V
Le lendemain, Nic Deck et le
docteur Patak se préparaient à partir sur les neuf heures du matin.
L’intention du forestier était de remonter le col de Vulkan en se
dirigeant par le plus court vers le burg suspect.
Après le phénomène de la fumée du
donjon, après le phénomène de la voix entendue dans la salle du Roi Mathias,
on ne s’étonnera pas que toute la population fût comme affolée. Quelques
Tsiganes parlaient déjà d’abandonner le pays. Dans les familles, on ne
causait plus que de cela — et à voix basse encore. Allez donc contester
qu’il y eût du diable « du Chort » dans cette phrase si menaçante pour le
jeune forestier. Ils étaient là, à l’auberge de Jonas, une quinzaine, et
des plus dignes d’être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles.
Prétendre qu’ils avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela
était insoutenable. Pas de doute à cet égard ; Nic Deck avait été
nominativement prévenu qu’il lui arriverait malheur, s’il
s’entêtait à son projet d’explorer le château des Carpathes.
Et, pourtant, le jeune forestier
se disposait à quitter Werst, et sans y être forcé. En effet, quelque profit
que maître Koltz eût à éclaircir le mystère du burg, quelque intérêt que le
village eût à savoir ce qui s’y passait, de pressantes démarches avaient
été faites pour obtenir de Nic Deck qu’il revînt sur sa parole. Éplorée,
désespérée, ses beaux yeux noyés de larmes, Miriota l’avait supplié de ne
point s’obstiner à cette aventure. Avant l’avertissement donné par
la voix, c’était déjà grave. Après l’avertissement, c’était
insensé. Et, à la veille de son mariage, voilà que Nic Deck voulait risquer sa
vie dans une pareille tentative, et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne
parvenait pas à le. retenir...
Ni les objurgations de ses amis,
ni les pleurs de Miriota, n’avaient pu influencer le forestier.
D’ailleurs, cela ne surprit personne. On connaissait son caractère
indomptable, sa ténacité, disons son entêtement. il avait dit qu’il irait
au château des Carpathes, et, rien ne saurait l’en empêcher pas même
cette menace qui lui avait été adressée directement. Oui ! il irait au burg,
dût-il n’en jamais revenir !
Lorsque l’heure de partir
fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois Miriota sur son coeur, tandis
que la pauvre fille se signait du pouce, de l’index et du médius, suivant
cette coutume roumaine, qui est un hommage à la Sainte-Trinité.
Et le docteur Patak ?... Eh bien,
le docteur Patak, mis en demeure d’accompagner le forestier, avait essayé
de se dégager, niais sans succès. Tout ce qu’on pouvait dire, il
l’avait dit !... Toutes les objections imaginables, il les avait faites
!... Il s’était retranché derrière cette injonction si formelle de ne
point aller au château qui avait été distinctement entendue.
« Cette menace ne concerne que
moi, s’était borné à lui répondre Nic Deck.
— Et s’il
t’arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, est-ce que
je m’en tirerais sans dommage ?
— Dommage ou non, vous avez
promis de venir avec moi au château, et vous y viendrez, puisque j’y vais
! »
Comprenant que rien ne
l’empêcherait de tenir sa promesse, les gens de Werst avaient donné
raison au forestier sur ce point. Mieux valait que Nie Deck ne se hasardât pas
seul en cette aventure. Aussi le très dépité docteur, sentant qu’il ne
pouvait plus reculer, que c’eût été compromettre sa situation dans le
village, qu’il se serait fait honnir après ses forfanteries accoutumées,
se résigna, l’âme pleine d’épouvante. Il était bien décidé
d’ailleurs à profiter du moindre obstacle de route qui se présenterait
pour obliger son compagnon à revenir sur ses pas.
Nic Deck et le docteur Patak
partirent donc, et maître Koltz, le magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent
la conduite jusqu’au tournant de la grande route, où ils
s’arrêtèrent.
De cet endroit, maître Koltz
braqua une dernière fois sa lunette — elle tic le quittait plus —
dans la direction du burg. Aucune fumée ne se montrait à la cheminée du donjon,
et il eût été facile de l’apercevoir sur un horizon très pur, par une
belle matinée de printemps. Devait-on en conclure que les hôtes naturels ou
surnaturels du château avaient déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait
pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pensèrent, et c’était là
une raison décisive pour mener l’affaire jusqu’à complète
satisfaction.
On se serra la main, et Nic Deck,
entraînant le docteur, disparut à l’angle du col.
