amertume qu'ils mériteront vos bonnes grâces, mais agissez modérément avec eux, et prenez conseil en tout ceci de notre cousine, Mme de Lespinay ; c'est une femme de grandes lumières dans l'estime de laquelle je voudrais que vous me gardiez place chaude. Le Mazarin est donc mort. Celui-là a assez vécu pour donner bien des inquiétudes à M. de Scudéry. Que va devenir le roi ? Je ne vois point de cardinal auprès de lui. N'êtes-vous point satisfaite de moi ? Me trouvez-vous assez obéissante ? Vous m'aviez commandé de ne vous point écourter le détail de notre voyage. Ai-je sauté, sans vous le dire, par-dessus un fétu ? Maintenant que me voilà bien enfermée et tranquille dans ma citadelle, je pourrais vous renvoyer à la description magnifique qu'on en a faite autrefois, mais je ne veux point risquer de passer par vos armes, et je me rends à merci. N'ai-je point dit par égarement un mot dans ma dernière lettre qui puisse nuire à l'honneur de Notre-Dame de la Garde ? Rayez-le bien vite, s'il vous plaît, ma chère tante, car on n'en saurait faire que des éloges extravagants. Je ne vous en parlerai peut-être pas avec une raison bien reposée. Voilà l'onzième jour que je suis malade d'admiration, et pour moi je désespère de voir calmer cette extase, tant que je ne serai point à mille lieues d'ici, et que je verrai flotter les banderolles de notre tour. Ah ! les beaux services qu'avait rendre au roi M. de Scudéry, pour en mériter cette faveur. Madame de Rambouillet en riait, qui n'avait rien vu. Auprès de cette montagne, moi je vous le dis, point de vallée au monde qui vaille. Se voir à telle hauteur rend impie d'orgueil. On pense tout aisément que Dieu n'est pas à grande distance au dessus de notre tête, et qu'il n'en peut voir beaucoup par delà un tel horizon. Enfin, pour vous expliquer mon blasphème, l'oeil a pouvoir sur les quatre immensités : la mer sans bornes, le ciel sans brume, les montagnes inaccessibles et désertes, et la grosse ville roussâtre, pleine d'un bruit sans nom. Je ne bouge non plus qu'une statue du haut de notre donjon. Vous et Mme de Lespinay ririez bien de me voir là, assise sur un gros canon, comme il sied à la femme d'un glorieux capitaine, tendant l'une de mes oreilles au murmure de la ville pour écouter ce qu'il me dit, et l'autre au bruit de la vague aussi doux que sauvage. Je trouve en tout cela une musique divine. La mer qui bat cette roche ne connaît point les fureurs de la nôtre, et nos matelots la regarderaient avec mépris ; on la dit pourtant traitresse, et moi je la trouve admirable. Le soleil et les nuages colorés du soir jouent dans les cieux découverts avec une magnificence qui me transporte. Nous voyons sortir en mer les mille barques des pêcheurs qui vont lever leurs madragues, le fanal s'allumer quand vient la nuit, et tendre la grosse chaine qui ferme l'entrée du port. Il n'y entre et ne s'y meut point un navire que nous n'en ayons le spectacle. Entre nous et lui s'étendent de splendides jardins. Des Levantins, Génois, Siciliens, Grecs, vêtus de mille façons bizarres, que nous ne voyons jamais que dans les foires ou dans les images, s'empressent sur le bord à l'entour de leurs marchandises, et leurs esclaves à demi-nus s'agitent dans les cordages, les voiles et les guidons de leurs vaisseaux. Quelques Turcs, plus grotesques, amusent les passants par des sauts périlleux et des inventions d'adresse, et à certaine heure de la soirée où les gens du bel air se promènent sur le port, deux ou trois filles de ces nations-là dansent des rigodons fort plaisants. M. de Scudéry avoue hautement que le Hâvre où il est n'a point et jamais n'aura un aspect si vif ni si brillant. Voilà un propos que je n'oserais pas répéter à M. de St-Aignan. Supposez qu'à un autre moment, j'aie l'esprit tourné aux idillies, je n'ai, pour satisfaire mon humeur, qu'à me porter à un autre coin de la muraille. De là, s'étendra devant moi une plaine fleurie et semée à grains pressés de ces gaies bastides que j'aime. Ces bastides ne sont point, à vrai dire, des châteaux, mais de coquettes maisonnettes abritées de peupliers et d'aulnes, et entre lesquelles la terre est cachée par des vignes et des oliviers, dont le feuillage dans ce lointain est sombre, bien que de près il soit pâle. Mêlez à cela les massifs de pins, que je vous ai dit, sur toutes les pointes de rochers ; notre montagne en a été, à ce qu'on rapporte, couverte dans les anciens temps. Aujourd'hui, jusqu'à la mer, il en reste encore de gros buissons, mais presque partout la roche est dépouillée et aride. Les chèvres y grimpent par des sentiers impossibles, et il s'en montre une rarement qui ose venir en équilibrant sur la sèche échine de la montagne brouter une herbe jusqu'au pied de nos remparts. L'endroit d'où se découvre le mieux cette vue de la vallée et des rochers, c'est la tour où son seigneur et frère enferma si durement la pauvre Sapho. Je n'en avais jamais bien su l'histoire. M. de la