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Catulle Mendès La Fille Garçon IntraText CT - Lecture du Texte |
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I Comme nous logions à Paris, dans la même maison, - Antoinette était la fille du propriétaire, - nous étions très vite devenus de très intimes camarades, elle, seize ans, moi, quatorze. Tous les soirs, après le dîner, pendant que nos deux familles, chacune dans son appartement, s’attardaient autour du dessert, nous avions des rendez-vous dans la cour à demi obscure, ou le gaz ne s’allumait pas encore, et, là, debout l’un à côté de l’autre, le dos contre la muraille, nous fumions la pipe avec acharnement. Chétif, et l’estomac débile, le tabac m’incommodait d’une façon sensible, me mettait dans la tête des roulis et des tangages. Mais j’essayais de faire bonne contenance, digne, plein du sentiment d’une fonction presque auguste, résolu, quoi qu’il arrivât, à remplir mon devoir jusqu’au bout, comme un prêtre malade continuerait à dire la messe et ne déserterait pas l’autel. Quant à Antoinette, qui me regardait de temps à autre du coin de l’oeil, non sans la pitié dédaigneuse d’un grognard pour un conscrit, elle ne semblait éprouver aucune gêne ; la tête un peu renversée, sans jamais retirer sa pipe de sa bouche, elle lançait, à d’égaux intervalles, dans un flic-flac claquant des lèvres, de puissants jets de fumée, ou bien, avec une fanfaronnade hautaine qui me comblait d’admiration, elle faisait jaillir la fumée de ses narines qui ressemblaient alors aux naseaux d’un jeune étalon. Car Antoinette était une créature robuste. Ses seize ans, dans leur épanouissement précoce, avaient des solidités et des carrures de vingt-cinquième année. Grande, et me paraissant l’être d’autant plus que j’étais, moi, plus petit ; un peu rude, avec des plénitudes de chair qui gonflaient et tendaient les étoffes, - l’air d’une statue mal dégrossie à qui l’on aurait mis une robe étroite, - elle se piétait, fortement. Ses cheveux noirs, coupés court, laissaient voir une nuque bistrée, ses yeux qui regardaient les gens en face et où la franchise était presque de l’impudence, sa grosse et large bouche rouge un peu duvetée d’ombre aux commissures des lèvres, et son petit col droit et son corsage d’amazone au gilet de toile écrue, lui donnaient un air garçonnier qui attend et provoque les aventures. Et ce n’était pas à fumer la pipe, - une pipe en terre de brique, où tenaient deux sous de tabac, - qu’elle bornait ses hardiesses ! Mal gardée par son père, architecte-inspecteur d’un théâtre de féerie, qui passait ses soirées dans le premier dessous à considérer par la fente des trappes le maillot des cabotines ; pas surveillée du tout par sa mère, obèse, gardant le fauteuil, et joueuse de whist enragée au point qu’elle faisait un « mort » tous les matins, après le déjeuner, avec sa cuisinière et son valet de chambre, Antoinette avait poussée à sa guise, la mauvaise plante qu’elle était ; jouant avec les gamins de la rue, qu’elle rossait dans le ruisseau, jacassant dans les écuries avec les cochers et les palefreniers, retenant des mots et des chansons, écoutant tout ce qui se dit, le soir, dans les couloirs des bonnes, et, dès qu’elle sut lire, dévorant tous les romans de la bibliothèque jamais fermée. Effrayés enfin, ses parents la mirent dans un pensionnat ; elle y bouleversa tout ! Elle bousculait les maîtresses, battait et embrassait les élèves, racontait des histoires qui eussent étonné des corps de garde, inventait des jeux où une armée de reîtres mettait à sac des couvents d’Ursulines, - tout les reîtres, c’était elle, - lisait, la nuit, dans le dortoir, à haute voix, des livres qu’une femme de chambre complaisante achetait pour elle chez un libraire de la rue de Sèze. On la rendit à sa famille, et ce fut alors que je devins son camarade épouvanté et ravi. Elle était extraordinaire. Ce qu’on ignore, elle le savait ; ce qu’on chuchote, elle le criait. Tous les cynismes de parole : un matin elle m’appela du haut de l’escalier : « Conçois-tu cela ? ma mère vient de renvoyer cette pauvre Mariette, parce que le cocher lui a fait un enfant ! » Les soirs où ses parents recevaient, elles avait des allures surprenantes ; je l’ai vue, renversée dans un fauteuil, mettre un pied sur le bord de la cheminée, entre la pendule et le candélabre, en disant : « Ah ! j’ai chaud ! » Quand il pleuvait, elle s’accoudait à la fenêtre et m’y faisait venir auprès d’elle pour regarder le retroussement des robes pardessus les flaques d’eau. Elle avait une manie : les petits poèmes libertins de la bibliothèque de son père étaient, affirmait-elle, des ouvrages expurgées, et, tous les mots honnêtes qui s’y trouvaient çà et là, elle les remplaçait, dans nos lectures, par les vrais mots, infâmes. Une fois que nous parlions de la chaste Suzanne convoitée à travers les branches par les deux vieillards : « Et toi, que ferais-tu, lui dis-je, - car nous avions pris tout de suite l’habitude de nous tutoyer, - si un homme te surprenait sortant du bain ? » Elle me répondit dans un rire : « Je le prierais de m’essuyer ! »
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