CHAPITRE SEPTIÈME
I
AU commencement de l'an 365, Diogène était revenu
habiter sous les colonnes du temple de Cybèle.
Ayant repris, chez Xéniade et Laïs,
l'habitude du luxe et du bien-être, il adopta deux résidences comme le grand
roi Darios.
Dès les premières chaleurs,
Diogène partait pour Corinthe, en faisant rouler devant lui sa vieille tonne en
terre grise qu'il lui suffisait d'inonder d'eau pendant les ardeurs de la
température pour y trouver la fraîcheur.
Il retournait passer l'hiver à
Athènes, où il garnissait sa demeure avec des chiffons moelleux.
C'est alternativement dans ces
villes qu'il instruisait ses disciples : Monime, un ancien domestique ; le
riche Cratès ; Ménandre, qui admirait Homère ; Hégésée de Sinope ;
l'historiographe Anaximène de Lampsaque et Philiscos d'Égine.
Le Cynique vieillit peu à peu, au
milieu de cet entourage d'hommes modestes et sans préjugés. Sa longue barbe et
ses cheveux blanchirent ; mais il ne cessa pas d'enseigner ses préceptes
favoris :
« Les choses et les personnes
devaient être communes ; la noblesse et la gloire n'avaient que de vaines
apparences.
Il n'était pas déraisonnable de
manger de la chair humaine, ni intéressant de rechercher si les dieux
existaient ou non.
Les femmes avaient des formes
déshonnêtes ; les orateurs mentaient effrontément.
Les philosophes Chiens devaient
caresser ceux qui leur donnaient quelque chose et aboyer après ceux qui ne leur
offraient rien.»
Diogène avait conservé, en outre,
des façons particulières de se comporter.
Si on le quittait pendant qu'il
parlait encore, il ne laissait pas que d'achever sa phrase.
Lorsqu'il avait envie de rendre
publique une pensée, il annonçait une harangue. Souvent les promeneurs
continuaient indifféremment leur chemin. Alors Diogène se mettait à chanter
quelque complainte lamentable ; et, dès qu'il avait réussi à former un
attroupement, il s'en allait en haussant les épaules avec mépris et en disant :
« Pourtant j'aurais parlé juste
et j'ai chanté faux. »
Quand on lui rapportait que des
gens fats et sans intelligence l'avaient plaisanté, il répondait, après
réflexion :
« Je ne m'en tiens pas pour
moqué. »
Il déblatérait, d'une voix affaiblie
par l'âge, contre les passants, les célibataires, les époux, la fortune, les
tireurs d'arc, les fonctions naturelles et le reste.
Il faisait des traits d'esprit :
Voyant, aux thermes, un jeune
garçon qui avait la réputation de dérober les vêtements, Diogène lui demanda
s'il était venu pour prendre un bain ou simplement des habits. Quelqu'un
l'ayant heurté d'une poutre en lui disant, trop tard selon la coutume : «
Prends garde ! » il lui donna un coup de son bâton taillé dans un olivier
franc, en s'écriant : « Prends garde, toi-même. »
Pour éprouver l'affection d'un
ami, il le pria de porter un demi-fromage à une distance de cinquante pas.
L'autre, croyant à une pure plaisanterie, se fâcha furieusement ; et Diogène
lui dit avec mélancolie :
« Un demi-fromage a rompu notre
amitié. »
Le Cynique employa de la sorte
trente ans de sa vie. Il atteignait sa soixante-dix-septième année, lorsqu'il
entra en rapport avec Alexandre de Macédoine.
II
Alexandre le Grand, ainsi que les
autres hommes, était doué de bons et de mauvais penchants.
A la vérité, il tua son compagnon
Clitos dans un repas ; mais son désespoir fut tel qu'il renonça, pendant
quelques jours, à l'ivrognerie.
Assez dédaigneux des usages, il
ne commanda pas de crever les yeux de trois mille barbares qui s'étaient livrés
à sa merci, après la bataille du Granique.
