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Charles Philippe Marquis de Chennevières-Pointel
Lettres de Madame De Scudéry

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  • Lettre première. 1661. A Avignon.
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Lettre première.

1661.

A Avignon.

Nous avons grandement péché envers vous, ma chère tante. Il y a deux mois que mon écritoire n'est sortie du fond du sac. Mais qu'y pourriez-vous faire ? Nous sommes depuis ce matin en pays d'indulgence, et votre colère doit tomber comme nos péchés. Le coche nous a amenés dans les États de notre Saint-Père, et peu s'en faut que je ne pense voir d'ici les clochers de Rome. Depuis combien de jours et de semaines sommes-nous sortis de Paris, c'est ce qu'il ne m'est guères plus possible de compter. Sans vanterie, je puis dire que quand je fais des amitiés, je les fais solides. Ma belle-soeur et notre bon comte de St-Aignan, et la comtesse, et le président Bauquemare, et qui encore ? ne voulaient point nous laisser aller. Pour sa part, M. de Scudéry a eu grande joie de retrouver tous ses anciens compagnons et amis, desquels il redoutait l'oubli, n'ayant reçu nouvelles d'aucun, depuis qu'il s'est résolu sagement à vivre en solitude dans notre quartier éloigné de Normandie. Chacun a loué la beauté et la bonne grâce de notre enfant. Sa figure a plu à toutes les personnes de la cour, et j'en suis, s'il se peut, plus folle. L'avoir embarqué si petit en un tel voyage, ce n'est point le fait de gens raisonnables, et nous vous l'aurions dû laisser comme gage de retour prochain. Mais vous savez que M. de Scudéry ne se peut séparer de cet enfant qui est tout l'espoir de sa maison, et j'aurais eu trop d'ennui de ne le point embrasser durant un si long temps. Son habil nous égaye, et sa curiosité ne nous laisse rien perdre des merveilles de ce pays nouveau dont j'ai les yeux tout éblouis. Notre voyage, d'ailleurs, ne pouvait s'achever librement comme à d'autres. Le mauvais destin qui nous suit devait certainement se montrer embusqué à quelque coin de route ; et il n'y a point manqué. Ma belle-soeur, qui est savante, et qui sait mieux encore son frère que son Tite-Live, m'avait donné de sûrs avis : Je connais de prime date le gouvernement de M. de Scudéry, me disait-elle ; je me tiens pour bienheureuse, moins d'y être allée, que d'avoir pu en revenir. Georges est libéral et glorieux, et il aime les trains de prince. Si vous ne lui tenez la main close, vous resterez à mi-chemin. Elle parlait là comme un oracle, et elle est bien un peu sibylle. L'on ne saurait point dire pourtant que l'humeur inquiète et avide d'agitation de M. de Scudéry nous ait seule engagés dans ce voyage. Nous avons si peu de bien qu'il ne nous est pas permis d'en négliger un rien, et le petit legs, dont M. de Scudéry devait venir dans la ville d'Apt éclaircir les chicanes, couvrait, ce me semble, d'un juste prétexte, le désir qu'il nourrissait de me conduire en son gouvernement, et celui que j'ai encore de voir un château dont j'ai l'honneur d'être la gouvernante, et dont j'ai eu depuis six ans les oreilles assez cornées. Ne m'en veuillez point de ce que je vous dise que c'est votre Berthelet qui a fait le mal. Depuis que ce Normandeau a ses aiguillettes de page, il ne se tient plus d'orgueil. A chaque auberge où nous nous arrêtions, il prenait à part les valets de cuisine, pour leur dire : celui que je sers est Monseigneur le gouverneur du fameux château de Notre-Dame de la Garde, qui s'en va recueillir en Provence un gros héritage, et chaque hôtelier d'enfler notre écot de la grosseur de l'héritage. La farce s'était jouée en tant d'endroits, que nous étions à court d'écus, quand nous arrivâmes à une ville