Le jeune forestier était en tenue
de tournée, casquette galonnée à large visière, veste à ceinturon avec le
coutelas engainé, culotte bouffante, bottes ferrées, cartouchière aux reins, le
long fusil sur l’épaule. il avait la réputation justifiée d’être un
très habile tireur, et, comme, à défaut de revenants, on pouvait rencontrer de
ces odeurs qui battent les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours
mal intentionné, il n’était que prudent d’être en mesure de se
défendre.
Quant au docteur, il avait cru
devoir s’armer d’un vieux pistolet à pierre, qui ratait trois coups
sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour
le cas probable où il serait nécessaire de se frayer passage à travers les
épais taillis du Plesa. Coiffé du large chapeau des campagnarde, boutonné sous
son épaisse cape de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce
n’est pas toutefois ce lourd attirail qui l’empêcherait de
décamper, si l’occasion s’en présentait.
Nic Deck et lui s’étaient
également munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de
pouvoir au besoin prolonger l’exploration.
Après avoir dépassé le tournant de
la route, Nic Deck et le docteur Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le
long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à
travers les ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l’ouest. Il
eût été plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce
qui eût réduit la distance d’un tiers, car le Nyad prend sa source entre
les replis du plateau d’Orgall. Mais, d’abord praticable, la berge,
profondément ravinée et barrée de hautes roches, n’aurait plus livré
passage, mérite à des piétons. Il y avait dès l’ors nécessité de couper
obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu’ils
auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.
C’était, d’ailleurs,
le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au temps où il était habité par
le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col
de Vulkan et la vallée de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui
avait été ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux
envahissements de la végétation, obstruée par l’inextricable fouillis des
broussailles, c’est en vain qu’on y eût cherché la trace
d’une sente ou d’une tortillère.
Au moment d’abandonner le
lit profondément encaissé du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck
s’arrêta afin de s’orienter. Le château n’était déjà plus
visible. Il ne le redeviendrait qu’au-delà du rideau des forêts qui
s’étageaient sur les basses petites de la montagne, — disposition
commune à tout le système orographique des Carpathes. L’orientation
devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. On ne pouvait
l’établir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient
alors les lointaines crêtes vers le sud-est.
« Tu le vois, forestier, dit le
docteur, tu le vois !... il n’y a pas même de chemin... ou plutôt, il
n’y en a plus !
— Il y en aura, répondit
Nic Deck.
— C’est facile à
dire, Nic...
— Et facile à faire, Patak.
— Ainsi, tu es toujours
décidé ?... »
Le forestier se contenta de
répondre par un signe affirmatif’ et prit route à travers lés arbres.
A ce moment, le docteur éprouva
une fière envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se
retourner, lui jeta un regard si résolu que le poltron ne jugea pas à propos de
rester en arrière.
Le docteur Patak avait encore un
dernier espoir c’est que Nic Deck rie tarderait pas à s’égarer au
milieu du labyrinthe de ces bois, où son service ne l’avait jamais amené.
Mais il comptait sans ce flair merveilleux, cet instinct professionnel, cette
aptitude « animale » pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres
indices, projection des branches en telle ou telle direction, dénivellation du
sol, teinte des écorces, nuance variée des mousses selon qu’elles sont
exposées aux vents du sud ou du nord. Nie Deck était trop habile en son métier,
il l’exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre,
même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d’un
Bas-de-Cuir ou d’un Chingachgook au pays de Cooper.
Et, pourtant, la traversée de
cette zone d’arbres allait offrir de réelles difficultés. Des ormes, des
hêtres, quelques-uns de ces érables qu’on nomme « faux platanes », de
superbes chênes, en occupaient les premiers plans jusqu’à l’étage
des bouleaux, des pins et des sapins, massés sur les croupes supérieures à la
gauche du col. Magnifiques, ces arbres, avec leurs troncs puissants, leurs
branches chaudes de sève nouvelle, leur feuillage épais, s’entremêlant de
l’un à l’autre pour former une cime de verdure que les rayons du
soleil ne parvenaient pas à percer.
Cependant le passage eût été
relativement facile en se courbant sous les basses branches. Mais quels
obstacles à la surface du sol, et quel travail il aurait fallu pour
l’essarter, pour le dégager des orties et des ronces, pour se garantir
contre ces milliers d’échardes que le plus léger attouchement leur
arrache ! Nic Deck n’était pas homme à s’en inquiéter,
d’ailleurs, et, pourvu qu’il pût gagner à travers le bois, il ne se
préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il est vrai, ne
pouvait être que très lente dans ces conditions, — fâcheuse aggravation,
car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à atteindre le burg dans
l’après-midi. Il ferait encore assez jour pour qu’ils pussent le
visiter, — ce qui leur permettrait d’être rentrés à Werst avant la
nuit.
