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Paul Hervieu
Diogène le chien

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  • CHAPITRE QUATRIÈME
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CHAPITRE QUATRIÈME

 

I

UN jour, des gamins, qui se rendaient à l'école buissonnière, aperçurent, discrètement rangé sous le portique d'un temple, le tonneau de Diogène, ce logis trop large mais un peu court, dans lequel le philosophe pénétrait les pieds en avant lorsque le ciel resplendissait d'étoiles, et la tête la première par les nuits pluvieuses.

« Ah ! fit remarquer le plus grand de la bande, voici la niche du chien Diogène. Si nous l'emplissions d'ordures ?

- Non, répliqua vivement le plus petit, il vaut mieux planter, autour, des clous dont la pointe dépassera intérieurement.

- Oui, oui, c'est cela, Miltiade a raison, s'écrièrent en choeur tous les jeunes enfants. Mais qui nous fournira les clous et le marteau ?

- Je m'en charge, » fit d'un air entendu le petit Miltiade en se mettant à courir.

Il alla tout droit chez son oncle qui était constructeur de barques dans le quartier de Phalères et qui l'aimait de tout coeur.

« Mon oncle, lui dit-il encore tout essoufflé, j'aurais bien besoin de clous...

- Allons, répondit celui-ci, tu as envie de te blesser ? »

Mais Miltiade fit semblant de ne pas avoir entendu et s'empara d'énormes pointes de fer.

Ensuite il ajouta :

« Mon oncle, j'aurais aussi bien besoin d'un marteau...

- Je ne t'en confierai plus, répondit le charpentier, car tu as perdu celui que tu avais emporté pour casser des noix dans les champs, lors des dernières Dionysiaques, le jour de la fête Iobachée... Un marteau qui m'avait coûté cinq drachmes !... Non, par Héraclès ! je ne t'en confierai plus.

- Oh ! mon oncle ! supplia l'enfant.

- Non, non, non ! Du reste, je ne veux pas que tu te serves de ces dangereux outils. Vois dans quel état je me suis mis la main hier, en heurtant une méchante petite pointe... Et d'ailleurs, qu'est-ce que tu as imaginé de faire ? »

Les joues du petit Miltiade étaient devenues rouges comme des pommes d'api, et il ne répondit rien.

Alors l'oncle prit un air sévère :

« Je gage que tu as quelque mauvaise idée en tête ? »

L'enfant tenait les yeux baissés et se grattait l'oreille.

« Tu penses construire une boîte pour enfermer des chats volés aux vieilles femmes ?... ou bien tu veux accrocher des chauves-souris, par les ailes, à la porte de quelque usurier ? »

Miltiade se borna à remuer la tête, en signe de dénégation ; mais, au même moment, il vit que son oncle, fâché pour tout de bon, allait le mettre à la porte. Il fit un effort sur lui-même et dit d'une voix basse et rapide :

« Tu sais, en passant par là-bas, nous avons vu la niche de Diogène. Alors nous avons pensé que ce chien allait bientôt revenir. Alors AEvon a dit qu'il fallait lui faire une farce. Alors moi j'ai dit qu'il fallait garnir le tonneau de clous. En arrangeant bien la paille, le Chien n'apercevra pas les pointes. Et puis, il ne se couche qu'à la nuit. »

Le charpentier avait écouté en souriant :

« Ah ! le garnement ! fit-il... Tiens, voilà un marteau ; aies-en bien soin. Fais-moi voir les clous que tu as pris... Oh ! mais ils sont beaucoup trop courts et trop gros ! »

L'artisan alla vers un casier où il fouilla de sa main rude. Il tria une centaine de clous bien longs et affilés comme des dents de renard, et, les tendant à l'enfant, il ajouta :

« Prends ceux-là, petit. Ils ne feront pas éclater le bois ; surtout enfonce-les bien droit. »

Miltiade, radieux, partit à toutes jambes. Son oncle le suivit quelque temps du regard ; puis il rentra dans l'atelier où travaillaient deux vieux esclaves dépréciés.

Comme il était de joyeuse humeur, il leur raconta le bon tour qui se préparait ; et son récit fit rire à gorge déployée les deux nègres ainsi qu'ils riaient autrefois en Éthiopie.

II

Cependant, sur la place au milieu de laquelle s'élevait le temple de Cybèle, le grand AEvéon dirigeait les préparatifs.

D'abord, on avait couché le tonneau sur le flanc ; on l'avait roulé le long du portique jusqu'à l'escalier de marbre ; mais au bord de la première marche, il s'était échappé des mains qui le tenaient et, par trois bonds, il avait sauté sur le sol en grondant. Là, les enfants lui prirent tout ce qu'il possédait : des croûtes de pain et des petits morceaux de laine qui devaient provenir des trous d'un manteau.

Et tandis que ce grotesque corps de bois enfonçait son large ventre dans le sable, la troupe joyeuse se mit à danser autour de lui, en criant à tue-tête une chanson populaire de l'époque qui n'avait aucun sens.

On aperçut enfin Miltiade qui accourait de toute la vigueur de ses petites jambes. Il arriva vite. Le grand AEvéon, à cheval sur le tonneau, se fit remettre le marteau avec une poignée de clous et commença à frapper d'une manière retentissante.

« Assez ! assez ! s'exclamèrent tous les gamins, quand il eut planté le dixième clou dans toute la longueur d'une douve.

