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Charles Philippe Marquis de Chennevières-Pointel Lettres de Madame De Scudéry IntraText CT - Lecture du Texte |
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A Marseille. Vous me dites, ma tante, que je suis une rêveuse qui donne de la tête contre les nuages, je m'y attendais bien ; mais pour de la poésie, je ne sais ce que c'est que d'en faire, quoique j'y eusse quelque droit ; et pour les nuages, croyez qu'ici ils sont rares, à ce point que nous souffrons de leur rareté. Les grosses chaleurs ont mis à sec l'hippocrène de M. de Scudéry. Si vous ne m'entendez pas, je veux dire que nous sommes dans une gêne risible. Il n'y a pas une goutte d'eau dans la citerne du château. Qu'allez-vous penser de ce conte, vous qui avez un ruisseau dans votre jardin, un puits dans votre cour et une fontaine à votre porte. J'étais l'autre jour une rêveuse, me voilà de ce coup la plus grande hâbleuse de France ; pourtant je me pique avec vous de vérité. Tous les matins, des poissardes nous montent de la ville, sur leur tête, des outres énormes remplies d'eau pour boire. Vous n'avez jamais rien vu voiturer de la sorte. Ces femmes-là portent autant sur leur chignon que l'âne de Petit-Jacques dans ses deux panniers. Tous les approvisionnements de la place nous viennent ainsi, attendu qu'il serait moins aisé de chasser même une mule jusqu'au sommet de cette roche, que de tirer une cariole de l'ornière de votre chemin. Nous avions trois arbres plantés à l'abri de nos murs, et nos terrasses étaient ensemencées d'herbes et de fleurs qui faisaient un jardinet pour l'enfant. Mais ces odieuses chaleurs n'ont rien épargné. Ce n'est point là que M. de Scudéry verrait pousser ses tulipes. Nous nourrissions, en mémoire de votre basse-cour, et dans la vérité, par crainte de mourir de faim, quelques poules de nos miettes ; voilà qu'elles crèvent de la pépie. L'enfant ne se trouve point mal ici. Le soleil seulement m'en a fait un africain. Nos murailles sont d'excellents gardefous, et je le laisse vagabonder sans inquiétude. Ses penchants et ses exercices se partagent entre la religion et les armes. Tantôt il joue avec les soldats, tirant leur poil poudreux, traînant leur hallebarde ; et tantôt il chante la messe dans une petite chapelle qu'il s'est dressée au fond de mon cabinet. Il en a décoré l'autel d'une image du siège de la Rochelle et de la célèbre procession de MM. de la Ligue, et entre deux, il a mis la figure de M. l'abbé de Boisrobert, qu'il a prise parmi les portraits des illustres en poésie, dont le recueil a si follement coûté à M. de Scudéry. Sur le chapitre de cet enfant, nous nous querellons déjà en riant toutefois. M. de Scudéry, trouvant de l'esprit et bon air à sa petite personne, en veut faire un capitaine, comme ont été tous ceux de sa famille, et l'envoie au corps-de-garde. Moi je lui taille des étoles, car je voudrais qu'il fût d'église. Ne vaut-il pas mieux prendre soin de son repos que de son nom ? Fort malaisément se passera-t-il de bien. Son père ne me comprend point là-dessus. Vous vous moquez de nous en certain endroit de votre lettre, me demandant si notre roche est assiégée, et si jamais le pont ne s'abaisse, ou si M. de Scudéry m'a fait goûter du cachot de sa soeur, et si nous regardons toujours les hommes d'aussi haut. Oui bien, ma chère tante, nous descendons quelquefois de notre donjon, et nous avons fait ici les visites nécessaires. Mais vous n'ignorez point que je hais le monde ; c'est pourquoi je suis très contente d'avoir une sure retraite que les indifférents n'affrontent point aisément. Nous n'avons pu échapper à plusieurs très bons repas où vous n'eussiez pu sentir une sauce, si bien elles étaient épicées d'ail. Il y avait de l'ail dans le pain et de l'ail aussi dans le vin ; à qui touche un Provençal, l'odeur de l'ail en reste aux doigts ; il n'ont rien qui vaille que leurs figues et leurs muscats. Je suis sortie l'autre après-dinée sur le poing de M. de Scudéry, car nous avons là-haut une litière, mais point le moyen de nous en servir. J'avais souhaité de voir les galères, et M. de Scudéry qui ne me contrarie en rien m'y conduisit. La chiourme le reçut là, comme il s'y attendait, avec une pompe extraordinaire, dont j'ai pris ma part ingénûment. C'était pour honorer son titre de capitaine entretenu sur les galères du roi. Celle que nous visitâmes était magnifique. Pendant que nous en admirions la belle poupe haute et dorée, un des pauvres rameurs s'approcha de nous, et nous montra de petites badineries en bois qu'il avait sculptées avec un art grossier, et des jouets de plomb pour les enfants, nous priant de lui faire emplette. Je l'interrogeai par curiosité sur ses corvées et sur son industrie. Mais presque aussitôt, j'aperçus qu'en m'écoutant les larmes lui venaient aux yeux. Il me dit qu'à mon parler il me reconnaissait pour une dame de son pays ; qu'il était de Rouen, et charron, et de ceux que Monseigneur le chancelier envoya, pour la malheureuse rebellion de 1639, servir sur les galères, à l'autre bout du royaume. M. de Scudéry qui a toujours témoigné une fidélité idolâtre pour la mémoire du cardinal duc auquel il fut redevable de son gouvernement, se prit à gourmander cruellement ce pauvre homme, pour s'être mêlé à une sédition contre un ministre qui avait poussé si haut la puissance et les armes du roi. J'étais une petit fille de huit ans, quand les Nus-pieds émurent la province ; mais j'ai encore bon souvenir que M. de Martinvast ne s'arma point de grand coeur contre eux, et ne rejoignit M. de Tourville qu'au dernier appel ; et toutes les fois que lui mon père ouvre la bouche sur cette triste année, il répète que le gros de la noblesse de notre province ne se pouvait résoudre à les frapper, les considérant comme des gens que la faim faisait sortir de leur raison. La barbe hérissée, l'air douloureux et le sort misérable de ce galérien si affamé de notre pays, et qui ne le reverra point, me firent grande pitié. Je pris le plus laid de ses jouets, et je lui mis dans la main une pistole qu'il baisa. En sortant de la galère, je me retournai vers notre château qu'on aperçoit de tous les points de la ville et du port à travers la forêt des mâts ; je priai M. de Scudéry de m'y ramener, car ce jour-là je ne voulus rien voir de plus. Voilà, ma chère tante, comment, pour sortir de chez soi et ne savoir se tenir derrière ses murailles, l'on n'y rapporte que des histoires mélancoliques.
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