Aussi, la hachette à la main, le
forestier travaillait-il à se frayer un passage au milieu de ces profondes
épinaies, hérissées de baïonnettes végétales, où le pied rencontrait un terrain
inégal, raboteux, bossue de racines ou de souches, contre lesquelles il
buttait, quand il ne s’enfonçait pas dans une humide couche de feuilles
mortes que le vent n’avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient
comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette
pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, lorsque
quelque sarment s’accrochait à sa veste, comme une griffe qui eût voulu
le retenus Noir ! il n’était point rassuré, le pauvre homme. Mais,
maintenant, il n’eût as osé revenir seul en arrière, et il
s’efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable
compagnon.
Parfois dans la forêt
apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une averse de lumière y pénétrait.
Des couples de cigognes noires, troublées dans leur solitude,
s’échappaient des hautes ramures et filaient à grands coups d’aile.
La traversée de ces clairières rendait la marche plus fatigante encore. Là, en
effet, s’étaient entassés, énorme jeu de jonchets, les arbres abattus par
l’orage ou tombés de vieillesse, comme si la hache du bûcheron leur eût
donné le coup de mort. Là gisaient d’énormes troncs, rongés de
pourriture, que charroi ne devait entraîner jusqu’au lit de la Sil
valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, parfois impossibles à tourner,
Nie Deck et son compagnon avaient fort à faire. Si le jeune forestier, agile,
souple, vigoureux, parvenait à s’en tirer, le docteur Patak, avec ses
jambes courtes, son ventre bedonnant, essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter
des chutes, qui obligeaient à lui venir en aide.
— Tu verras, Nic, que je
finirai par me casser quelque membre ! répétait-il.
— Vous le raccommoderez.
— Allons, forestier, sois
raisonnable... Il ne faut pas s’acharner contre l’impossible ! »
Bah ! Nic Deck était déjà en
avant, et le docteur, n’obtenant rien, se hâtait de le rejoindre.
La direction suivie
jusqu’alors, était-ce bien celle qui convenait pour arriver en face du
burg ? Il eût été malaisé de s’en rendre compte. Cependant, puisque le
sol ne cessait de monter, il y avait lieu de s’élever vers la lisière de
la forêt, qui fut atteinte à trois heures de l’après-midi.
Au-delà, jusqu’au plateau
d’Orgall, s’étendait le rideau des arbres verts, plus clairsemés à
mesure que le versant du massif gagnait en altitude.
En cet endroit, le Nyad
reparaissait au milieu des roches, soit qu’il se fût infléchi au
nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela donna au jeune
forestier la certitude qu’il avait fait bonne route, puisque le ruisseau
semblait sourdre des entrailles du plateau d’Orgall.
Nie Deck ne put refuser au
docteur une heure de halte au bord du torrent. D’ailleurs,
l’estomac réclamait son dû aussi impérieusement que les jambes. Les
bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la gourde du docteur et celle
de Nic Deck. En outre, une eau limpide et fraîche, filtrée aux cailloux du
fond, coulait à quelques pas. Que pouvait-on désirer de plus ? On avait
beaucoup dépensé, il fallait réparer la dépense.
Depuis leur départ, le docteur
n’avait guère eu le loisir de causer avec Nic Deck, qui le précédait
toujours. Mais il se dédommagea, dès qu’ils furent assis tous les deux
sur la berge du Nyad. Si l’un était peu loquace, l’autre était volontiers
bavard. D’après cela, on ne s’étonnera pas que les questions
fussent très prolixes, et les réponses très brèves.
« Parlons un peu, forestier, et
parlons sérieusement, dit le docteur.
— je vous écoute, répondit
Nic Deck.
— je pense que si nous
avons fait halte en cet endroit, c’est pour reprendre des forces.
— Rien de plus juste.
— Avant de revenir à
Werst...
— Non... avant
d’aller au burg.
— Voyons, Nic, voilà six
heures que nous marchons,
et c’est à peine si nous
sommes à mi-route...
— Ce qui prouve que nous
n’avons pas de temps à perdre.
— Mais il fera nuit,
lorsque nous arriverons devant le château, et comme j’imagine, forestier,
que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra
attendre le jour...
— Nous l’attendrons.
— Ainsi tu ne veux pas
renoncer à ce projet, qui n’a pas le sens commun ?...
— Non.
