CHAPITRE DEUXIÈME
I
A quelque distance des portes
d'Athènes, dans le gymnase Cynosarge, un certain Antisthène, surnommé Simple
Chien, enseignait la philosophie.
Cet homme affichait des idées
originales et des façons d'agir assez étranges. Au rapport de Dioclès, il fut
le premier qui doubla son manteau, afin de ne point porter d'autre habillement.
Nous savons par Hermippe qu'il avait eu l'intention de prononcer, aux jeux
Isthmiques, l'éloge et la censure des habitants de Thèbes, d'Athènes et de
Lacédémone.
Il disait à qui voulait
l'entendre que rien ne paraît extraordinaire au sage, et que la vertu des
femmes consiste dans l'observation des mêmes règles que celles des hommes.
Il s'était couvert de gloire à la
bataille de Tanagre, en tuant beaucoup d'hommes qui n'étaient pas de sa patrie.
On l'admettait dans quelques
bonnes familles de la ville, bien que sa brusquerie fût faite pour
décontenancer ; mais il avait l'art de prononcer de beaux discours, dont les
esprits délicats faisaient leurs délices.
« La Prudence, s'écriait-il une
fois, est plus solide qu'un mur, parce qu'elle ne peut ni crouler ni être
minée. »
Une autre fois, il disait :
« Le philosophe a dans l'âme une
forteresse imprenable. »
Peut-être, en déclamant ces
choses qui produisaient un grand effet, riait-il dans sa longue barbe rousse.
Socrate lui avait souvent dit : « Antisthène, je vois ton orgueil à travers les
trous de ton manteau. »
Un jour, sur la place publique,
il avait une discussion des plus vives avec un citoyen austère qui prétendait
qu'un charpentier était plus utile à la République qu'un orateur.
Antisthène, avec son esprit fin,
fit sans doute valoir, en faveur de sa cause, une de ces mauvaises raisons dont
il avait le secret et auxquelles il n'y avait rien à répondre.
Aussi son interlocuteur, à bout
d'arguments, en fut-il réduit à lui reprocher de n'être Athénien que par son
père, puisque sa mère était de Thrace. Le philosophe répliqua, avec beaucoup de
sang-froid, qu'il ne fallait pas s'exagérer l'importance d'une nationalité qu'on
partageait avec les colimaçons et les sauterelles.
La foule, qui faisait cercle
autour des deux adversaires, applaudissait à cette riposte inattendue, quand un
homme de haute stature, les cheveux épars, les yeux bouffis et rouges, se
frayant des coudes un passage, vint se camper devant Antisthène et lui dit :
« Je m'appelle Diogène ; si tu
veux, nous vivrons ensemble : tu seras le maître et moi le disciple. »
Antisthène haussa les épaules et
s'en alla. Mais son jeune admirateur le suivit avec cette humilité touchante et
tenace des gens qui sont dans l'embarras. Antisthène, pour avoir la paix, usa
de la prière, de la menace, même du bâton. Et, comme malgré tout il ne
parvenait pas à éloigner l'importun, il finit par accepter sa compagnie.
II
Quelques personnes savent
qu'Antisthène passe pour avoir préparé la voie philosophique à la doctrine
stoïcienne. Celles-là se figureront aisément combien Diogène dut passer de
mauvaises heures, pendant les cinq années qu'ils vécurent ensemble.
Antisthène menait rudement son
disciple, qui dut apprendre à dormir sur la terre, à laisser croître sa barbe
et ses cheveux comme une crinière, à boire de l'eau pure, à se nourrir de gros
pois et de pain cuit sur la braise.
Lorsqu'il commençait à
s'assoupir, pendant la grande chaleur, vers le milieu du jour, son maître, qui
n'avait jamais sommeil à pareille heure, venait s'installer auprès de lui en
disant que l'homme devait s'accoutumer à triompher du besoin. Alors Antisthène
développait des considérations interminables sur l'immortalité de l'âme, sur la
justice et sur la piété.
