CHAPITRE SIXIÈME
I
DANS Corinthe, prévalait le culte de la douce Cypris.
Les hommes étaient vigoureux, les femmes belles et les lois indulgentes. Il en
résultait beaucoup de volupté.
Quiconque voulait mener à bien
son entreprise promettait à la puissante Aphrodité de lui offrir un certain
nombre de petites filles qu'on allait acheter un peu partout, dans les familles
pauvres, et qui devenaient en quelques temps d'excellentes hétaïres.
En l'an II de la 103e Olympiade,
il n'était bruit, dans toute la Grèce, que d'une Corinthienne nommée Laïs,
fille ingénieuse et jolie qui avait déjà satisfait un grand nombre d'amants et
ruiné beaucoup d'hommes riches. Aussi était-elle fréquentée par les personnages
de distinction.
Elle se montrait vicieuse, ce qui
lui valait la sympathie des gens spirituels ; elle était généreuse, et s'était
fait ainsi beaucoup d'ennemis.
Un certain Épicrate, poète assez
mince, qui avait reçu d'elle un secours d'argent et qui ne le lui avait jamais
pardonné, venait de composer une méchante comédie : l'Anti-Laïs.
Un philosophe aimable, Aristippe
le Cyrénéen, avait répliqué par une étude intitulée : «Laïs et son miroir», qui
avait fait sensation.
L'héroïne de ces ouvrages tenait
donc une énorme petite place dans la vie corinthienne. C'était la frivolité
ravissante et détestable qui ennuyait tout le monde, d'une charmante façon.
Vêtue d'une éclatante tunique
blanche qui dessinait ses formes, depuis la pointe des seins jusqu'aux talons
chaussés d'or, elle passait habituellement ses journées dans l'Amphithalamos,
où des lits, dressés en manière d'estrades, offraient une pose douce à ses
compagnes qui venaient perpétuellement la visiter et tenir propos sur les
ajustements, dépenses, indispositions, rivalités et toutes choses féminines.
Comme la plupart des amoureuses
de profession, Laïs était lente à s'éveiller et surtout à s'endormir.
Le soir elle se plaisait à
bavarder sur les phénomènes de la vie courante, avec les débauchés étendus sur
sa couche, lorsque ceux-ci lui étaient connus.
Une fois, en devisant de la
sorte, elle entra en querelle avec un opulent patron de navires phéniciens.
C'était un avare toujours préoccupé de défendre l'intégrité de sa fortune qu'il
avait acquise, petit à petit, par un travail opiniâtre.
Laïs, pour la seule joie de
l'éblouir, lui racontait les merveilles de son luxe et les dépenses fabuleuses
de son train de maison. Mais l'ancien navigateur sentit un danger, ainsi qu'il
sentait venir jadis les vents Étésiens. Alors il recourut à des plaisanteries
lourdes sur la prodigalité des femmes entretenues, et finit par dire assez
insolemment à sa compagne qu'elle s'était toujours livrée par l'appât du gain.
Profondément indignée de ce
légitime reproche de vénalité, Laïs résolut de prendre sa revanche avant
l'aurore.
Quand l'autre fut plongé dans un
profond sommeil, elle appela l'esclave phrygienne qui se tenait toujours à
portée de sa voix, et la chargea d'aller quérir, par les rues de Corinthe, le
plus misérable vagabond qu'elle apercevrait.
Peu de temps après, quelqu'un
était introduit dans un salon de l'hétaïre corinthienne. C'était Diogène, que
la jeune négresse avait trouvé dormant à ciel ouvert pour fêter sa libération.
Il s'avança tranquillement dans
la pièce, posant avec plaisir ses pieds nus sur les tapis babyloniens où
s'entrelaçaient des fleurs bizarres et des animaux fantastiques.
Il étendit le grand bâton dont il
était muni sur une table d'ivoire, au milieu des coupes et des fragiles
amphores ; il accrocha sa besace à un trépied de bronze et s'assit
nonchalamment dans un grand fauteuil qui avait pour bras deux sphinx.
Il regarda entrer Laïs d'un oeil
qui ne s'étonnait plus et, sans exiger d'explication, la vengea sommairement.
C'est ainsi que Diogène le Chien
fit connaissance de la courtisanne Laïs.
II
Par un merveilleux concours de
circonstances, le Cynique fut bientôt à même d'agir en maître dans cette maison
où le hasard l'avait amené.
De fait, Laïs eut un caprice très
vif pour lui ; et ce sentiment fit place dans la suite à une solide amitié.
Mais Diogène était un garçon
d'une humeur singulière. Sans raisons apparentes, il se lassa de manger le pain
d'une prostituée et de finir, en sa compagnie, des nuits commencées par elle
avec des gens qu'il méprisait.
« Laïs, dit-il un matin, je vais
retourner à Athènes. Il est probable que je n'aurai pas de peine à t'oublier ;
mais, en ce moment, je me rappelle bien toutes les joies que tu m'as fait
goûter et je t'en remercie. Je voudrais, en outre, pouvoir te donner de
l'argent ; mais j'en suis complètement dépourvu. Du moins, je te prie
d'accepter ce petit souvenir... »
Et Diogène tendit sa précieuse
timbale d'argent à la jeune femme, qui n'avait pas envie de rire ni de pleurer.
Il s'en alla d'un pas égal et
rencontra, près de la porte, le beau chien de garde qui lui fit fête.
Profitant de sa disparition,
Diogène lui déroba son écuelle et la jeta lestement dans la besace qu'il
portait sur le dos.
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