CHAPITRE TROISIÈME
I
DIOGÈNE était las de passer les nuits à la belle étoile,
de se réveiller avec des douleurs dans la tête et de grands engourdissements.
Il écrivit à un de ses anciens amis, qui lui devait beaucoup d'argent, de
vouloir bien lui procurer une toute petite maison. L'ancien ami lui répondit
qu'il y avait, dans le temple de la Mère des Dieux, un tonneau solide et
confortable.
Diogène profita du conseil. Il
s'empara du tonneau, défonça une des extrémités, garnit de paille les douves
qui étaient un peu dures, et, tout heureux d'avoir un gîte, commença par y
dormir vingt-quatre heures de suite, sans se retourner.
Pour premier usage de sa liberté,
Diogène entama des relations avec une jeune marchande de dattes phénicennes.
Tous deux aimaient à s'égarer, le soir, sous les ramures du Céramique, où
Antisthène ne venait plus. Et ils s'y livraient à des jeux impurs, comme s'ils
avaient été réellement mariés. L'intimité dura pendant les mois de Thargélion
et de Scirophorion, et se termina d'une manière amicale et naturelle, par suite
du dégoût réciproque.
A quelque temps de là, Diogène,
ne possédant rien pour son dîner, sinon une grande faim, se rappela qu'il connaissait,
dans le quartier du Pirée, un riche marchand de tapis assyriens. Cet homme
avait une femme que l'on disait charmante. Il s'appelait Milas, et mettait son
plaisir à recevoir à sa table les parasites lettrés, les diseurs de banalités,
les artistes et les philosophes : tous ces gens d'humeur vagabonde qui ne
vendent rien et qui sont pauvres.
Diogène alla donc frapper à la
porte de Milas qui le reçut d'un air triste et lui dit :
« Ma femme bien-aimée est morte.
»
Sur ces entrefaites, un certain
Eudoxe, qui était géomètre et astronome, arriva. Milas lui fit également part
du funèbre événement. Puis il pria les deux visiteurs de vouloir bien partager
son repas.
Ah ! que Milas était désolé ! Il
ne se lassait pas de parler de son malheur.
« Ma femme, murmurait-il, avait
de grands yeux bleus, des lèvres minces et roses, des dents éblouissantes. Sa
voix était argentine ; ses cheveux sentaient bon ; ses réfléxions, pleines de
justesse et de poésie, me charmaient. »
Et Milas faisait d'intimes
confidences :
« Si vous saviez comme elle riait
follement lorsque je lui disais des choses tendres ! Elle acceptait toutes mes
fantaisies ; elle avait, sous l'épaule gauche, un joli signe noir. Ma femme
était adroite, polie, intelligente. Elle était légère comme la biche d'Artémis.
»
Diogène écoutait cela avec une
lourde oppression. Eudoxe essaya de consoler le malheureux époux. Il commença
par dire que tout le monde était mortel, et, insensiblement, il en vint à
causer des événements politiques, de la crise commerciale, du beau temps, de la
science géométrique. A ce propos, il rappela l'anecdote de Pythagore immolant
une hécatombe, après avoir découvert que le carré de l'hypoténuse du triangle
rectangle était égal aux carrés des deux autres côtés.
Enfin l'amphitryon fatigué
congédia ses convives. Eudoxe sortit tout content des belles phrases qu'il
venait de tourner ; mais, pendant longtemps, Diogène conserva un aspect bizarre
et chagrin.
Il était amoureux de la femme de
Milas, cette inconnue qui était morte.
La malheureuse passion qui
brûlait dans le cerveau de Diogène lui donna une fièvre terrible. Il ne prit
aucun remède et guérit parfaitement. Alors, pour changer le cours de ses idées
et achever de s'instruire, il résolut de parcourir la Grèce. Aussi, bientôt
après, ayant placé son tonneau sous la protection de la divinité, se mit-il en
route pour Lacédémone. Il emportait sa belle timbale d'argent, et il faisait
tournoyer, d'un air capable, son grand bâton qui émerveillait tant Olympiodore,
patron des étrangers.
