CHAPITRE CINQUIÈME
I
CEPENDANT Diogène avait, de son côté, reprit le chemin
d'Athènes. En s'éloignant du petit bourg de Sellasie, il n'avait plus reconnu
sa route et s'était vu contraint de demander quelque renseignement.
Le premier passant qu'il avait
consulté s'était empressé de lui indiquer un sentier dans l'est ; un second
passant s'était contenté de lui montrer du doigt un bois dont le sombre profil
se perdait à l'ouest, dans la brume.
Le Cynique, sans remarquer leurs
réponses, avait persisté à marcher droit devant lui, à tout hasard. Bien lui en
avait pris, car il avait revu Tégée, plus tard la ville d'Argos et Mycènes.
Lorsqu'il rentra dans sa patrie
d'adoption, il ne trouva pas que de grands changements s'y fussent accomplis.
Il vint présenter ses devoirs à
Antisthène, qui le reçut froidement. Il ne manqua pas de faire visite, vers
l'heure du repas, au brave Milas, qui s'était remarié et qui le congédia d'une
manière rapide. Enfin Diogène alla voir ses amis Phérécrate et Olympiodore,
ainsi qu'un chien de forte taille qu'il connaissait, dans le quartier de
Mélitte.
En passant devant la demeure de
Platon, il remarqua, sur le vestibule, l'inscription suivante :
« Que nul n'entre ici sans savoir
la géométrie. »
Cela fit ricaner Diogène qui
méprisait également les mathématiques, l'astrologie et la musique. Il demanda à
voir le célèbre philosophe ; un esclave lui répondit qu'il était alors à
Syracuse, auprès du roi Denys. Diogène n'insista pas ; mais il alla conter
partout que Platon se faisait entretenir par un tyran.
Aussi, lorsque ce dernier revint
de Sicile, un ami commun lui ayant immédiatement révélé les propos de Diogène,
il alla se promener dans l'Agora où il vit le Cynique modestement occupé à préparer
son repas. Il se pencha à son oreille et lui dit tout bas :
« Si tu avais fait ta cour à
Denys, tu ne serais pas réduit à éplucher des herbes...
- Et toi, cria de
toutes ses forces Diogène, si tu avait épluché des herbes, tu n'aurais pas fait
ta cour à Denys !» La foule s'ameuta subitement, et Platon dut s'esquiver,
poursuivi par les invectives d'un peuple libre.
Diogène ayant rencontré Apémante,
le seul ami de Timon, lui en demanda des nouvelles.
« Hélas ! répondit Apémante, ne
sais-tu donc pas que ce gueux est mort ? »
Et, voyant Diogène tout surpris,
Apémante continua :
« Figure-toi qu'il y a quinze
jours, des petits pâtres qui conduisaient, dès l'aube, leurs brebis sur la
pente de l'Hymette, entendirent de grands éclats de rire qui se répercutaient
dans la montagne... Les enfants, ayant très peur, s'enfuirent. Pendant quatre
jours, on entendit, du pied de l'Hymette, retentir les accents d'une joie
sonore qui semblait être celle d'un dieu. Les prêtres ordonnèrent des offrandes
et prédirent des événements terribles.
« Enfin le cinquième jour, comme
la montagne était redevenue silencieuse, quelques curieux se hasardèrent à la
gravir. Ils arrivèrent bientôt devant un châtaignier, au tronc duquel Timon
était adossé. Le Misanthrope s'était brisé la jambe droite en tombant de
l'arbre, et il était mort, sans doute de fièvre ou peut-être parce que ses
loups avaient commencé à le manger.
- Voilà un événement bien
tragique, dit Diogène ; et qu'a-t-on fait du cadavre ? »
Apémante répondit :
« On l'a enterré près de la mer,
à Halès ; et on a mis sur sa tombe l'épitaphe qu'il s'était composée : «
Passant, ici gît un corps dont tu n'as pas besoin de connaître le nom.
Puisses-tu avoir une fin misérable ! » Quelques jours après, le terrain du
rivage s'est éboulé, et les flots ont entouré le sépulcre, comme pour le rendre
inaccessible aux hommes. »
II
Cependant Diogène s'occupa de sa
réinstallation. Pour l'indemniser de la perte de sa pauvre demeure, quelques
braves gens du Pirée imaginèrent d'ouvrir une souscription, où l'on recevait
les dons en argent et en nature.