— Comment ! Nous voici
exténués, ayant besoin d’une bonne table dans une bonne salle, et
d’un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à passer la nuit en
plein air ?...
— Oui, si quelque obstacle
nous empêche de franchir l’enceinte du château.
— Et s’il n’y a
pas d’obstacle ?...
— Nous irons coucher dans
les appartements du donjon.
— Les appartements du
donjon ! s’écria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je
consentirai à rester toute une nuit à l’intérieur de ce maudit burg...
— Sans doute, à moins que
vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.
— Seul, forestier !... Ce
n’est point ce qui est convenu, et si nous devons nous séparer,
j’aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village
! — Ce qui est convenu, docteur Patak, c’est que vous me suivrez
jusqu’où j’irai...
— Le jour, oui !... La
nuit, non !
— Eh bien, libre à vous de
partir, et tâchez de ne point vous égarer sous les futaies. »
S’égarer, c’est bien
ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, n’ayant pas
l’habitude de ces interminables détours à travers les forêts du Plesa, il
se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D’ailleurs,
d’être seul, lorsque la nuit serait venue — une nuit très noire
peut-être —, de descendre les pentes du col au risque de choir au fond
d’un ravin, ce n’était pas pour lui agréer. Quitte à ne point
escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier s’y
obstinait, mieux valait le suivre jusqu’au pied de l’enceinte. Mais
le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.
« Tu sais bien, mon cher Nic,
reprit-il, que je ne consentirai jamais à me séparer de toi... Puisque tu
persistes à te rendre au château, je ne te laisserai pas y aller seul.
— Bien parlé, docteur
Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là.
— Non... encore un mot,
Nic. S’il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas
chercher à pénétrer dans le burg...
— Ce que je vous promets,
docteur, c’est de faire l’impossible pour y pénétrer, c’est
de ne pas reculer d’une semelle, tant que je n’aurai pas découvert
ce qui s’y passe.
— Ce qui s’y passe,
forestier ! s’écria le docteur Patak en haussant les épaules. Mais que
veux-tu qu’il s’y passe ?...
— Je n’en sais rien,
et comme je suis décidé à le savoir, je le saurai...
— Encore faut-il pouvoir y
arriver, à ce château du diable ! répliqua le docteur, qui était à bout
d’arguments. Or, si j’en juge par les difficultés que nous avons
éprouvées jusqu’ici, et par le temps que nous a coûté la traversée des
forêts du Plesa, la journée s’achèvera avant que nous soyons en
vue..— je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les hauteurs du massif,
les sapinières sont moins embroussaillées que ces futaies d’ormes,
d’érables et de hêtres. — Mais le sol sera rude à monter !
— Qu’importe,
s’il n’est pas impraticable.
Mais je me suis laissé dire que
l’on rencontrait des ours aux environs du plateau d’Orgall !
— J’ai mon fusil, et
vous avez votre pistolet pour vous défendre, docteur.
— Mais si la nuit vient,
nous risquons de nous perdre dans l’obscurité !
— Non, car nous avons
maintenant un guide, qui, je l’espère, ne nous abandonnera plus.
— Un guide ? »
s’écria le docteur.
Et il se releva brusquement pour jeter
un regard inquiet autour de lui.
« Oui, répondit Nie Deck, et ce
guide, c’est le torrent du Nyad. Il suffira de remonter sa rive droite
pour atteindre la crête même du plateau où il prend sa source. je pense donc
qu’avant deux heures, nous serons à la porte du burg, si nous nous
remettons sans tarder en route.
— Dans deux heures, à moins
que ce ne soit dans six !
— Allons, êtes-vous prêt
?...
— Déjà, Nic, déjà !... Mais
c’est à peine si notre halte a duré quelques minutes !
— Quelques minutes qui font
une bonne demi-heure.
— Pour la dernière fois,
êtes-vous prêt ?
— Prêt... lorsque les
jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu sais bien que je n’ai
pas tes jarrets de forestier, Nie Deck !... Mes pieds sont gonflés, et
c’est cruel de me contraindre à te suivre...
— A la fin, vous
m’ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Bon voyage ! »
Et Nic Deck se releva.
« Pour l’amour de Dieu,
forestier, s’écria le docteur Patak, écoute encore !
— Écouter vos sottises !
— Voyons, puisqu’il
est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet endroit, pourquoi ne pas camper
sous l’abri de ces arbres ?... Nous repartirions demain dès l’aube,
et nous aurions toute la matinée pour atteindre le plateau...
— Docteur, répondit Nic
Deck, je vous répète que mon intention est de passer la nuit dans le burg.