Bretêche qui nous est venu voir, et que je soupçonne fort de s'en être mêlé, me l'a contée dans l'oreille comme je vous la rends. Il paraît qu'un monsieur de Saint-Atolfe, fou et demi, et qui ne songeait qu'à la folie, s'habilla un jour à la mode barbaresque, et fit prendre le même déguisement à plusieurs de ses amis. Il conduisit sa mascarade par le chemin de Notre-Dame de la Garde où ils s'avançaient si gravement que les soldats les prirent pour un pélérinage ou pour une troupe d'étrangers curieux, car les gens de tout pays, qui arrivent à Marseille, ne manquent jamais de monter à la citadelle pour jouir de la vue que je viens de vous décrire. Mais dès qu'ils furent à portée de se faire entendre, les voilà qui s'agenouillèrent, et ayant fait toutes les mômeries des asiatiques, il s'exclamèrent d'une même voix : Adorable Magdeleine, l'illustre Bassa de Tripoli, notre maître, qui a ouï parler de votre beauté connue de tout l'univers, et qui désire l'alliance du grand Georges votre frère, nous a commandé de traverser les flots pour déposer à vos pieds l'amour dont il se meurt. M. de Scudéry ne se trouvait pas là. Mais l'adorable Magdeleine qui les avait fort bien écoutés leur répondit, en prenant soin d'émieller sa voix de magister que son trouble ne lui permettait pas de se résoudre subitement, mais qu'ils revinsent. M. de Scudéry, à qui elle conta le soir l'ambassade du Bassa, s'emporta contre elle avec une violence extrême, lui disant que sans doute la fortune avait mis bien bas depuis quelques années la puissance de leur maison (vous l'entendez d'ici) mais que pourtant ils n'en arriveraient jamais, lui vivant, à s'allier à des mécréants, fut-ce au Grand-Turc lui-même ; et sur ces paroles, il poussa Sapho par les épaules vers l'escalier du plus haut donjon, où il l'enferma. M. de St-Atolfe et ses amis, qui surent ce qui s'était fait, voulurent mener la farce à bout, et travailler à leur manière pour le salut de la pauvre Sapho. C'est pourquoi la nuit suivante, ayant repris leur déguisement, ils marchèrent vers la citadelle résolus à en tirer la plus belle princesse qui fut jamais, que le roi y tenait captive. Toutes les sentinelles étaient sous les armes. Cet imprudent St-Atolfe s'avança jusqu'à vingt pas du fossé, et cria d'une voix de tonnerre : Grand Georges, si vous ne mettez sur l'heure en liberté l'adorable Magdeleine, je vous déclare solennellement la guerre au nom de l'illustre Bassa. Mais comme il disait cela, M. de Scudéry ayant ouvert les portes et fait une sortie furieuse, ils se sauvèrent comme ils purent en jetant leurs robes pour mieux courir. Il ne s'en fallut guère qu'on ne tirât pour cette affaire tous les canons de la place. M. de Scudéry ne souffrit point de longtemps qu'on vit sa soeur, et c'est dans cette prison qu'elle a imaginé ses livres qui ne sont du premier au dernier que le remâchage de cette aventure. Je vous ai dit qu'on avait pris d'abord la bande de M. de Saint-Atolfe pour un pélérinage. Ce serait vous apprendre, si vous ne le saviez, que nous enserrons dans nos murailles une chapelle très fameuse, et très vénérée, et de beaucoup plus ancienne que le château. L'image miraculeuse pour laquelle les matelots ont une religion si grande, et que des miracles de chaque jour affermissent encore, est une sainte Vierge de bois fort vieille, parée d'or et d'argent, semblable à cette Notre-Dame de Bon Secours, où nous allâmes l'autre année pour votre rhumatisme. Elle a trois nefs de granit dont les arceaux se rattachent de même que dans nos plus antiques églises. L'on y voit des béquilles innombrables accrochées aux murailles, et les fers de quelques prisonniers échappés aux pirates, et maintes grossières peintures représentant les effroyables malheurs que Notre-Dame a détournés. Nous avons trouvé une belle grille en fer fraîchement posée au devant de cette sainte chapelle, à laquelle est adossé notre logis, et que regarde de l'autre côté du port et comme elle dominant les rivages, l'archevêché qu'on appelle la Majeure. La foule des personnes pieuses qui viennent faire ici leurs dévotions est considérable. Non loin des fossés du château, est dressé un calvaire, et sur le sentier se rencontrent des niches de stations, à l'ombre desquelles et sur les degrés qui conduisent à nos portes se tient une horrible multitude de mendiants estropiés et de pauvresses déguenillées qui me causent souvent plus de frayeur que je n'ose dire. C'est une autre garnison qui défend bien nos abords. La plume m'échappe des doigts pour vous avoir écrit si longuement. Vous connaissez maintenant notre gouvernement en toute son étendue, voire à six lieues par-delà ses frontières. Vous ne pouvez rien redouter pour ma personne la sachant en si bonne garde divine et humaine. Ne vous lassez point cependant de prier Dieu pour moi, de même qu'ici je vous recommande chaque jour de mon mieux à notre sainte patronne.




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