II
Diogène franchit à gué le
Céphise, traversa la ville d'Éleusis où l'on se préparait à célébrer des
mystères en l'honneur de Perséphoné, et, longeant les falaises, rencontra le
port Nisée qu'il tourna dans la ville de Mégare. Arrivé à l'Isthme, il se
dirigea vers Mycènes, en laissant Corinthe à sa droite. Il faillit être
englouti dans l'Inachos et dut, pour se remettre, rester quelques jours à
Argos, ville consacrée à la déesse Héra. Enfin il atteignit Tégée et pénétra
dans la Laconie.
Après ce fatigant voyage,
Diogène, poudreux et déchiré par les ronces du chemin, gravissait le mont
Menelaïon, lorsqu'il se vit en présence d'une dizaine d'individus à la mine
suspecte.
C'étaient des Hilotes qui avaient
fui de Sparte à l'époque de la dernière Cryptie et qui, depuis, s'occupaient de
trancher le nez des hommes libres, après les avoir détroussés.
Diogène, qui avait une frayeur
terrible, se prépara néanmoins à la résistance. Mais le chef des malfaiteurs
s'avança vers lui, caressant sa belle barbe blanche, et dit de sa voix la plus
tendre :
« Frère, tu es le bienvenu. »
Le Cynique, blessé dans son
amour-propre mais épargné dans sa peau, serra cordialement la main du vieux
scélérat.
Après avoir dormi pendant deux
heures dans une caverne de la montagne et s'être restauré avec une aile de coq
rôti, des figues et du vin doux, Diogène crut devoir, en partant, reconnaître
l'hospitalité très convenable qu'il avait reçue, en communiquant à ses nouveaux
amis quelques réflexions philosophiques, seule monnaie dont il fût riche.
Il se leva donc et se mit à
parler, en marchant de long en large :
« Hilotes voleurs, ne croyez pas
que je méprise votre profession. Je me demande seulement si elle est assez
lucrative. Car il ne faut pas se poser d'autre question, lorsqu'on songe au
choix d'une carrière. En effet, celui qui travaille pour gagner sa vie est
forcé, à toute heure du jour, de faire taire sa conscience, à moins qu'il n'en
ait pas ; ce qui revient au même.
« Vraiment on ne pourrait, sans reculer
d'horreur, examiner l'ensemble des actions d'un homme quelconque dans le miroir
de l'équité.
J'applique d'une manière égale ce
que je viens de dire aux agriculteurs, aux montreurs d'ours, aux sophistes, aux
marchands, aux banquiers, aux prêtres, aux patrons de navires, aux médecins,
aux Archontes d'Athènes et aux Éphores de Sparte.
Hilotes, je laisse donc de côté
la question morale qui n'a rien à voir en pareille matière, et me plaçant au
seul point de vue de votre intérêt, je me sens pris d'une douce pitié. Car, nul
de vous ne l'ignore, vous tombez sous le coup des lois faites par les hommes
pour être appliquées spécialement à ceux qui ne les acceptent point.
Il est certain qu'un jour les
soldats s'empareront de vos personnes, et vous serez précipités dans le gouffre
Barathre. Pourtant, à ce propos, laissez-moi vous dire qu'il ne faut pas
envisager la mort comme une chose pénible, et qu'il est bon, surtout dans votre
position, de s'y préparer de bonne heure, afin de la recevoir dignement, dans
une attitude calme et distraite.
« Mais il me semble remarquer une
certaine tristesse sur vos visages et je ne veux pas insister davantage. Qu'il
me suffise de vous rappeler que des puissances supérieures veillent sur tous
les enfants de la Grèce. Ainsi Poséidon sauve des flots les marins intrépides ;
Arès garde les guerriers ; Aphrodité favorise les femmes qui font l'amour ;
Pallas, celles qui ne le font pas. Et tandis qu'Héraclès donne la force aux
hommes courageux qui massacrent les brigands, le dieu Hermès, que vous adorez,
protège les voleurs actifs et intelligents. »
Cependant le soleil déclinait à
l'horizon. Diogène s'éloigna d'un pas rapide, pour arriver à Sparte avant la
nuit noire. Il descendit vers la plaine où il rencontra l'Eurotas, fleuve qui
vient des plateaux d'Arcadie. Il y prit un bain très court, et, rajustant son
affreux manteaux sur ses épaules, il pénétra dans la «creuse Lacédémone ».
