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Paul Hervieu Diogène le chien IntraText CT - Lecture du Texte |
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CHAPITRE PREMIER Aux chiens errants
I VERS l'an 412 avant l'ère chrétienne, Icèse, riche banquier de Sinope, ayant mené sa femme aux autels d'Ilithyie, devint père d'un jeune garçon. Il voulut l'appeler Diogène et fit valoir son droit. Sa femme aurait préféré le nom plus harmonieux d'Alcathoos ; mais elle fut bien forcée de reconnaître qu'elle n'était que la mère. Vraisemblablement cet enfant passa, comme les autres, ses premières années. Il eut la fièvre scarlatine, des coliques et des rages de dents. Après quoi, ses instincts commençant à se développer, il se mit naturellement à les suivre. Il adorait le miel et détestait la rhubarbe ; lorsqu'il était joyeux, il s'abandonnait à des éclats de rire sonores ; il pleurait lorsqu'il avait du chagrin. Tout cela le fit souvent fouetter par sa mère. Enfin le voyant en âge de comprendre les jeux et de s'en amuser, son père, commerçant affable mais sérieux, le conduisit chez un maître d'école, dans la petite masure duquel, pendant dix années, Diogène passa les belles heures que le soleil donne à l'homme, roi de la nature. C'est ainsi qu'il arriva vers sa dix-huitième année. Il était alors brun, élancé, bien fait, rayonnant de force et de jeunesse. Il savait lire, écrire, calculer et s'enlever au trapèze à la force du poignet. Alors son père le mit à la tête de sa maison de banque, ce qui donna l'idée à Diogène de prendre une maîtresse. Il ne tarda pas à rencontrer, à la porte du théâtre de Sinope, une vieille courtisane, appelée Nicidia, que tous ses aînés dans la débauche avaient vue ivre et nue. Ils s'aimèrent d'un fol amour. Diogène se brouilla avec ses bons amis pour Nicidia qui le trompa ; Nicidia voulut se noyer dans le fleuve Halys pour Diogène, qui la battit cruellement. Mais le bonheur n'est pas éternel ici-bas ! La pauvre Nicidia mourut subitement d'une indigestion ; et Diogène lui fit construire un tombeau superbe au fronton duquel on grava, dans le marbre, un fort joli vers de sa composition qui signifiait : « Je pleure, parce qu'un petit oiseau s'est envolé. » Vers cette époque, et pour se distraire, il alla consulter l'oracle de Délos, patrie d'Apollon. La Phytie invoquée lui répondit : « Change la monnaie. » Les commentateurs sont unanimes à reconnaître que cette phrase signifiait : « Ne fais point comme les autres hommes. » Diogène comprit tout bonnement que le dieu, dans ses insondables desseins, l'engageait à corrompre la valeur de l'argent. Il fit la chose largement, grâce aux facilités que lui donnait sa situation de banquier public. La population ne manqua pas de s'émouvoir. Une plainte fut déposée. Pendant qu'on instruisait l'affaire, Diogène prit la fuite. Mais l'heure de la justice était venue : on enferma son vieux père, pour le restant de ses jours, dans une étroite prison.
