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Thomas-Simon Guellette Le muet, aveugle, sourd, et manchot IntraText CT - Lecture du Texte |
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SCENE V.
LE FILOU. AYEZ compassion, Monseigneur, d'un pauvre Gentishomme, qui est dans une extrême pauvreté, et qui ne peut pas demander sa vie. Et pourquoi, mon ami, ne pouvez-vous pas demander vot' vie ? LE FILOU. C'est, Monsieur, que je suis muet depuis trois ans. Vous êtes muet depuis trois ans ? LE FILOU. Oui, Monseigneur. Et par quel accident cela vous est-il arrivé ? LE FILOU. C'est que comme pour mon plaisir je portois l'oiseau dans un bâtiment où j'étois Manoeuvre, un échellon ayant cassé sous moi, je me suis donné du menton sur celui d'en-haut, et cela m'a coupé la langue tout net. LE FILOU. Oui, Monsieur, voilà ce qui m'en reste. Diable, vous l'aviez donc bien longue ? LE FILOU. Oui, Monsieur, on m'a toujours dit que j'avois la langue trop longue. Et combien vous en reste-t'il encore ? LE FILOU. Environ long comme cela. Ah ! cela est bien honnête pour un Manoeuvre, et depuis ce tems-là vous ne parlez plus ? LE FILOU. Non, Monsieur. Et à présent, qu'est-ce donc que vous faites ? LE FILOU. Rien, Monsieur. Comment rien ? mais vous parlez comme une pie borgne. LE FILOU. Ah ! Monsieur, je n'ai pas ouvert la bouche. Mais il y a un quart d'heure que vous parlez avec moi. LE FILOU. Ah ! oui, cela est vrai, mais ce n'est que pour demander mes nécessités. Mais c'est toujours parler. LE FILOU. Il faut vous expliquer cela. C'est qu'un habile Opérateur m'a entrepris, et a promis de me guérir, mais seulement pour demander ma vie : il m'a dit qu'il ne pouvoit rien faire davantage pour moi, et qu'il me falloit attendre trois mois, pour que l'opération eût lieu. Et combien y a-t'il que vous avez pris de ses remèdes ? LE FILOU. Pour qui me prenez-vous, Monsieur ! je n'en ai pas pris. Vous n'en avez pas pris ? LE FILOU. Non, Monsieur, c'est lui qui me les a donnés. LE FILOU. En ce cas, Monsieur, il peut bien y avoir douze semaines. Et combien cela fait-il de mois ? LE FILOU. Je crois que cela en fait trois. Oh ! je ne m'en étonne plus : ce sont ces drogues qui vous ont rendu l'usage de la parole. LE FILOU. Vous croyez donc que je parle, Monsieur ? Si je le crois, cela est certain, vous parlez, et vous parlez fort distinctement. LE FILOU. Ah ! tant mieux, Monsieur, j'en suis très-aise. (Il pleure). Vous en êtes bien-aise, et vous pleurez, qu'est-ce que cela veut dire ? LE FILOU. C'est que pendant que l'Opérateur étoit en train de me guérir, j'ai oublié de lui demander un remede pour la vue. Est-ce que vous avez la vue mauvaise ? LE FILOU. Oh ! très-mauvaise, Monsieur, je suis aveugle. Aveugle ! cela n'est pas possible. LE FILOU. Cela n'est que trop vrai, Monsieur, et cela m'est arrivé encore par un accident comique et singulier. Racontez-moi donc cela ? LE FILOU. Le voici, Monsieur. Une grosse fille de not' Village avoit une fistule lacrymale au derriere. Il falloit avec un gros chalumeau de paille, lui souffler dans la playe une poudre corrosive, c'est-à-dire, tres-brulante. Personne ne vouloit faire cette fonction, de peur en respirant d'avaler cette poudre : j'acceptai cet emploi par charité, moyennant un écu de six livres. Je soufflai la poudre ; mais cette fille s'étant mise à rire au moment de l'opération, elle fit un pet si terrible, qu'elle m'envoya une partie de cette poudre dans les yeux, et sur le champ je fus privé de la vue. Effectivement, voilà un événement bien particulier : depuis ce tems là vous ne voyez donc plus clair ? LE FILOU. Non, Monsieur, Je vais voir s'il me trompe. J'ai heureusement sur moi une pièce de vingt-quatre sols et quelques liards. Tiens, mon ami. (Il lui présente d'une main vingt-quatre sols et de l'autre un liard ; le Filou examine les deux pieces, prend les vingt-quatre sols). LE FILOU. Mais vous choisissez la pièce de vingt-quatre sols ? LE FILOU. Oui, Monsieur, j'ai bien vu qu'elle valloit mieux qu'un liard. Il ne m'est resté que cette faculté de la vue. Vous m'avez bien l'air d'un fourbe et d'un fripon. LE FILOU. Ah ! Monsieur, vous avez tort de m'insulter, et vous êtes bienheureux que je sois sourd, car si j'avois entendu ce que vous venez de dire..... Quoi ? LE FILOU. Que j'ai l'air d'un fourbe et d'un fripon ? Vous avez entendu cela ? vous n'êtes donc pas sourd ? LE