On y observait, depuis quatre
cents ans, des lois sévères et sages.
Il fallait partager les récoltes,
se servir d'une lourde monnaie de fer, dédaigner les parfums et les ornements.
Les marchands, les orateurs, les devins et les charlatans étaient bannis ; les
célibataires, notés d'infamie. On ne pouvait employer, dans la construction des
maisons, d'autres instruments que la scie et la cognée. Il était de règle que
les jeunes filles parussent à peu près nues dans les cérémonies publiques, afin
d'être moins séduisantes. Nul n'avait le droit de payer ses dettes.
Telle était, dans ses parties
essentielles, la puissante législation de Lycurgue, citoyen célèbre qui éleva
un temple à Pallas Ophthalmitide, en souvenir de l'oeil qu'il dut laisser sur
la place publique, le jour où il exposa son plan d'une meilleure répartition de
la richesse domestique.
Diogène songeait à ces choses, en
marchant au hasard dans les rues étroites, bordées par de vilaines maisons très
basses. Il atteignit ainsi une place où une partie de la population s'était
assemblée pour jouir d'un spectacle assez curieux.
Des jeunes garçons de douze à
quinze ans, absolument nus, se plaçaient tour à tour sur l'autel d'Artémis
Orthia, où des magistrats intègres les fouettaient jusqu'à l'effusion du sang.
Diogène, très intrigué, voulant
connaître le but de cette pieuse cérémonie, s'adressa à une jeune Lacédémonienne
qui, fort en peine de voir, se levait à côté de lui, sur la pointe des pieds.
« C'est, répondit cette dernière,
la fête des Bomonices. Ceux qui supportent les coups sans se plaindre et sans
mourir, reçoivent le titre de Victorieux à l'autel.
- Ah ! très bien ! » fit Diogène
; et désirant remercier son interlocutrice par une réflexion galante, il
s'embrouilla dans une longue phrase qui finit par signifier qu'il aurait eu
grand plaisir à ce qu'une aussi jolie fille fût un jeune garçon.
Il lui demanda son nom, entendit
qu'elle s'appelait Ampélis et en prit poliment congé.
Diogène reprit sa course à
travers la ville. Il vit des guerriers qui revenaient de l'exercice ; des gens
d'un aspect ordinaire qui causaient entre eux ; des esclaves, surveillés par
leurs maîtres, qui travaillaient ; d'autres qui, n'étant pas surveillés, ne
faisaient rien. Il aperçut encore des femmes qui allaitaient leurs enfants ;
des gamins qui, pour s'amuser, se jetaient de grosses pierres à la tête ; des
citoyens qui erraient dans un état d'ivresse propre à faire réfléchir les
jeunes Hilotes.
Il traversa l'Hippodrome désert
et arriva devant le pont d'Héraclès qui menait au Plataniste.
III
Dans cet endroit ombragé d'arbres
magnifiques, il y avait une foule considérable, venue pour entendre une
conférence du philosophe Hippias d'Élis, sur la gloire immortelle des grands
hommes de Sparte.
Diogène entendit la péroraison du
discours :
« Spartiates et Lacédémoniens,
j'ai voulu retracer les vertus de vos morts illustres. Peut-être la tâche
était-elle au-dessus de mes faibles forces ! Mais, pourtant, je veux croire que
l'orateur qui s'inspire d'un si noble sujet ne peut dire que des choses utiles
à la mère-patrie.
