Lettre
cinquième.
A Marseille.
Je me tourmente fort à votre
sujet, ma chère tante, depuis que je me trouve à court de vos lettres.
Tirez-moi d'inquiétude, je vous prie. Si vous êtes incommodée de vos douleurs,
je ne puis souffrir la pensée que vous ayez autre compagnie que la mienne au
chevet de votre lit. Comment se fait-il qu'un aussi beau printemps ne
raccommode pas cela ? J'enrage de ne point vous tenir ici. Nos fêtes et nos
cérémonies ne laisseraient pas votre esprit céder à vos maux. Vendredi passé,
qui était le lendemain de la Fête à Dieu, vous eussiez vu la citadelle
banderollée des pieds à la tête d'une dixaine de drapeaux, et en branle les
cloches de notre clocheton, et une admirable procession rentrant au château. La
statue de Notre-Dame, tenant de son bras gauche l'enfant nu, et de sa main
droite un bouquet de fleurs, était portée, au son du tambour, par huit
pénitents blancs, déchaussés et voilés comme des fantômes. Nos soldats lui
faisaient escorte, le mousquet sur l'épaule. Devant, marchaient des prêtres,
une grande musique, des notables un cierge à la main ; puis venait la confrérie
des pénitents, et les croix et les bannières, les tambours, les étendards, les
ecclésiastiques, et par derrière, une multitude immense décrivant un grand
détour vers le Calvaire. Les belles dames cherchant l'ombre sous leurs parasols
et agitant leurs éventails (et là-dessus, je vous dirai que dans ce pays les
plus pauvres femmes ne vont jamais à l'église sans éventails : vous voilà bien
scandalisée), les seigneurs, les gueux, les bourgeois, les Levantins avec leurs
longues pipes, tout ce que la ville enferme d'étrangers, étaient confondus et
répandus sur la montagne et sur les cents degrés du château. Des marchandes de
fruits couraient à travers la foule avec leurs corbeilles sur la tête. Je n'ai
vu de ma vie spectacle plus éblouissant. Chaque jour, ce sont ici pour moi
surprises nouvelles et rencontres inattendues. Hier j'aperçus au pied de la
montagne un pélerin qui grimpait vers nous pieds nus, en récitant dévotement
des oraisons ; un autre le suivait portant ses chaussures, et je jugeai à leurs
vêtements que c'étaient des mariniers. Ces bonnes gens arrivèrent à la porte de
la chapelle, comme on venait de la fermer. S'adressant à moi, après nombreuses
révérences, ils me dirent qu'ils étaient venus pour accomplir un voeu et faire
offrande à Notre-Dame de la Garde d'un petit navire merveilleusement travaillé
qu'ils me présentèrent. L'habileté et la finesse de cet ouvrage, où se
comptaient avec exactitude les plus petites pièces d'un gros vaisseau, me
parurent incomparables, mais je les trouvai cent fois plus habiles encore quand
ils m'apprirent qu'ils étaient de Granville. Ah ! ma chère tante, la belle
langue que le patois de Granville, et quelle me sonne bien aux oreilles ! Des
Normands à trois cents lieues de Normandie, j'avais envie de les appeler mes
cousins. Ils me racontèrent que s'étant aventurés dans cette mer, pour faire
l'échange de la morue sèche contre l'huile d'olive, ils avaient été assaillis
d'une horrible tempête qui avait rompu leur mâture et enlevé leur gouvernail ;
qu'en cette extrémité, ils s'étaient voués à Notre-Dame de la Garde, laquelle
les avait sauvés d'une perte certaine. Après avoir écouté ce récit, je me fis
apporter par Berthelet la clef de la chapelle, où ils suspendirent eux-mêmes à
la voûte leur navire, parmi d'autres semblables qui y figurent autant de
lampes. Ce matin, ces mariniers sont revenus, et ils nous ont fait un joli
présent de poissons. M. de Scudéry, qui estime fort les gens de mer, les a bien
reçus. Ils ne tarderont point à repartir, et ils nous ont offert de nous
ramener à Granville. Voilà un beau projet, et qui m'a donné plus d'une heure à
penser. Je vous avouerai sans peine, ma tante, que je me tiens déjà pour
rassasiée de ce pays-ci, tout superbe qu'il soit. Cet éternel soleil, ces horizons
toujours infinis, ces montagnes toujours sèches me fatiguent. Dès que je vois
un nuage, je jette des cris de joie. La plaine n'a pas ici pour moi de verdure
assez verte ; les ombrages me manquent. Je regrette les prairies, le
brouillard, la boue et mon coin du feu. D'autre part, j'appréhende ce long
voyage du retour. Que de fois il faudra rechanger de coches, que de mulets qui
m'étourdiront encore de leurs sonnettes, et que de bacs il faudra repasser ! Je
n'ose y songer. Ces mariniers me déposeraient à trois pas de votre logis. Je
connaîtrais les fameux rivages du royaume d'Espagne. M. de Scudéry qui a
dépensé ici de l'argent à rassembler des poteries italiennes dont le transport
l'embarrasse, favorise l'idée de cette navigation. Mais je n'ai pas la bravoure
d'un capitaine de vaisseau entretenu. Les bruits de corsaires et d'esclavage me
font peur, on ne raconte ici que de ces histoires-là. Supposez que l'Algérien
prît goût à ma figure, on trouverait difficilement à la maison de quoi payer
notre rançon. Ne m'attendez donc pas par cette voie. Je retournerai sans aucun
doute en Normandie par le plancher des vaches ; pardonnez-moi ce vilain mot,
c'est de la langue de Granville.
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