II L'an III de la 98e Olympiade, au vingt-huitième jour du mois hécatombæon, la capitale de l'Attique célébrait la fête splendide des Grandes Panathénées. Vers l'heure de midi, la foule portait au Céramique Extérieur. Là, parmi les portiques et les tombeaux, sous les feux étincelants du soleil, se disposait le cortège de la procession du péplos. En tête, on plaçait les jeunes vierges qui soutenaient, dans leurs bras nus, les fioles, les corbeilles et les coupes ; derrière elles et vêtus d'une tunique légère, se rangeaient de jolis garçons. Le centre du cortège était réservé aux guerriers qui, pour danser la pyrrhique, s'étaient couverts de leurs pesantes armures. Au milieu d'eux, les Praxiergides portaient, au bout de quatre lances, le nouveau péplos où se trouvait brodée la victoire des Athéniens sur les Atlantes « venus des portes de la nuit », et dont ils allaient revêtir la statue de bois « tombée du ciel ». Enfin derrière cette phalange sacrée, de beaux vieillards, qu'on appelait Tallophores parce qu'ils portaient des branches d'olivier, se préparaient à marcher d'un pas vénérable. La procession se dirigeait, entre l'Aréopage et la colline du Pnyx, vers l'Agora qu'elle traversait, au milieu d'un grand concours de peuple ; et, gagnant les Propylées, elle gravissait le magnifique escalier de marbre que couronnait l'Acropole, avec le Parthénon et la statue d'ivoire et d'or, sculptée par Phidias, qui s'appelait « Athéné combattant sur le front de bataille ». La solennité comportait encore des jeux gymniques, des hécatombes. Les poètes au regard inspiré venaient réciter en public leur strophes où grondaient les vers magnanimes, où le rythme chantait mollement. Le sujet habituel du concours était le panégyrique d'Harmodios qui avait tué Hipparque, et l'éloge de son ami Aristogiton qui aurait bien voulu poignarder Hippias, dans la fleur de l'âge. Athénée nous a conservé la chanson suivante, faite en leur honneur : « Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme firent Harmodios et Aristogiton quand ils tuèrent le tyran et qu'ils établirent dans Athènes l'égalité des lois. Cher Harmodios, vous n'êtes point encore mort : on dit que vous êtes dans les îles des bienheureux, où sont Achille aux pieds légers et Diomède, ce vaillant fils de Tydée. Je porterai mon épée couverte de feuilles de myrte, comme firent Harmodios et Aristogiton lorsqu'il tuèrent le tyran Hipparque, dans le temps des Panathénées. Que votre gloire soit éternelle, cher Harmodios, cher Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et établi dans Athènes l'égalité des lois. » Les auditeurs applaudissaient avec ivresse ; et leurs suffrages décernaient à l'heureux vainqueur un vase d'huile et une couronne d'olivier. Puis avaient lieu des banquets immenses et religieux. Et lorsque la nuit tombait, la fête prenait fin par les lampadodromies, c'est-à-dire par les courses aux flambeaux, entre les portes de la ville et le temple de Prométhée. Ainsi se passait, en l'an III de la 98e Olympiade, la fête splendide des Grandes Panathénées, en l'honneur de Pallas. Ce jour-là, Diogène, l'âme tranquille, le front haut et le corps libre, était entré dans le Pirée. Il bénéficia de ce que les officiers du port avaient dû se consacrer spécialement à la répression des désordres qu'engendraient d'ordinaire les imposantes cérémonies offertes à la déesse de la sagesse. Il put pénétrer dans la ville sans justifier de ses origines et se faire, en quelques heures, de nombreuses relations parmi la jeunesse que tant de réjouissances mettaient en belle humeur.
III Pendant une année entière, Diogène mena la vie fastueuse d'un satrape, grâce à tout l'or qu'il avait emporté. Il s'efforça de prendre le bon ton, dans cette ville étonnante où les soldats de Marathon et de Salamine avaient appris le maniement des armes, où l'on parlait encore de la queue du chien d'Alcibiade. Il fréquenta les guerriers et les libertins, les savants et les courtisanes. Parfois, il passait la journée entière, couché sur son lit d'ivoire, respirant l'odeur suave des aromates et goûtant des liqueurs délicieuses. Assises à ses pieds, de jeunes esclaves touchaient tour à tour, de leurs doigts fins, les cordes du psaltérion qui vibraient harmonieusement dans la salle aux colonnes de marbre phrygien, reliées entre elles par des tentures de pourpre d'Hermione. Parfois, nonchalamment étendu sur les souples coussins de sa litière, il se faisait porter à quelque bain splendide, où