Les Athéniens se montrèrent
généreux. Ils aimaient beaucoup Diogène, tout en étant un peu jaloux de son
sort ; car le Cynique vivait insouciant et joyeux, libre d'attaches, sans serviteurs,
ni femme ni petits enfants.
Les dons en argent montèrent à
huit cents drachmes ; mais, par suite de circonstances, cette somme ne fut
jamais remise à Diogène. Les dons en nature furent très nombreux. Il arriva
trois peaux d'ours, six manteaux, cent cinquante oeufs de poule, une grand
tonne d'huile en terre grise et vingt outres couvertes de poils de chèvre,
pleines de blé et de haricots.
Pour sa part, Diogène obtint un
beau manteau vert, plus la tonne en terre grise que les braves gens du Pirée
vidèrent dans leurs bonnes cruches, jusqu'à la dernière goutte, afin d'en faire
un logis bien sec.
Alors Diogène, revenu sous le
portique de Cybèle, la Grande Mère, fonda brusquement un système de philosophie
sans avenir : celui de la Tranquillité. Était-ce même un système ? Voilà bien
la première chose dont Diogène ne s'occupa point. Mais il aurait pu sans doute
poser solidement son temple sur des principes, le charpenter avec des raisons
hautes et le couvrir de quelque majestueuse théorie formant fronton.
Dans son livre intitulé «
Mégarique », Théophraste rapportait que Diogène avait pris son idée d'une
petite souris qu'il avait vue courir.
Quoi qu'on doive en penser, il y
eut un remarquable émoi dans la ville lorsque se répandit cette rumeur : «
Diogène ouvre une école où il enseigne une doctrine nouvelle. » Car, ainsi
qu'il est dit aux Actes des Apôtres : « Les Athéniens et les étrangers qui
demeuraient à Athènes ne passaient tout leur temps qu'à dire et à entendre dire
quelque chose de nouveau. »
Aussi Diogène, qui restait
pendant les heures de soleil au Pompéion, se vit-il bientôt entouré d'une foule
sympathique. Il laissa les gens faire sans rien dire ; et, pendant deux mois
entiers, un monde intelligent et curieux vint se ranger sous les yeux du
philosophe qui l'examinait d'un regard circulaire ou n'y prenait garde, se
causant à lui-même, dormant, lavant son manteau, faisant sa cuisine ou
s'éloignant d'un air grave.
Vers le troisième mois,
lorsqu'une centaine de personnes tenaces se trouvèrent assemblées sur la place,
Diogène s'assit par terre, croisa lentement ses jambes et prit la parole en ces
termes :
« O hommes athéniens, je vais
vous enseigner la sagesse.
Contre votre bonheur, deux
ennemis conspirent : d'abord vous-mêmes, ensuite tout le reste. Avec vous-mêmes,
le mieux est d'agir comme vous l'entendez. Quant au reste, dans les rapports
auxquels vous êtes soumis avec les individus, les lois et les forces
naturelles, il faut vous comporter ainsi qu'il vous est possible.
Maintenant je vous quitte pour
aller chercher au bois les champignons nécessaires à mon repas du soir, ô
hommes athéniens. »
Diogène se leva et traversa la
foule.
Un auditeur, qui le trouvait trop
fier, lui cria :
« Je demande moins d'insolence à
un homme pendu en effigie.
- Misérable, lui répondit avec
calme Diogène, c'est ce qui m'a rendu philosophe. »
Un cabaretier reprit, pour faire
l'important :
« Ceux de Sinope t'ont chassé de
leur pays.
- C'est vrai, répliqua Diogène ;
moi, je les y ai laissés.»
Et, drapé comme une empereur dans
son manteau vert d'où sortaient ses grandes jambes nues, il regarda fixement
l'auditoire où les uns vociférèrent, où les autres applaudirent : ainsi qu'il y
a toujours des gens satisfaits et des mécontents.
De ce jour, Diogène se livra
paisiblement à toutes les excentricités, dans la belle Athènes, n'ayant souci
ni des moeurs ni du texte des lois.
Il ne s'imposait aucune
contrainte et quelquefois il se promenait nu, pendant les grandes chaleurs, en
faisant des gestes indécents.
Cela ne devait le mener à aucune
position sérieuse.
Se trouvant sur un vaisseau qui
allait à Égine, il fut pris par des corsaires dont Scirpalos était le chef, et
qui exerçaient, au péril de leur vie, ce métier courageux et dur de ravir les
biens et la liberté des autres.