- Soyez tranquilles, répondit AEvéon avec autorité, il y en aura partout... même dans le fond. Le Chien aura un beau collier de force. »

Les impatients de la bande poussaient déjà le tonneau pour lui faire montrer une nouvelle place où vinssent plonger les dards de fer.

AEvéon, voulant se cramponner, étendit les mains comme s'il cherchait une crinière ; mais ses ongles glissèrent sur les lattes, et le tonneau l'envoya rouler dans le sable, ainsi qu'un boeuf couché dans la prairie jette parmi les herbes, d'un mouvement de sa puissante échine, un jeune chien qui le tourmente.

AEvéon se releva en maugréant, au milieu de bruyants éclats de rire. Car la foule déjà s'était assemblée, et les curieux se retrouvaient à ce rendez-vous qu'ils ne s'étaient pas donné. Vraiment on dirait que, dans les villes, les gens oisifs devinent où sont les spectacles, ainsi que les mouches volent d'instinct vers les cadavres et les fleurs.

Les assistants s'intéressaient aux efforts des gamins, et bien que quelques-uns d'entre eux ne comprissent pas nettement ce qui se passait, néanmoins tout le monde s'amusait réellement.

AEvéon, que sa chute et les plaisanteries des autres avaient mis de mauvaise humeur, ne voulut plus s'occuper de rien. Alors un jeune homme, qui s'était arrêté parmi les spectateurs, se chargea d'achever la tâche, et planta les clous d'une manière assez habile pour dessiner, avec leurs têtes, des poignards et des glaives. Cet artiste de bonne volonté se nommait Apelle ; c'était un élève du peintre Pamphile, venu de Sicyone pour étudier les chefs-d'oeuvre de l'art athénien.

Sur ces entrefaites, l'oncle de Miltiade arriva. Il avait fermé son atelier plus tôt que de coutume, afin de venir un peu voir où les choses en étaient. Il apportait un sac de clous quadrangulaires qu'il avait trouvés dans un coin de sa cave, où il s'était rappelé vaguement les avoir autrefois déposés.

En jouant des coudes, il parvint au premier rang, et, après un rapide examen, il se mit à l'oeuvre, lançant à toute volée son marteau habituel dont il s'était chargé, avec l'air grave d'un vieux charpentier qui se livre aux exercices de sa profession. Quand il eut vidé son sac, il s'accroupit devant l'orifice du tonneau, et là, frappant à l'intérieur de tous les côtés, il enchevêtra les clous, les croisa, les tordit, à gauche, à droite, en haut, en bas, partout où son bras pouvait atteindre.

Lorsqu'il se recula, le tonneau avait perdu son aspect réjouissant et débonnaire. C'était désormais un animal féroce brutalement excité, un monstre fantastique qui ouvrait une large gueule mauvaise, à plusieurs mâchoires armées de mille dents épouvantables.

III

La foule avait grossi lentement, comme en un jour de fête ou d'émeute.

Un grand brouhaha s'élevait de la place envahie. Les curieux qui se pressaient dans les rues adjacentes demandaient ce qui était arrivé, et les bruits les plus contradictoires circulaient dans les groupes.

« C'est un discours, disaient les uns ; - c'est un cheval mort, soutenaient les autres ; - c'est un sacrilège... - ce sont des singes et des baladins.» Des chiens perdus couraient en tous sens, effarés et muets. Les hommes et les femmes se donnaient des poussés rudes, sans ménagement ni colère. Des enfants, portés dans les bras, criaient.

La foule augmentait sans cesse, avec une forte rumeur. Les exclamations et les appels, lancés à pleins poumons, passaient sur des centaines de têtes, allant au loin, ainsi que des mouettes glissent sur les vagues innombrables, avant l'orage. Des hommes du peuple qui portaient des viandes rouges sur leurs épaules nues, sifflaient, avec deux de leurs doigts, des notes stridentes. Une poussière épaisse s'élevait en brillant, dans le soleil.

Tout à coup, une voix tonna : «A la mer !» Ce fut une révélation. Cinq ou six mille personnes se mirent à hurler sans trêve, comme si elles fussent venues pour cela :«A la mer !... A la mer !... »

Les curieux de la première heure, les initiés, essayèrent de parlementer. On faillit les mettre en pièces, dans l'élan général. Sur la place, on s'écrasa jusqu'à ce qu'une trouée fût faite. Alors le tonneau, tournant comme une vrille formidablement emmanchée, pénétra dans la cohue. Il traversa des jardins et des places, une suite de quartiers, puis, s'enfonçant dans toute la longueur d'une rue droite, il vint se précipiter dans le Céphise.

La foule s'étendit rapidement sur la rive, curieuse de savoir pourquoi elle avait ainsi crié et couru.

Elle aperçut avec stupeur un tonneau de grandeur ordinaire qui prenait lentement le fil de l'eau, pendant que des énergumènes, longeant la berge, lui jetaient des pierres qui coulaient bas, sans l'atteindre.

Elle accompagna machinalement cette épave insolite qui s'en allait, avec un petit balancement, jusqu'à l'embouchure du fleuve.

Là, les citoyens d'Athènes, avant de retourner à leurs affaires urgentes, s'arrêtèrent un instant, pour rien, sans même avoir eu l'idée de rire.

Et devant leurs yeux le simple tonneau, tout paisible et débarrassé des hommes, partit sur les flots immenses où passent à tire-d'aile les navires aux voiles blanches et où le ciel se baigne à l'horizon.




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