FILOU. Excusez-moi, Monsieur, je n'entends rien que lorsque l'on me dit des sottises, ou tiens, mon ami. Cela est bien merveilleux. LE FILOU. Il est vrai, mais tout cela ne seroit rien si j'avois l'usage du bras gauche qui est tout retiré, et si un boulet de canon ne m'avoit pas emporté l'autre. Il me paroît pourtant qu'il se sert bien du bras gauche. (Il lui présente de l'argent, et il allonge le bras). Vous allongez cependant bien le bras. LE FILOU. Oui, Monsieur, lorsque l'on me donne quelque chose. Et où avez-vous perdu le bras ? LE FILOU. A Port-Mahon. Aviez-vous alors cet habit ? LE FILOU. Oui, Monsieur, c'est mon habit d'ordonnance. Oh ! je te tiens pour le coup. (Haut). Mais comment le boulet de canon a-t-il emporté le bras et laissé la manche ? Je suis pris comme un sot.... (Haut). Monsieur, n'avez-vous jamais entendu dire que le tonnerre fondoit une épée dans son fourreau, sans endommager le fourreau ? Non. LE FILOU. Cela est pourtant certain. Eh bien, c'est à peu près la même chose : le boulet de canon a passé à travers les pores du drap de la manche de mon juste-au-corps. Sans l'endommager ? LE FILOU. Oui, Monsieur. Parguenne, cela est bien étonnant ! que j'examine un peu cette manche. LE FILOU. Voyez, Monsieur. (Pendant ce tems il fouille dans la poche de Gilles qui lui arrête la main). Ah ! ah ! Monsieur le fripon, vous dites que vous avez perdu vot' bras, et le voilà. LE FILOU. Quoi, Monsieur ? Vot' bras ? LE FILOU. Mon bras, cela n'est pas possible. Et je le tiens. LE FILOU. Vous le tenez, ah ! Monsieur, que je vous ai d'obligation ! Et de quoi ! LE FILOU. Ce fripon de Chirurgien qui m'a pansé pendant trois mois, en m'assurant que je l'avois perdu : mais voilà un grand maraud ! Vous faites l'innocent, mais je ne prétends pas être vot' dupe. LE FILOU. Oh ! je suis de bonne foi, et je vous ai bien de l'obligation de m'avoir retrouvé mon bras. Je ne donne pas dans ce godan, vous êtes un fripon, vous dis-je... un voleur... LE FILOU. Un fripon ? c'est vous-même qui êtes un fripon. Moi ? LE FILOU. Oui, un fripon, un voleur : c'est vous qui m'aviez volé mon bras et ma main. En voici bien d'un autre. LE FILOU. Ma main n'étoit-elle pas dans vot' poche ? Oui, ventrebille elle y étoit. LE FILOU. La main ne tenoit-elle pas au bras ? Sans doute. LE FILOU. Eh bien donc, c'étoit vous qui l'y aviez mise, et qui me la cachiez avec le bras depuis si long-tems. J'en vais rendre plainte, et je vous ferai pendre, entendez-vous ? LE FILOU. Très-sérieux. Il y a à la suite de l'armée une infinité de fripons comme vous, qui emportent ainsi nos bras et nos jambes : not' Général en a fait brancher une douzaine à la derniere campagne, et vous m'avez tout l'air de faire aujourd'hui le treizieme. Allons, en prison. En prison ? LE FILOU. Oui, en prison, et dans vingt-quatre heures votre affaire sera faite. Mais je prouverai que je n'ai jamais été à Berg-op-zoom. LE FILOU. Et moi je fournirai vingt témoins qui soutiendront le contraire. Allons, marchez en prison. Attendez donc ! n'y a-t'il pas moyen d'accommoder cette affaire ? LE FILOU. Comment l'accommoder ? Depuis la derniere campagne que vous m'avez volé mon bras, je n'ai pû travailler, et j'aurois gagné plus de cinquante pistoles. Dame, pour cinquante pistoles je ne les ai pas, mais en voilà trente dans cette bourse que j'allois porter au Procureur de mon Maître. Seriez-vous content de cette somme ? LE FILOU. C'est bien peu, et j'y perds, mais je ne suis pas méchant, et je veux bien me contenter d'une somme aussi modique : mais que cela ne vous arrive pas davantage : malepeste, un bras volé de cette maniere, cela est d'une extrême conséquence. Je le crois bien, mais en vérité, ce n'est pas moi qui vous l'avois pris. LE FILOU. Comment donc s'est-il trouvé dans votre poche ? LE FILOU. Adieu, jusqu'au revoir : la premiere fois que nous nous rencontrerons, je payerai bouteille. GILLES seul. Volontiers. Parguenne, je suis encore bienheureux d'en être quitte à si bon marché : not' Maître se fâchera s'il veut, mais j'aime encore mieux donner ses trente pistoles, que de me laisser traîner en prison. (Le Maître revient de la promenade ; il demande à Gilles s'il a trouvé son Procureur, Gilles lui raconte ce qui vient de lui arriver, s'embrouille dans son récit, impatiente le Maître qui le rosse et le chasse. Cela finit la parade).
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