qu'on nomme le Pont Saint-Esprit. Là, notre page si fièrement répéta : tirez bien bas votre bonnet à Monseigneur le gouverneur du fameux château, que le tavernier voulait nous tirer jusqu'à notre dernier sol. Nous avons été contraints à laisser en gage la moitié de nos habillements, et en gage aussi le digne neveu de ma nourrice, lequel prendra là, jusqu'au jour où nous le dégagerons, d'assez méchantes leçons de service. J'éprouve un certain soulagement de ce débarras, mais M. de Scudéry souffre de paraître sans page dans le pays où nous allons. Nous avons longtemps navigué sur le Rhône dans une felouque, car le coche d'eau venait de se crever les côtes contre un pont. Les bords de ce fleuve sont d'une beauté singulière, mais âpre, et plus triste que les bords de notre fleuve de Seine. Il coule entre de hautes montagnes, aux mille sommets desquelles l'on aperçoit de fortes tours ruinées et abattues. Moi qui aime les romans, et non pas seulement ceux que fait ma soeur, mais tout autant les anciennes histoires de bravoure qu'on lit en Normandie, je cherchais de l'oeil sur ces tours le heaume hospitalier, ainsi qu'on le voit dans Perceforêt et autres livres de chevalerie, lequel annonçait la bienvenue à tout gentilhomme ou pélerin d'aventure qui trouvait là bon gîte et bon souper. Le heaume hospitalier ne s'est point rencontré, et notre accident vous en donne la preuve. Mais ce pays est une terre extraordinaire, et si j'avais assez d'esprit pour vous en tracer une description parfaite, vous ne pousseriez pas de moindres holà ! qu'alors que le pauvre défunt, M. de l'Espinay-Miron, nous faisait ses contes des sauvages canadiens et de ce missionnaire son ami, qu'ils avaient barbouillé tout nu de mille couleurs, et de sa métairie de gueux sur la rive du St-Laurent, laquelle n'avait que trois cents acres d'étendue. Votre imagination, ma chère tante, saurait-elle se figurer des maisons dont les toîts sont plats, un air sans brouillards, point de vaches et point de prairies, mais des chèvres et des montagnes, des champs sans pommiers (vous pensez que je rêve) mais plantés d'oliviers qui sont un arbre noueux et crochu comme le pommier, quoique d'une verdure moins réjouissante ; les gens d'ici sont vêtus de couleurs vives ; ils sont noirs de leur peau, juste un peu plus que ma belle-soeur, c'est-à-dire, comme des Nubiens, et ils parlent un langage duquel je n'entends pas un mot. Je trouve pourtant un reproche à faire à cette contrée dont le beau soleil et l'éclat me transportent, c'est de n'y rencontrer point une seule de ces toîtures ardoisées qui marquent et rehaussent en notre pays le plus mince logis de gentilhomme. Leurs plus riches habitations ne me paraissent jamais que bonnes maisons de procureurs. Mais j'admire fort l'art naturel avec lequel ils posent ces habitations sur la croupe d'une colline, les soutenant et retranchant d'une terrasse ombragée de pins, tandis que les pauvres gens de campagne dressent devant leurs portes de larges treilles d'un aspect délicieux. Je n'entends point vous fatiguer, du premier coup, de toutes ces nouveautés ; c'est pourquoi je remets, au jour de notre arrivée à Marseille, le bonheur de vous entretenir en repos de nos dernières aventures. Nous ne quitterons point la province du Pape, sans avoir visité la fontaine de Vaucluse qui a donné autrefois sujet à M. de Scudéry de rimer ces beaux sonnets que vous retrouverez en votre mémoire. Mon coeur est toujours pour vous de même, ailleurs et dans ce pays si différent du nôtre. Il ne saurait que s'échauffer ici pour vous d'une chaleur plus forte. C'est vous dire, ma chère tante, que je suis avec beaucoup de respect et de tendresse, etc....




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