« La vertu, disait-il un jour
avec emphase (c'était la fête des Libations, le 12 du mois Anthestérion), la
vertu est un bien qui ne peut être ravi ni par la guerre, ni par le naufrage, ni
par les tyrans. Elle suffit pour rendre heureux ; elle est préférable à la
richesse, à la santé, aux plaisirs des sens ! Ainsi parlait Socrate, mon maître
bien-aimé...
- Ah ! murmura Diogène avec une
fatigue visible, il a pu en dire autant de la ciguë.
- C'est une bonne plante,
interrompit soudain une voix railleuse ; j'en cultive trois arpents. »
Les deux Cyniques levèrent la
tête et aperçurent un grand vieillard au teint hâlé, vêtu d'une peau de chèvre,
qui tenait un gros sac de cuir d'une main et un hoyau de l'autre.
« Ah ! c'est toi, Timon !
s'écrièrent-ils ensemble ; comme tu as l'air gai !
- C'est vrai, répondit Timon le
Misanthrope, je ris encore de l'air hébété d'Apémante qui vient de m'offrir à déjeuner.
En finissant, il m'a dit : «Quel bon repas, Timon, nous avons fait ensemble ! -
Oui, ai-je répliqué, j'espère bien qu'il va t'étouffer ! »
- Ah çà ! répondit Antisthène, tu
ne te réconcilieras donc pas avec le genre humain ?
- Timon, ajouta Diogène, veux-tu
t'asseoir un instant ici, et nous raconter ta vie que je suis curieux de
connaître ?
- J'y consens, répondit le
Misanthrope, quoique je sois pressé de porter les débris de viande que j'ai
dans ce sac à mes loups de l'Hymette. Du reste, l'histoire de ma vie est
courte.
« Je suis né d'Échécratide, dans
le bourg de Colyte. J'ai été riche, distingué, religieux, confiant et tendre.
J'ai offert aux dieux des hécatombes entières ; j'ai encouragé les arts et
protégé les faibles. J'ai eu des amis, des maîtresses et des enfants. Mon
patrimoine n'a pas résisté. Les amis et les femmes sont partis avec lui. Les
enfants étaient morts un peu auparavant. Les dieux ont laissé ces choses se
produire. Tout cela m'a fait du chagrin. Alors, en remarquant que ce que je
croyais le mal était la loi du monde, j'en ai conclu que c'était le bien. Et
encore !... Quoi qu'il en soit, j'ai transformé mon âme ; j'ai retourné mes
idées comme je retournai mon manteau quand ce côté-ci sera usé. Et j'ai bien vu
que le jugement humain n'avait ni endroit ni envers. Jadis j'admirais la
justice, aujourd'hui je suis tenté d'apprécier la force ; je respectais le
courage, et maintenant je reconnaîtrais volontiers que la lâcheté est un
sentiment plus délicat. J'aimais la vie folle des cités, je la trouvais
émouvante ; je croyais aux joies pures de l'agriculteur laborieux, je vantais
le soleil et la brise des champs. Maintenant je hais les villes, le chaud, le
froid, la terre, le travail ; tout, du reste.
« Je suis beaucoup moins
malheureux qu'autrefois, parce que le misérable spectacle de la société me
procure des satisfactions. Comme je sais goûter les actes de perversité, de
bêtise et d'ignorance, j'ai de fréquents sujets de gaieté.
« J'avoue qu'il m'arrive parfois
de rencontrer un individu honnête et bon. C'est alors que je suis pris de ces
accès de misanthropie qui me font descendre dans le Pirée pour y insulter les
étrangers qui débarquent. Heureusement, là, mon humeur change vite. Je vois des
mendiants estropiés, des filous, des prostituées. Quelquefois j'assiste à un
incendie allumé par vengeance, à une mort subite, à une rixe entre matelots. Un
jour même j'ai vu un jeune homme égorger sa maîtresse par amour et deux
portefaix, qui s'interposaient sans motif. Ces petits incidents me permettent
d'attendre patiemment l'arrivée des pestes asiatiques, l'éclat des séditions et
des guerres générales. »
En prononçant ces derniers mots,
Timon s'était levé. Il jeta son sac immonde sur ses épaules, et il s'éloigna en
faisant, avec sa lourde pioche de bois, de grands gestes, comme un faucheur.