— Non ! s’écria le
docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... je saurai bien t’en
empêcher...
— Vous !
— Je m’accrocherai à
toi... je t’entraînerai !... je te battrai, s’il le faut... »
Il ne savait plus ce qu’il
disait, l’infortune Patak.
Quant à Nic Deck, il ne lui avait
même pas répondu, et, après avoir remis son fusil en bandoulière, il fit
quelques pas en se dirigeant vers la berge du Nyad.
« Attends... attends !
s’écria piteusement le docteur. Quel diable d’homme !... Un instant
encore !... J’ai les jambes raides... mes articulations ne fonctionnent
plus... »
Elles ne tardèrent pourtant pas à
fonctionner, car il fallut que l’ex-infirmier fit trotter ses
petitesjambes pour rejoindre le forestier, qui ne se retournait même pas.
Il était quatre heures. l, es
rayons solaires, effleurant la crête du Plesa, qui ne tarderait pas à les
intercepter, éclairaient d’un jet oblique les hautes branches de la
sapinière. Nic Deck avait grandement raison de se hâter, car ces dessous de
bois s’assombrissent en peu d’instants au déclin du jour.
Curieux et étrange aspect que
celui de ces forêts où se groupent les rustiques essences alpestres. Au lieu
d’arbres contournés, déjetés, grimaçants, se dressent des fûts droits,
espacés, dénudés jusqu’à cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs
racines, des troncs sans nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure
persistante. Peu de broussailles ou d’herbes enchevêtrées à leur base. De
longues racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis
par le froid. Un sol tapissé d’une mousse jaunâtre et rase, faufilée de
brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un talus raide
et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives entament le
cuir— le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu de cette
sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il fallait une
souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de membres, qui ne se
retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck n’eût mis qu’une
heure, s’il eût été seul, et il lui en coûta trois avec
l’impedimentum de son compagnon, s’arrêtant pour l’attendre,
l’aidant à se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites
jambes. Le docteur n’avait plus qu’une crainte, — crainte
effroyable : c’était de se trouver seul au milieu de ces mornes
solitudes.
Cependant, si les pentes
devenaient plus pénibles à remonter, les arbres commençaient à se raréfier sur
la haute croupe du Plesa. Ils ne formaient plus que des bouquets isolés, de
dimension médiocre. Entre ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes,
qui se dessinaient à l’arrière-plan et dont les linéaments émergeaient
encore des vapeurs du soir.
Le torrent du Nyad, que le
forestier n’avait cessé de côtoyer jusqu’alors, réduit à ne plus
être qu’un ruisseau, devait sourdre à peu de distance. A quelques
centaines de pieds au-dessus des derniers plis du terrain s’arrondissait
le plateau d’Orgall, couronne par les constructions du burg.
Nic Deck atteignit enfin ce
plateau, après un dernier coup de collier qui réduisit le docteur à
l’état de masse inerte. Le pauvre homme n’aurait pas eu la force de
se traîner vingt pas de plus, et il tomba comme le boeuf qui s’abat sous
la masse du boucher.
Nie Deck se ressentait à peine de
la fatigue de cette rude ascension. Debout, immobile, il dévorait du regard ce
château des Carpathes, dont il ne s’était jamais approché.
Devant ses yeux se développait
une enceinte crénelée, défendue par un fossé profond, et dont l’unique pont-levis
était redressé contre une poterne, qu’encadrait un cordon de pierres.
Autour de l’enceinte, à la
surface du plateau d’Orgall, tout était abandon et silence.
Un reste de jour permettait
d’embrasser l’ensemble. du burg qui s’estompait confusément au
milieu des ombres du soir. Personne ne se montrait au-dessus du parapet de la
courtine, personne sur la plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse
circulaire du premier étage. Pas un filet de fumée ne s’enroulait autour
de l’extravagante girouette, rongée d’une rouille séculaire.
« Eh bien, forestier, demanda le
docteur Patak, conviendras-tu qu’il est impossible de franchir ce fossé,
de baisser ce pont-levis, d’ouvrir cette poterne ? »
Nic Deck ne répondit pas. Il se
rendait compte qu’il serait nécessaire de faire halte devant les murs du
château. Au milieu de cette obscurité, comment aurait-il pu descendre au fond
du fossé et s’élever le long de l’escarpe pour pénétrer dans
l’enceinte ? Évidemment, le plus sage était d’attendre l’aube
prochaine, afin d’agir en pleine lumière.
C’est ce qui fut résolu au
grand ennui du forestier, mais à l’extrême satisfaction du docteur.
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