Par leurs soins, Diogène fut
conduit en Crète, l'île bienheureuse des archers doriens, pour être exposé dans
un bazar d'esclaves.
III
Dans la ville de Cnosse, où régna
le divin Minos, il existe un grand marché de femmes et d'hommes.
Vers la douzième heure du jour,
les marchands, sortant de la voûte qui précède la cour ronde, amènent leurs
esclaves et les poussent à la base des colonnes en marbre noir.
Voici, sur le premier rang, les
beaux garçons d'Égypte, les eunuques à la peau douce, les bouffons, les filles
d'Asie et les joueuses de harpe. On a rangé derrière ces esclaves de luxe, dont
les pieds sont blanchis à la craie pour indiquer qu'ils n'ont pas encore servi,
des nègres aux cheveux crépus et de lourds athlètes.
Dans le fond, on aperçoit encore
quelques individus coiffés d'un bonnet et par suite vendus sans garantie. Ce
sont des esclaves âgés ou vicieux : les uns marqués au front du fer rouge ; les
autres à l'oreille, d'un coup de rasoir. Et puis les femmes enceintes et des
petits enfants.
Déjà les enchères viennent de
s'ouvrir et les acheteurs s'empressent autour de la plate-forme, sur laquelle
on fait successivement monter les esclaves, pendant que les jeunes fils de
famille circulent, en devisant, sous la colonnade.
Le crieur lit, de sa grosse voix,
la tablette suspendue au cou de chaque sujet :
«Pyrias - né en Bithynie - n'est
pas enclin au vol, ni à la fuite, ni au suicide : - au prix de trois mines.
Zopyrion - d'origine inconnue -
sujet à l'épilepsie - caractère doux : - deux cents drachmes.
Thratta - femme de vingt-cinq ans
- née en Thrace - garantie féconde - bonne prostituée - manquent deux dents - à
vendre : sept mines.
Tibios - Paphlagonien très
robuste - connaît la grammaire et la poésie - ivrogne - nage bien - occasion :
cinq mines.
Sacas - joli Mède âgé de seize
ans - bien épilé : quinze mines ; - tout châtré : vingt mines.»
Diogène assis sur la marche d'un
escalier, soutenant sa tête dans la paume de ses mains, vêtu de son manteau
vert dont la brise marine a fortement altéré la couleur, regarde avec intérêt
ce spectacle dégradant et nouveau. Il pense bien des choses : au beau temps
qu'il fait, aux charmes de l'oisiveté, à ses amis d'Athènes.
Comme Platon, comme Antisthène
s'amuseraient tout à l'heure s'ils étaient là pour assister à sa vente ! Au
fait, qu'est-ce qu'il va bien pouvoir coûter ? Sans doute moins qu'une vierge,
qu'un eunuque, qu'un jardinier, moins que rien : la valeur d'un philosophe. Qui
sait cependant ? Il pourrait convenir à un amateur, curieux de compléter une
collection de philosophes n'ayant pas réussi. Lui Cynique, à côté de
l'Érétrien, de l'Olympique ou du Philalète, prendrait rang et serait d'un bon
usage pour discuter avec les fournisseurs, amener des courtisanes et chasser
les mendiants !
Enfin, voici le tour de Diogène
venu. Un de ses maîtres le pousse d'une manière brutale sur le socle des
enchères. Le crieur lui arrache son manteau, mettant à nu son buste puissant,
ses larges épaules, ses cuisses maigres et musculeuses.
« Que sais-tu faire ? demande un
fabricant d'épées.
- Mépriser les hommes pour te
servir,» répond Diogène en s'asseyant négligemment sur la pierre.
Mais d'un coup de fouet Scirpalos
le fait relever.
« Crieur, reprend le philosophe, appelle
ce gros homme qui a sur sa veste une si belle bordure ; il doit avoir besoin
d'un maître. »
Et Diogène désigne, en parlant
ainsi, Xéniade, célèbre marchand de Corinthe. Celui-ci s'approche en souriant.
« Achète-moi donc, dit Diogène ;
je t'assure que tu me plais. »
Un rude cultivateur, qui a besoin
d'un homme alerte pour tourner un manège, met quelques enchères ; et c'est bien
trois mines que doit payer le Corinthien Xéniade pour emmener Diogène dans sa
ville.
Ce dernier reprend, avec un
mouvement de plaisir, son vêtement et sa besace usée, dans laquelle les pirates
n'ont pas soupçonné la présence d'une timbale d'argent aux profondes ciselures.