les jeunes élégants d'Athènes, debout dans les bassins d'eau froide, tenaient mille propos légers devant la statue d'Hygie, fille d'Esculape et déesse de la santé. Le soir, à sa table ouverte, il y avait place pour tous les convives de bonne volonté. Les hommes avaient le droit d'être joyeux et bêtes, ou tristes et spirituels ; on permettait aux femmes de se montrer, suivant leur humeur, impudiques ou chastes. Souvent d'illustres citoyens venaient s'étendre sur les lits à deux personnes, disposés dans la salle du festin. Et chacun parlait de mille choses, en buvant le vin doré de Syracuse. Démocrite, homme d'un naturel bienveillant, disait avec son léger accent abdéritain : « Tes poésies sont charmantes, Phérécrate. J'aime les sujets que tu traites avec un mètre nouveau. Cela repose du rythme monotone d'Homère et de quelques autres. » Alors, se tournant vers Aristophane, Démocrite continuait à demi-voix : « D'ailleurs, j'en parle à mon aise ; je n'ai rien lu d'Homère ni de Phérécrate. » Mais le vieil Aristophane remuait la tête sans ouvrir les yeux ; car il méprisait les hommes des générations nouvelles et regrettait l'époque glorieuse des héros qu'il avait diffamés. Zénon, qui était docte et toujours ivre, expliquait aux jeunes femmes sa théorie de la création et des astres : « Le corps de l'homme a été formé par la Terre et par le Soleil. Son âme est un mélange de chaud et de froid, de sécheresse et d'humidité. Maintenant, écoutez-moi bien : le Soleil se dirige obliquement dans le cercle du Zodiaque et se nourrit dans l'Océan ; ce qui fait que la Lune suit une route pleine de détours et s'alimente dans les fleuves. Voilà pourquoi, belles Athéniennes, les saisons changent et les femmes perdent leur fraîcheur, comme les roses passagères. » A l'autre bout de la table, des couples amoureux causaient avec abandon. Un bel adolescent, dont le père était mort, chuchotait, penché sur la brune Mélitta, habile à préparer les philtres thessaliens : « Douce colombe, nous allons vivre toute une semaine ensemble, car j'ai gagné ma liberté, en disant à ma mère que je partais chasser les oies sauvages dans l'île de Salamine. - Quelle joie, répondit Mélitta en lui caressant le visage, et comme les heures me paraîtront courtes, ô mon Timolaos, mon petit cochon d'Acharné ! » « Platon, murmurait une jolie blonde aux yeux de violette, quand donc me donneras-tu les deux mines que tu m'as promises pour payer mes pendants d'oreilles et mon tissu transparent de Cos ? - Méchante petite joueuse de cithare, fille menteuse et débauchée, criait Platon d'un air furieux, tu m'as fait te payer d'avance ! » Montrant du geste un jeune homme au visage intelligent et fier, il ajoutait : « Tu devrais aimer mon jeune élève Hippotale qui, pour avoir de l'argent, n'a qu'à menacer sa mère de se faire soldat de marine. » Et se levant avec noblesse, Platon allait prendre la taille et regarder les yeux d'Axiothée de Phlias, créature belle, riche et dépravée, qui tous les jours venait, habillée en homme, s'asseoir dans le jardin d'Académos. Diogène, dans une attitude indolente, écoutait tous ces propos et se formait ainsi peu à peu le jugement et le coeur. Et la radieuse Aurore paraissait souvent assez tôt pour éclairer dans la salle du festin, où s'étaient éteintes les veilleuses d'huile odorante, des femmes qu'on ne se lassait pas d'embrasser, des jeunes hommes qui se tendaient encore la grande coupe de cristal, et d'illustres vieillards qui se disputaient. Un beau matin, Diogène, en s'éveillant, se mit à réfléchir et s'aperçut qu'il était absolument ruiné. Cette remarque l'ayant plongé dans un abattement profond, il resta plusieurs heures assis sur son lit, se tenant la tête dans les mains et méditant sur le parti meilleur à prendre. Ne trouvant rien, il se leva, rendit la liberté à ses esclaves ; et voulant emporter quelque souvenir, il prit une timbale d'argent qui lui venait d'une femme honnête dont il avait été l'amant. Puis il sortit de sa demeure pour n'y jamais rentrer. Il atteignit d'un pas traînant et incertain la place publique qui, à cette heure, était déserte. Il n'aperçut autour de lui que les statues divines : Zeus, Hermès, Poseidon et ce marbre majestueux devant lequel saint Paul s'arrêtait quatre siècles plus tard, qui était dédié au dieu Inconnu. Cette vue ne le réconforta point ; et il se laissa tomber sur le sol, en pleurant d'une façon tout à fait lamentable.
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