Lorsqu'il eut fait mutiler et
mettre à mort Callisthène, dont la hardiesse était insupportable, il donna les
instructions nécessaires pour qu'on exposât le corps à la curiosité des gens
que ces sortes de spectacles intéressent.
Enfin il perça lui-même d'une
sarisse Oxyante fils d'Aboulitès, parce que c'était un mauvais satrape.
Il importe de connaître ces
particularités d'un coeur magnanime pour trouver vraisemblable l'anecdote qui
suit, bien que les circonstances en aient été popularisées.
En l'an 365, les Grecs, assemblés
à l'isthme de Corinthe, venaient de confier à Alexandre les fonctions de
généralissime.
Le roi de Macédoine étant venu se
promener, vers la tombée du jour, dans le Cranion, suivi d'une foule nombreuse,
écoutait, avec un sourire d'encouragement, un projet grandiose que lui exposait
l'architecte Stasicrate :
« J'ai trouvé, disait avec feu
cet artiste, que tu ressemblais au mont Athos. En y retouchant un peu, j'en
ferai ta statue inébranlable. Tu poseras les pieds sur le rivage de la mer ; tu
tiendras, dans la main gauche, une ville de dix mille habitants ; et, sous ton
bras droit, une urne penchée versera un fleuve dans la plaine. Tu auras pour
chevelure des forêts peignées par les vents...
- Quel est cet homme sordide,
interrompit Alexandre, qui ne se lève pas à mon approche ?... »
Et il désignait du doigt Diogène,
réinstallé de la veille à Corinthe, qui se reposait, dans sa tonne, des
fatigues du voyage.
Puis, sans attendre de réponse,
le général en chef des Grecs s'avança vers le vieux philosophe qui ouvrit un
oeil.
« Je suis, dit-il, le grand
monarque Alexandre !
- Moi, répliqua l'autre, je suis
Diogène le Chien. »
Alexandre avait entendu parler
des singularités de son interlocuteur ; il avait même conçu pour lui une
certaine sympathie et lui en offrit la preuve.
« Que puis-je faire pour toi ? »
demanda le futur conquérant de l'Asie, avec majesté.
Le Cynique s'agitait depuis un
instant, dans son tonneau, comme un homme qui ne se trouve pas bien tel qu'il
est placé. Quand il fut assez réveillé pour apprécier la cause de son malaise :
« Retire-toi de mon soleil, »
répond-il en montrant l'horizon.
Alexandre, un peu décontenancé
d'abord, ne tarda pas à se remettre et à se retirer en déclarant que s'il
n'avait pas été Alexandre, il aurait voulu être Diogène.
Au reste, ce propos ne
l'engageait pas à grand-chose.
III
Après cette aventure, le Cynique
vécut encore onze ans.
Mais l'extrême vieillesse lui
avait donné une humeur sombre et pénible à supporter. Il ne se décidait plus à
parler lorsqu'il était seul. Il restait chez lui durant des journées entières,
immobile et couché sur le ventre.
Il mourut à Corinthe, dans le
cours de la première année de la 114e Olympiade ; et les causes de sa mort sont
diversement rapportées.
Les uns prétendent qu'il succomba
à un épanchement de bile, causé par un pied de boeuf cru qu'il avait mangé.
D'autres soutiennent qu'il termina son existence en retenant son haleine.
On dit encore que, voulant
partager un polype à des chiens, il fut tellement mordu par un de ces animaux à
un nerf du talon qu'il en rendit l'âme.
Ses disciples étant venus le voir
un matin, selon leur coutume, le trouvèrent enveloppé dans son manteau. Après
une longue attente, étonnés de la rigidité de son corps, ils découvrirent leur
vieux maître ; et le trouvant expiré, ils supposèrent que c'était
volontairement, par un désir de sortir de la vie.
Il y eut une dispute entre les
disciples pour savoir qui l'ensevelirait ; et même ils en vinrent aux mains,
afin de se mettre d'accord.
Enfin Diogène fut enterré près de
la porte qui conduisait à l'Isthme.
On mit sur sa tombe un chien en
pierre de Paros.
|