L'esclavage est encore ce qu'on a
trouvé de plus charitable à offrir aux gueux.
En échange du simulacre de liberté
qu'ils perdent, ils acquièrent la certitude d'obtenir une alimentation
suffisante, d'être soignés en cas de maladie.
Accouplés pour la reproduction à
des créatures saines, ils n'ont pas l'entretien des enfants qu'ils font, ni la
charge de leurs vieux parents. Ils peuvent rester crasseux, s'enivrer du vin de
Leucade mêlé de plâtre, devenir sourds et se livrer à des actes immondes, sans
compromettre leur situation.
IV
Sur le port de Cenchrée, à
soixante-dix stades de Corinthe, Xéniade habitait un palais renommé pour ses
péristyles et ses vestibules.
Il y vivait des jours heureux,
dans une atmosphère tiède, auprès de son épouse Musarie et de ses enfants.
Xéniade était le type parfait de
l'homme qui dirige une industrie prospère, jouit d'une bonne santé, possède une
famille nombreuse et de beaux appartements.
Le lendemain de son retour de
Cnosse, en se promenant seul, à quelque distance de sa demeure presque royale,
il aperçut Diogène qui se roulait au soleil, dans le sable chaud de la plage.
Lui ayant fait signe d'approcher
:
« Quel est ton nom ? » dit-il.
Le philosophe répondit :
« Diogène de Sinope, Diogène ou
simplement Chien. »
Xéniade lui ayant ensuite demandé
ce qu'il savait faire, le Cynique ne tarda pas à lui inspirer, par la forme de
ses réponses, une haute idée de la vigueur de son esprit.
« J'ai deux fils, lui déclara son
maître avec bienveillance, dont je ne puis rien obtenir. Dinias et Charmide
sont deux jumeaux de dix-sept ans ; perles d'élégance et de prodigalité, ils n'entendent
encore que monter à cheval, dresser les meutes de lévriers et chasser le
renard. Veux-tu te charger de compléter l'éducation de mes deux enfants ? Je
souhaiterais qu'ils apprissent la science mathématique, les dialectes, la
musique, la peinture, les prodiges fabuleux, l'histoire, la thérapeutique et
une foule de sciences dont j'ignore les noms. »
Diogène accepta cette
proposition.
Dans l'espace de trois ans, il
enseigna à ses élèves l'art de parler peu, de payer les services au juste prix,
de ne point prêter d'argent, de partager l'avis des plus forts, et de mentir en
principe ; car il est toujours facile, si quelque avantage en résulte, de
rétablir la vérité.
Quand ce temps fut accompli,
Diogène alla trouver un soir Xéniade, qui était sur le point de s'endormir,et
lui dit :
« J'ai fait, pour l'éducation de
Dinias et de Charmide, mieux que tu ne m'avais demandé.
- Bon ! murmura le Corinthien en
bâillant. Pour récompense, je t'accorde la liberté. Tu peux rester ici,
vieillir oisif dans ma demeure, et lorsque tu mourras, on aura soin de ta
sépulture. »
Mais le Cynique avait appris à
connaître la valeur des promesses et ne s'y attachait point ; il appréciait
aussi l'importance des formalités.
Après avoir importuné son maître
jusqu'à ce que celui-ci lui eût remis, sur une tablette, l'acte
d'affranchissement, Diogène se rendit chez un héraut pour l'inviter à lire
cette déclaration, dès le lendemain, dans les temples. Afin d'encourager le
fonctionnaire à accomplir ponctuellement son devoir, il lui donna l'assurance,
à tout hasard, que Xéniade le récompenserait bien.
Puis il regagna directement
l'écurie qu'il habitait, dépouilla la tunique et les chaussures qu'il devait à
la générosité de son maître et les posa proprement dans un coin. Ensuite il ouvrit
un grand coffre qui contenait la provision des chevaux ; en y fouillant de
toute la longueur de son bras, il retrouva son bâton, sa besace, son vieux
manteau et sa timbale d'argent. La cachette d'ailleurs était choisie et sûre ;
car les cochers de Xéniade, qui, toutes les semaines, faisaient payer à leur
maître une pleine fourniture d'avoine, se gardaient bien de vider le récipient
jusqu'au fond.
Diogène, ayant repris les
insignes de son indépendance, s'éloigna dans la ville.
La nuit était bleue, et les
brusques aboiements des chiens traversaient le vaste silence dans toute sa
largeur.
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