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Charles Philippe Marquis de Chennevières-Pointel Lettres de Madame De Scudéry IntraText CT - Lecture du Texte |
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Lettre cinquième. A Marseille. Je me tourmente fort à votre sujet, ma chère tante, depuis que je me trouve à court de vos lettres. Tirez-moi d'inquiétude, je vous prie. Si vous êtes incommodée de vos douleurs, je ne puis souffrir la pensée que vous ayez autre compagnie que la mienne au chevet de votre lit. Comment se fait-il qu'un aussi beau printemps ne raccommode pas cela ? J'enrage de ne point vous tenir ici. Nos fêtes et nos cérémonies ne laisseraient pas votre esprit céder à vos maux. Vendredi passé, qui était le lendemain de la Fête à Dieu, vous eussiez vu la citadelle banderollée des pieds à la tête d'une dixaine de drapeaux, et en branle les cloches de notre clocheton, et une admirable procession rentrant au château. La statue de Notre-Dame, tenant de son bras gauche l'enfant nu, et de sa main droite un bouquet de fleurs, était portée, au son du tambour, par huit pénitents blancs, déchaussés et voilés comme des fantômes. Nos soldats lui faisaient escorte, le mousquet sur l'épaule. Devant, marchaient des prêtres, une grande musique, des notables un cierge à la main ; puis venait la confrérie des pénitents, et les croix et les bannières, les tambours, les étendards, les ecclésiastiques, et par derrière, une multitude immense décrivant un grand détour vers le Calvaire. Les belles dames cherchant l'ombre sous leurs parasols et agitant leurs éventails (et là-dessus, je vous dirai que dans ce pays les plus pauvres femmes ne vont jamais à l'église sans éventails : vous voilà bien scandalisée), les seigneurs, les gueux, les bourgeois, les Levantins avec leurs longues pipes, tout ce que la ville enferme d'étrangers, étaient confondus et répandus sur la montagne et sur les cents degrés du château. Des marchandes de fruits couraient à travers la foule avec leurs corbeilles sur la tête. Je n'ai vu de ma vie spectacle plus éblouissant. Chaque jour, ce sont ici pour moi surprises nouvelles et rencontres inattendues. Hier j'aperçus au pied de la montagne un pélerin qui grimpait vers nous pieds nus, en récitant dévotement des oraisons ; un autre le suivait portant ses chaussures, et je jugeai à leurs vêtements que c'étaient des mariniers. Ces bonnes gens arrivèrent à la porte de la chapelle, comme on venait de la fermer. S'adressant à moi, après nombreuses révérences, ils me dirent qu'ils étaient venus pour accomplir un voeu et faire offrande à Notre-Dame de la Garde d'un petit navire merveilleusement travaillé qu'ils me présentèrent. L'habileté et la finesse de cet ouvrage, où se comptaient avec exactitude les plus petites pièces d'un gros vaisseau, me parurent incomparables, mais je les trouvai cent fois plus habiles encore quand ils m'apprirent qu'ils étaient de Granville. Ah ! ma chère tante, la belle langue que le patois de Granville, et quelle me sonne bien aux oreilles ! Des Normands à trois cents lieues de Normandie, j'avais envie de les appeler mes cousins. Ils me racontèrent que s'étant aventurés dans cette mer, pour faire l'échange de la morue sèche contre l'huile d'olive, ils avaient été assaillis d'une horrible tempête qui avait rompu leur mâture et enlevé leur gouvernail ; qu'en cette extrémité, ils s'étaient voués à Notre-Dame de la Garde, laquelle les avait sauvés d'une perte certaine. Après avoir écouté ce récit, je me fis apporter par Berthelet la clef de la chapelle, où ils suspendirent eux-mêmes à la voûte leur navire, parmi d'autres semblables qui y figurent autant de lampes. Ce matin, ces mariniers sont revenus, et ils nous ont fait un joli présent de poissons. M. de Scudéry, qui estime fort les gens de mer, les a bien reçus. Ils ne tarderont point à repartir, et ils nous ont offert de nous ramener à Granville. Voilà un beau projet, et qui m'a donné plus d'une heure à penser. Je vous avouerai sans peine, ma tante, que je me tiens déjà pour rassasiée de ce pays-ci, tout superbe qu'il soit. Cet éternel soleil, ces horizons toujours infinis, ces montagnes toujours sèches me fatiguent. Dès que je vois un nuage, je jette des cris de joie. La plaine n'a pas ici pour moi de verdure assez verte ; les ombrages me manquent. Je regrette les prairies, le brouillard, la boue et mon coin du feu. D'autre part, j'appréhende ce long voyage du retour. Que de fois il faudra rechanger de coches, que de mulets qui m'étourdiront encore de leurs sonnettes, et que de bacs il faudra repasser ! Je n'ose y songer. Ces mariniers me déposeraient à trois pas de votre logis. Je connaîtrais les fameux rivages du royaume d'Espagne. M. de Scudéry qui a dépensé ici de l'argent à rassembler des poteries italiennes dont le transport l'embarrasse, favorise l'idée de cette navigation. Mais je n'ai pas la bravoure d'un capitaine de vaisseau entretenu. Les bruits de corsaires et d'esclavage me font peur, on ne raconte ici que de ces histoires-là. Supposez que l'Algérien prît goût à ma figure, on trouverait difficilement à la maison de quoi payer notre rançon. Ne m'attendez donc pas par cette voie. Je retournerai sans aucun doute en Normandie par le plancher des vaches ; pardonnez-moi ce vilain mot, c'est de la langue de Granville.
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