Diogène restait pensif. Alors
Antisthène lui dit d'un air joyeux :
« Ne vois-tu pas que Timon est
fou ? Il pense vraiment ce qu'il dit, ce pourvoyeur des loups et des corbeaux.
Un jour, il y a bien longtemps de cela, il parla de façon à se faire massacrer
par la populace. Rencontrant Alcibiade qui venait d'obtenir un grand succès
dans l'assemblée, il alla lui serrer la main avec effusion, en disant :
«Courage, mon garçon, je te devrai la perte des Athéniens. »
III
Après le frugal repas du soir,
les deux philosophes, appuyés sur leurs bâtons, avaient coutume de gagner le
Céramique et de s'y promener, en silence, sous les branches de myrtes et
d'oliviers. Ils rencontraient, au tournant des allées, les hétaïres qui
guettaient, de leurs prunelles brillantes, les jeunes gens de la ville, pour
fuir devant eux en écrivant dans le sable, avec les clous rangés à cet effet
sous leurs brodequins à haute tige : Suis-moi.
Ils regardaient d'un air hautain
ces filles folles dont l'amour coûtait trop cher pour eux ; et celles-ci
riaient d'un ton moqueur, en voyant apparaître, à la tombée de la nuit, ces
grands hommes barbus vêtus de manteaux troués et qui semblaient muets.
Lorsqu'ils avaient, à leur gré,
suffisamment parcouru le bois, ils cherchaient quelque portique pour y passer
la nuit. Mais souvent, en attendant le sommeil et comme en proie à une
obsession, Antisthène marmottait des phrases inintelligibles sur ce qu'il
appelait « l'impétueux commerce des femmes ».
Quand approchait la nouvelle
lune, on pouvait remarquer, sur les visages des Cyniques, les indices d'une
joie contenue mais forte. En voici la raison :
C'était une chose connue qu'à la
première apparition du beau croissant, Hécate, la déesse des carrefours, se
promenait dans les rues, accompagnée des âmes des morts et poursuivie par les
hurlements des chiens. Aussi les riches, dans le but de se concilier une
divinité qui passait pour redoutable, disposaient, sur le chemin qu'elle devait
vraisemblablement parcourir, des paniers garnis d'oeufs, de miel et de
fromages.
Au lendemain, les paniers étaient
vides.
Or les deux Cyniques, qui
savaient bien pourquoi, voyaient revenir avec un plaisir toujours nouveau
l'époque d'une solennité qui leur permettait de faire un solide souper, en
parlant de sujets intéressants et divers avec tous les gueux de la ville, amis
ou simples connaissances.
Quelquefois Antisthène se
montrait d'une humeur joviale et gouailleuse qui plaisait énormément à son
élève. Ainsi, un jour, un jeune homme du Pont promit de lui faire un riche
présent lorsque son navire chargé de choses salées serait arrivé d'Asie.
Antisthène, ayant fait signe à Diogène de prendre sa besace, mena le généreux
étranger chez une meunière voisine et lui dit :
« Brave femme, emplis-moi ce sac
de farine. Ce jeune homme te paiera quand arrivera son navire chargé de choses
salées. »
Cette boutade fit beaucoup rire
Diogène, qui déjà mordait avec une joie étrange au fruit amer du scepticisme.
C'est qu'en cinq années il avait
appris bien des choses. Il avait perdu ces illusions de jeunesse qui
enveloppent le cerveau et le protègent contre les premiers coups de la réalité.
Il avait alors trente-deux ans ; il commençait à bien comprendre la vie et il
connaissait le caractère des hommes.
Aussi, sans plus tarder, jugeant
son maître ennuyeux, hypocrite, méchant et moins savant que lui-même, il
chercha un moyen décent de le quitter.
Il ne trouva rien de mieux que de
l'accuser publiquement de lui avoir volé trois olives. Antisthène indigné le
chassa immédiatement du Cynosarge et, pour se consoler, entreprit un grand
ouvrage, dans lequel il parlait successivement de la Gloire, du Chien, de la
Musique, d'Hercule, de la Science, de la Procréation des enfants et de l'Amour
du vin.
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