« Et maintenant j'ai adressé un
dernier adieu à ces ombres majestueuses : Lycurgue, Léonidas, Agis, Pausanias,
Cléombrote et tant d'autres que nous vénérons. Laissez-moi tourner les yeux
vers l'avenir.
J'aperçois des générations
robustes et intelligentes. Elles se transmettent perpétuellement les sévères
traditions des ancêtres et leurs grands sentiments qui ont fait de Sparte la
reine de la Grèce et le flambeau du monde. »
Des applaudissements effroyables
retentirent de toutes parts. Hippias, le front en sueur, le teint livide et le
dos courbé, descendit péniblement du banc qui lui avait servi de tribune et sur
lequel les assistants vinrent tour à tour déposer une modeste offrande.
Diogène méditait en regardant la
vaste tête d'Hippias. Il pensait qu'autrefois, sous ce crâne luisant où
flottaient encore quelques touffes blanches, s'étaient abritées des idées
extraordinaires que personne n'applaudissait ni ne comprenait.
Quand la foule se fut retirée,
Diogène s'approcha d'Hippias qui mettait sa recette dans un sac, et lui dit en
riant :
« Maître, je te salue. Tu viens de
faire un admirable discours. »
Hippias leva la tête et répondit,
en clignant de l'oeil :
« Jeune homme, je crois t'avoir
déjà rencontré au Cynosarge. N'es-tu pas disciple de mon ami Antisthène ?
- En effet, maître, je suis Diogène.
J'ai été le disciple du vieux Chien. Mais je l'ai quitté depuis un certain
temps. »
Hippias reprit :
« Alors tu es content de mon
discours. Du reste, j'en suis très satisfait moi-même. Il réussit partout. Je
l'ai déjà prononcé quatre ou cinq fois ; il me suffit d'y changer quelques
mots. Je célèbre, en Achaïe, la gloire immortelle des grands citoyens d'AEgion
; en Arcadie, celle des grands citoyens de Mégalopolis, et ainsi de suite.
- Ah ! fit Diogène avec
déférence, tout à l'heure, tu n'étais donc pas sincère ?
- Fou ! s'écria Hippias,
t'imagines-tu donc qu'il soit possible d'oublier les leçons de ces fiers
sophistes qui démontraient le pour et le contre et réfutaient l'évidence ?
Crois-tu que j'aie été pour rien le disciple de Prodicos qui niait les Dieux ;
de Zénon d'Élée qui niait le Temps, l'Espace et le Mouvement ; de Protagoras
qui niait la Vérité, les Lois et la Vertu ; de Gorgias de Léontini qui
prétendait que rien n'était réel et qui le prouvait ? Non, non ! Mais je suis
vieux et pauvre. Il faut que je gagne de l'argent sans trop me fatiguer. Au
temps de ma jeunesse, j'aurais pris plaisir à réfuter immédiatement le discours
que tu viens d'entendre ; mais, maintenant, je suis résolu à ne plus dire que
la moitié de ce que je pense. Suivant l'occasion, j'affirme ou je nie
simplement. Adieu, Diogène. »
Hippias s'en alla. Diogène fut
sur le point de courir à sa poursuite pour lui emprunter deux ou trois drachmes
; mais il réfléchit que le vieux philosophe les refuserait, et il aima mieux ne
pas s'exposer inutilement à un torrent d'injures.
Il se demanda ce qu'il allait
faire, et, ne trouvant rien à se répondre, il s'étendit au pied d'un platane où
il ne tarda pas à s'endormir. Il rêva que Sparte était Athènes ; qu'Antisthène
était Hippias ; que toutes les villes étaient laides et sales ; que tous les
hommes étaient des fripons ; et qu'il avait souvent, au clair de la lune,
conduit la jeune Ampélis sous les arbres du Céramique, pour y chercher dans
l'herbe les gentils lézards et les scarabées.
Quand Diogène s'éveilla, le
soleil débouchait de l'horizon, l'air était frais et pur, la campagne
resplendissait. Il jugea qu'il connaissait suffisamment Sparte et sortit de la
ville.
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